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Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

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[p. 480 sans texte, p. 481]

Le Sixième Livre

de la République

CHAPITRE I

De la Censure, et s'il est expédient de lever le nombre des sujets

et [de] les contraindre de bailler par déclaration les biens qu'ils ont

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Jusqu'ici nous avons discouru et déduit amplement la première partie de la définition de la République, à savoir droit gouvernement de plusieurs ménages, avec puissance souveraine, et de ce qui dépend [de cette] définition ; reste maintenant à parler de la seconde partie, à savoir de ce qui est commun à la République, et qui gît en ménagerie [i.e. administration] des finances, du domaine, des rentes et revenus, tailles et impôts, monnaies, et autres charges pour l'entretien de la République ; et, afin d'entendre [ces choses], disons en premier lieu de la censure. Census en bons termes, n'était rien d'autre chose que l'estimation des biens d'un chacun. Et d'autant que nous avons à traiter des finances, il est besoin de parler de la censure, et montrer que de tous les Magistrats d'une République, il n'y en a [p. 482] guère de plus nécessaires ; et, si la nécessité y est évidente, encore est l'utilité plus grande, soit pour entendre le nombre et qualité des personnes, soit pour l'estimation et déclaration des biens d'un chacun, soit pour régler et morigéner les sujets. Et [je] m’ébahis [de voir] comment une chose si belle, si utile et si nécessaire est délaissée, vu que tous les peuples Grecs et Latins de toute ancienneté en ont usé, les uns, tous les ans, dit Aristote, les autres de trois, ou quatre, ou cinq en cinq ans, faisant l'estimation des biens d'un chacun en particulier. De quoi Démosthène ayant fait extrait aux papiers

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censiers, disait, parlant au peuple, que tout le revenu du territoire d'Attique [se] montait à soixante mille talents, ou trente et six millions d'écus couronne.

Les Grecs avaient des Censeurs. Aussi les Romains imitateurs des Grecs ès choses louables, surent très bien empoigner cette coutume, et la porter en Rome. Ce que fît le roi Servius, qui, pour cette cause, est fort loué des historiens. Et [bien] que le peuple eût aboli et cassé tous les édits et ordonnances des Rois, après leur avoir donné la chasse, si est-ce, toutefois, que la censure demeura comme le fondement des finances, des impôts et charges publiques, et fut continuée en la personne des Consuls.

Les Latins et Romains avaient [des] Censeurs. Et depuis que les Consuls furent distraits, pour les affaires de la guerre, on érigea l'office des Censeurs, soixante et six ans après que les Consuls l'avaient exercé. Et les premiers appelés Censeurs furent L. Papirius et L. Sempronius, qui eurent l'état pour cinq ans, mais dix ans après L. Aemilius Mamercus retrancha le temps de la Censure à dix-huit mois. Et tôt après la coutume fut suivie par toutes les villes d'Italie, et [pareillement dans les] Colonies Romaines, qui apportaient en Rome les papiers censiers. Depuis, cet état fut toujours continué, et même [p. 483] le Dictateur César prit la peine d'aller de maison en maison faire l'office de Censeur, [bien] qu'il s'appelât Magister morum. Et sitôt que l'Empereur Auguste fut de retour en Rome, après la victoire de Marc Antoine, le Sénat par arrêt lui donna la charge de Censeur l'appelant Praefectum morum. Et [il] fit trois fois le dénombrement des citoyens Romains, et des biens d'un chacun, et non pas seulement des bourgeois Romains qui étaient épars en tout l'Empire, [mais] aussi de tous les sujets de chacune province. Aussi n'y eut-il [jamais] empereur qui laissât un plus bel état de tout l'Empire que celui-là. Depuis, l'état fut discontinué sous la tyrannie de Tibère, et [fut] repris par Claude l'Empereur, qui fit le soixantequatorzième lustre ; et [fut] délaissé sous Néron ; et, derechef, [l'état fut] continué sous Vespasien, qui fit le soixante-quinzième lustre ; et [il fut] délaissé sous la tyrannie de Domitien, qui se nomma Censeur perpétuel, et ne fit pas un seul lustre. Cent cinquante ans après, ou environ, l'Empereur Decius fit déclarer par le Sénat, Balérien Censeur, avec une puissance infinie, et depuis que cet office fut délaissé, l'empire ne fit plus que décliner. Vrai est que les Empereurs de Grèce érigèrent bien un office, qu'ils appelèrent Magistrum census, pour recevoir les insinuations, les testaments, les actes publics, les nom et âge d'un chacun, non pas toutefois avec telle dignité ni puissance que les anciens Censeurs. Mais il est bien certain que toutes les villes sujettes à l'Empire Romain avaient encore des Censeurs sous l'Empereur Trajan, et que les Sénateurs de chacune ville étaient élus par les Censeurs, comme on peut voir en une épître de Pline le jeune à Trajan l'Empereur. Et, sans aller plus loin qu'en ce royaume, nous lisons que le Roi Childebert, à la suasion et instance de Maroveus, Évêque de Poitiers, fit un édit, par lequel il ordonna qu'on levât le dénombrement des sujets et des biens d'un [p. 484] chacun ; comme il se fait encore quelquefois à Venise, à Gênes, à Luques, où il y a des Censeurs en titre d'office. Et [de même] à Venise, l'an 1566, on fit trois Magistrats qui furent appelés, SEIGNORI SOPRA IL BEN VIVERE DE LA CITA. L'année auparavant j'avais mis en lumière un livre, auquel parlant de leur état, je disais qu'en un si grand nombre d'officiers

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qu'ils ont, ils avaient oublié le plus nécessaire, qui étaient les Censeurs. Toutefois, ils n'ont pas voulu les nommer Censeurs, craignant, peut-être, que la sévérité du nom diminuât la liberté de cette ville-là, fondue en plaisirs et voluptés. La République de Genève au lieu de Censeurs y a député dix anciens, qui sont élus comme Magistrats, à savoir quatre du conseil des soixante, et six du conseil des deux cents, qui tiennent les sujets de cette République-là tellement en bride, qu'il demeure bien peu de forfaits impunis. Et [il] ne faut douter que leur République ne fleurisse en bonnes mœurs tant qu'ils tiendront la main aux anciens. On voit donc qu'il n'y a guère eu de République bien ordonnée, qui n'ait usé de Censeurs et de censure.

En quoi plusieurs s'abusent, qui pensent que David fut repris et puni d'avoir levé le nombre des sujets, vu que Dieu même commanda à Moïse de le faire après avoir sorti d'Égypte, et depuis encore devant que d'entrer en la Palestine ; et non seulement le nombre, [mais] aussi les familles et noms d'un chacun par le menu, auparavant qu'ils eussent rien conquêté. Mais la faute que fit David, fut d'oublier le commandement de Dieu, qui portait, quand on lèverait le nombre du peuple, que chacun offrit à Dieu deux drachmes d'argent, comme Joseph a très bien remarqué ; aussi le texte de la loi y est formel. Et peut-être que c’était pour ôter l'impiété des Païens, lesquels, en levant le nombre des sujets, faisaient offrir à leurs dieux quelque pièce d'argent par tête, [p. 485] comme en cas pareil Dieu commande qu'on répande le sang des hosties sacrifiées dessus, et aux côtés de l'autel, parce qu'ils avaient accoutumé [de] l'offrir aux diables, ce qui leur est expressément défendu par la loi. Et [il] semble que le Roi Servius avait emprunté cette cérémonie des peuples d'Orient, quand il ordonna un tronc dedans l'Église de Juno Lucina, où l'on mettait un denier pour chacun qui naissait ; et un autre au temple de Juventa, où l'on mettait aussi un denier pour chacun qui avait atteint dix-sept ans, [ce] qui était l'âge [auquel] on prenait la toge simple sans pourpre ; et le troisième était au temple de Vénus Libitine, où l'on mettait un denier pour chacun qui mourait. Et cette coutume demeura toujours, [bien] que la Censure fût délaissée, tout ainsi qu'en Athènes on se faisait enregistrer à quatorze ans aux registre de la République.

Dénombrement du peuple élu de Dieu. Mais le dénombrement du peuple que Dieu commanda être fait, n'était que de ceux qui pouvaient porter les armes, depuis vingt ans et au-dessus, où il semble que les vieillards sexagénaires n'étaient pas compris ; et néanmoins, il s'en trouva de compte fait par noms et par têtes six cent trente mille cinq cent cinquante, outre la lignée de Lévi qui en avait vingt et deux mille, depuis un mois, et au-dessus, [ce] qui était en tout deux mille cinq cent cinquante. Et quarante ans après que le nombre fut levé, et que tous ceux qui avaient sorti étaient morts, hormis Moïse, Josué et Caleb, il s'en trouva six cent vingt-quatre mille sept cent septante et trois, y compris les Lévites, sans les femmes, les esclaves, les vieillards et la jeunesse au-dessous de vingt ans, qui étaient pour le moins deux fois autant. /.../

Les utilités qu'on peut recueillir du dénombrement des sujets. Or, les utilités qui revenaient au public du dénombrement qui se faisait, étaient infinies. Car [p. 486] premièrement quant aux personnes, on savait et le nombre, et l'âge, et la qualité, et combien on en pourrait tirer, [que ce] fût pour aller en guerre, [que ce] fût pour demeurer, [que ce] fût pour envoyer en colonies, [que ce] fût pour employer aux

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labeurs, et corvées des réparations et fortifications publiques, [que ce] fût pour savoir les provisions ordinaires et les vivres qui étaient nécessaires aux habitants de chacune ville, et principalement quand il fallait soutenir le siège des ennemis, à quoi il est impossible de remédier, si on ne sait le nombre des sujets. Et quand il n'y aurait que le bien qui revient de savoir l'âge de chacun, on retranche un million de procès et différends, qui sont intentés pour les restitutions et actes concernant la minorité ou majorité des personnes. [Ce] qui fut la principale occasion pourquoi le Chancelier Poyet, entre les ordonnances louables qu'il fit publier, voulut que les Curés feraient registre de ceux qui naissent ; mais d'autant que les registres ne sont point gardés comme il faut, l'ordonnance est aussi mal exécutée.

Moyen de retrancher les procès. Et pour le regard de la qualité on voit une infinité de procès pour la noblesse, qui seraient retranchés par ce moyen, et les procès de fausseté, pour le déguisement des noms, des parents, du pays, de l'état et qualité d'un chacun, où, par faute de Censeurs et de papiers censiers, on ne voit goutte. Cela s'aperçut au nombre des bourgeois d'Athènes que leva Périclès, pour les prérogatives et privilèges qu'ils avaient par-dessus les étrangers, il se trouva treize mille trois cent soixante bourgeois, et cinq mille étrangers, qui se portaient en qualité de bourgeois, qui furent vendus comme esclaves. Davantage, pour régler et ordonner les états, corps et collèges selon les biens et l'âge d'un chacun, comme il se faisait en Rome et en Grèce, il est plus que nécessaire de savoir le nombre des [p. 487] sujets ; et pour recueillir les voix ès élections, le nombre est aussi requis ; pour départir le peuple en dizaines, centaines, milliers, il est requis aussi de savoir le nombre du peuple.

Moyen de chasser les vagabonds et vermine de la République. Mais l'un des plus grands et principaux fruits qu'on peut recueillir de la Censure et dénombrement des sujets, c'est qu'on peut connaître de quel état, de quel métier chacun se mêle, de quoi il gagne sa vie, afin de chasser des Républiques les mouches guêpes qui mangent le miel des abeilles, et bannir les vagabonds, les fainéants, les voleurs, les pipeurs, les rufiens, qui sont au milieu des gens de bien, comme les loups entre les brebis : on les verrait, on les marquerait, on les connaîtrait partout. Et quant au dénombrement des biens, il n'est pas moins requis, que des personnes. Cassiodore en parle ainsi : Orbis Romanus agris divisus, censuque descriptus est, ut possessio sua nulli haberetur incerta, quam pro tributorum susceperat quantitate solvenda. Si donc tout le pourpris de l'Empire Romain était baillé par dénombrement, afin qu'on sût les charges que chacun devait porter, eu égard aux biens qu'il avait, combien est-il plus nécessaire à présent, où il y a mille sortes d'impôts en toutes Républiques, que les anciens n'ont jamais connus ?

Moyens d'égaler les charges et impôts selon les biens d'un chacun. Ce point-là est de telle conséquence qu'il doit suffire, quand il n'y aurait autre chose, pour faire qu'un chacun apporte par déclaration les biens et revenus qu'il a, comme il s'est fait en Provence l'an 1471, ce qui, depuis, a découvert à vue d'œil, que le tiers était opprimé par les deux autres, si par ce moyen on n'y eût pourvu par l'édit du Roi François Ier fait l'an 1534, et autre édit [fait] par son successeur, sur lequel les trois états de Provence étant entrés en grands procès évoqués au Parlement[p. 488] de Paris, fut dit par arrêt provisionnel, que toutes personnes de quelque qualité qu'elles fussent,

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payeraient les charges et impôts suivant les Cadastres faits l'an 1471, qu'il se trouva trois mille feux distribués au solde la livre, sans avoir égard aux familles ni aux personnes, [mais] aux terres contribuables. On fut contraint aussi, l'an 1516, pour les décimes [de] faire [les] dénombrements et déclarations de tous les bénéfices de ce Royaume ; et néanmoins les changements survenus requièrent [de] nouveaux dénombrements, car tel bénéficier paye plus de la moitié, l'autre ne paye pas la trentième partie pour les décimes. Le semblable fut requis par l'Avocat du Roi, Marillac, pour les fouages de Provence. Par ce moyen, il serait pourvu aux justes plaintes et doléances des pauvres, que les riches ont accoutumé de charger, et s'exempter en tout le Royaume de France aussi bien qu'en Provence et Languedoc ; par ce moyen, les séditions, qui sont ordinaires en toute République, pour l'inégalité des charges, cesseraient. Et qui plus est, tous les procès qui sont par-devant les juges des aides, seraient coupés ou retranchés pour la plupart par les racines. /.../

La censure [est] contraire aux méchants. Et c'est principalement contre les méchants, qu'il faut que la Censure ait lieu. Et de fait, anciennement, chacun Romain faisait un registre de toutes ses actions, et de sa dépense, et de tous ses biens ; mais sur le déclin de l'Empire, alors que les vices commencèrent à bouter, on cessa, dit Asconius, parce que plusieurs étaient condamnés par leurs registres. Et je trouve qu'il n'y a jamais eu que les tyrans, les usuriers, les larrons, les cessionnaires, qui ont eu en haine la censure, et empêché, tant qu'ils ont pu, que le dénombrement des biens ne se fit, comme j'ai remarqué de Tibère, Caligula, Néron, Domitien. C'est donc une pure moquerie de mettre en fait que cela servirait aux [p. 489] tyrans pour faire exactions sur le peuple, car il n'y a tyran si cruel qui ne prît plus volontiers sur le riche que sur le pauvre ; et, par faute de Censure, les pauvres sont écorchés, et les riches se sauvent toujours. Aussi voit-on que, par les menées des riches bourgeois et usuriers Romains, de six Censeurs élus consécutivement en un an, pas un seul ne put vaquer à la Censure. De quoi les Tribuns, faisant leurs plaintes devant le peuple, disaient que les Sénateurs craignaient les registres et enseignements publics, qui découvraient les biens d'un chacun, et les dettes actives et passives, par lesquelles on eût connu [qu'une] partie des bourgeois était foulée par l’autre et rongée d'usures ; et, dès lors, les Tribuns déclarèrent qu'ils n'endureraient pas [qu'] un débiteur [fût] adjugé aux créanciers, ni enrôlé pour aller en guerre, qu'on n'eût vu par déclaration les dettes d'un chacun, afin d'y pourvoir ainsi qu'on verrait être à faire par raison. Alors les débiteurs s'assemblent autour du Tribun, pour lui prêter confort et aide. Pourquoi donc le droit créancier craindrait-il qu'on vît les dettes par lui contractées ? Pourquoi ne voudrait-il qu'on connût les successions légitimes à lui dévolues ? Pourquoi empêcherait-il qu'on aperçût les biens justement acquis par son industrie et labeur ? Cela lui tournera toujours à louange et honneur, et s'il est homme de bien, s'il aime la conservation de la République, le soulagement des pauvres, il ne fera point de difficulté de bailler ses biens par déclaration pour en aider au public quand il sera besoin. Et s'il est méchant, s'il est usurier, concussionnaire, larron du public, voleur des particuliers, il a bien raison d'empêcher et de s'opposer tant qu'il pourra que ses biens, sa vie, ses actions ne soient connues. Mais ce n'est pas la raison qu'on demande l'avis aux taverniers, s'il faut supprimer les cabarets ; ni aux femmes dissolues, s'il faut ôter le bordeau ; ni aux banquiers, [p. 490] s'il faut abolir les usures ; ni aux méchants, s'il faut avoir des

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Censeurs. Or, tous les anciens Grecs et Latins ont toujours parlé de la Censure comme d'une chose divine, et qui a conservé la grandeur de l'Empire des Romains tant que les Censeurs ont été en crédit. /.../

Les plus grands et plus fréquents vices, châtiés par la Censure, qui sont passés par souffrance des lois. On sait assez que les plus détestables vices, et qui plus gâtent la République, ne viennent jamais en jugement ; la perfidie n'est jamais punie par la loi, [ce] qui est l'un des vices des plus abominables. Mais les Censeurs, dit Cicéron, n'étaient si curieux de chose du monde, que de punir le parjure. Les ivrogneries, les jeux de hasard, les paillardises et lubricités sont permises avec une licence débordée : et qui peut y remédier que la Censure ? On voit aussi la plupart des Républiques remplies de vagabonds, de fainéants, de rufiens, qui corrompent et de fait et d'exemple tous les bons sujets ; et toutefois il n'y a moyen de chasser cette vermine que par la Censure.

Raison nécessaire pour rétablir la Censure. Combien qu'il y a une raison spéciale, qui montre que la Censure est plus nécessaire qu'elle ne fut [jamais], d'autant qu'il y avait anciennement en chacune famille justice haute, moyenne, et basse, le père sur les enfants, le seigneur sur ses esclaves, avait puissance de la vie et de la mort en souveraineté, s'il faut ainsi parler, et en dernier ressort ; et le mari sur la femme avait même puissance en quatre cas, comme nous avons dit en son lieu. Mais à présent que tout cela cesse, quelle justice peut-on espérer de l'impiété des enfants envers les pères et mères ? du mauvais gouvernement entre gens mariés ? du mépris envers les maîtres ? Combien voit-on de filles vendues et déshonorées par les parents [eux]- mêmes ? ou qui souffrent plutôt être abandonnées [p. 491] que mariées ? Il n'y a moyen d'y remédier que par la Censure. Je ne parle point ici de la conscience envers Dieu, qui est la première et principale chose de laquelle il faut en toute famille et République être le plus soigneux, chose qui a toujours été réservée aux Pontifes, Évêques et Surveillants, et à laquelle les Magistrats doivent surtout tenir la main. Car combien que la loi de Dieu commande 1 que chacun comparaisse devant lui aux trois grandes fêtes de l'an, pour le moins, si est-ce qu'il s'en trouve qui n'y vont aucunement. Et, peu à peu, du mépris de la Religion, est sortie une secte détestable d'Athéistes, qui n'ont rien que blasphèmes en la bouche, et le mépris de toutes [les] lois divines et humaines : dont il s'ensuit une infinité de meurtres, parricides, empoisonnements, trahisons, parjures, adultères, incestes, car il ne faut pas attendre que les Princes et Magistrats rangent sous l'obéissance des lois les sujets qui ont foulé aux pieds toute Religion. Toutefois, cela dépend des Surveillants ou des Censeurs, qui emploient les lois divines alors que les ordonnances des hommes n'ont plus de force, puisqu'il est ainsi que : metus legum, non scelera, sed licentiam comprimit ; comme disait Lactance : Possunt enim leges delicta punire, conscientiam munire non possunt.

Et, quant à l'institution de la jeunesse, qui est l'une des principales charges d'une République, et de laquelle, comme des jeunes plantes, il faut avoir le premier soin, on voit qu'elle est méprisée ; et ce qui devrait être public est laissé à la discrétion d'un chacun, qui en use à son plaisir, qui en une sorte, qui en une autre, ce que je ne

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Deutéronome, 26.

 

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toucherai point ici, ayant traité ce point en son lieu. Et d'autant que Lycurgue disait, qu'en cela gît le fondement de toute la République, il ordonna le grand Paedonome Censeur de la jeunesse, pour la régler selon les lois, et non pas à la [p. 492] discrétion des parents. Ce qui fut ainsi ordonné par édit des Athéniens, publié à la requête de Sophocle : connaissant bien que pour néant on fait des lois si la jeunesse, comme dit Aristote, n'est informée de bonnes mœurs. Or tout cela dépend du soin et vigilance des Censeurs, pour prendre garde premièrement aux mœurs et institution des maîtres de la jeunesse.

Les comédies et farces [sont] pernicieuses à toute République. Je tais aussi l'abus qui se commet en souffrant les Comiques et Jongleurs, qui est une autre peste de la République des plus pernicieuses qu'on saurait imaginer, car il n'y a rien qui gâte plus les bonnes mœurs, et la simplicité et bonté naturelle d'un peuple ; ce qui a d'autant plus d'effet et de puissance que les paroles, les accents, les gestes, les mouvements et actions conduites avec tous les artifices qu'on peut imaginer, et d'un sujet le plus [sale] et le plus déshonnête qu'on peut choisir, laisse une impression vive en l'âme de ceux qui tendent là tous leurs sens. Bref, on peut dire que le théâtre des joueurs est un apprentissage de toute impudicité, lubricité, paillardise, ruse, finesse, méchanceté. Et non sans cause, disait Aristote, qu'il faut bien garder les sujets d'aller aux jeux des comiques ; il eût encore mieux dit, qu'il faut raser les théâtres, et fermer les portes de la ville aux joueurs : Quia, dit Sénèque, nihil tam moribus alienum, quam in spectaculo desidere. Et pour cette cause Philippe Auguste, Roi de France, par édit express chassa hors du Royaume tous les bateleurs. Si on dit, que les Grecs et Romains permettaient les jeux, je réponds que c'était pour une superstition qu'ils avaient à leurs Dieux, mais les plus sages les ont toujours blâmés ; car combien que la Tragédie a je ne sais quoi de plus héroïque, et qui moins effémine les cœurs des hommes, si est-ce toutefois que Solon ayant vu jouer [p. 493] une tragédie de Thespis, le trouva fort mauvais, de quoi s'excusant, Thespis disait que ce n'était que jeu. Non, dit Solon, mais le jeu tourne en chose sérieuse. Beaucoup plus eût-il blâmé les comédies, qui étaient encore inconnues ; et maintenant, on met toujours à la fin des tragédies (comme une poison ès viandes) la farce, ou comédie. Et quand [bien même] les jeux seraient tolérables aux peuples Méridionaux, pour être d'un naturel plus pesant et mélancolique, et, pour leur constance naturelle, moins sujets à se changer, si est-ce que cela doit être défendu aux peuples tirant plus vers le Septentrion, pour être de leur naturel sanguins, légers et volages, et qui ont presque toute la force de leur âme en l'imagination du sens commun et brutal.

Mais il ne faut pas espérer que les jeux soient défendus ou empêchés par les Magistrats, car ordinairement on voit qu'ils sont les premiers aux jeux. C'est la propre charge des Censeurs graves et sévères, qui auront la discrétion d'entretenir les honnêtes exercices de la gymnastique pour maintenir la santé du corps, et de la Musique, pour ranger les appétits sous l'obéissance de la raison ; j'entends la Musique, [ce] qui signifie non seulement l'harmonie, [mais] encore toutes sciences libérales et honnêtes ; et [qui] prendront garde principalement que la Musique naturelle ne soit altérée et corrompue comme elle est à présent, puisqu'il n'y a rien qui coule plus doucement aux affections intérieures de l'âme. Et, pour le moins, si on ne

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peut gagner ce point-là, que les chansons Ioniques et Lydiennes, c'est-à-dire le cinq et septième ton, soient bannis de la République, et défendus à la jeunesse, comme Platon et Aristote disaient qu'il est nécessaire, pour le moins que la musique Diatonique, qui est plus naturelle que la chromatique et enharmonique, ne soit corrompue par le mélange des autres ; et que les chansons [p. 494] Doriennes, ou du premier ton, qui est propre à la douceur et gravité bienséante, ne soient déguisées en plusieurs tons, et déchiquetées, en sorte que la plupart des musiciens en deviennent fols et insensés parce qu'ils ne sauraient goûter une musique naturelle, non plus qu'un estomac débiffé et corrompu de friandises, ne peut goûter une bonne et solide viande. Or, tout cela dépend du devoir des Censeurs, attendu que les juges, et autres officiers n'y prendront jamais garde. On se plaint aussi des habits, des excès, et que les lois somptuaires sont foulées aux pieds ; jamais il ne s'en fera autre chose, s'il n'y a des Censeurs qui fassent exécuter les lois, comme étaient anciennement en Athènes les Nomophylaques. C'est pourquoi un ancien Orateur disait que le Tribun qui, premier, rogna la puissance des Censeurs, avait ruiné la République ; ce fut Claude, l'un des plus méchants hommes qui fût de son âge. Aussi la loi, six ans après, fut cassée par la loi Caecilia. Puis donc que la Censure est une chose si belle, si utile, si nécessaire, reste à voir si les Censeurs doivent avoir juridiction, car il semble que la Censure sera illusoire sans juridiction. Je dis néanmoins qu'il ne faut pas que les Censeurs aient juridiction quelconque, afin que leur charge ne soit enveloppée de procès et de chicaneries. /.../

Les Censeurs ne doivent avoir juridiction. Je ne disputerai point si la juridiction Ecclésiastique est bien fondée ; mais tant [il] y a que, pour avoir trop entrepris, il y a danger qu'on perde et la juridiction et la censure Ecclésiastique, qui a toujours été de merveilleuse conséquence. Car, tout ainsi que les anciens Druides, qui étaient juges souverains et Pontifes en Gaule, excommuniaient les Rois et Princes qui ne voulaient pas obéir à leurs arrêts, [de même] aussi la censure Ecclésiastique entre les Chrétiens, non seulement a maintenu la discipline et les bonnes mœurs [p. 495] plusieurs siècles, [mais] aussi a fait trembler les tyrans et a rangé les Rois et Empereurs à la raison, et souvent leur a fait tomber les couronnes de la tête et les sceptres des mains, les contraignant à faire la paix ou la guerre, ou bien à changer leur vie dissolue, ou faire justice, et réformer les lois ; toutes les histoires en sont pleines, mais il n'y en a point de plus illustre que [celle] de saint Ambroise, qui censura Théodose le grand, et [celle de] Nicolas Ier, Pape, qui censura Lothaire, Roi d'Italie, en partie ; et [celle] d'Innocent qui excommunia Louis septième, Roi de France, qui fut trois ans entiers que pas un prêtre n'osa lui bailler l'hostie. Vrai est que l'abus d'une censure de si grande conséquence, a fait mépriser et la discipline et les ministres, et leur censure, qui était en interdiction, suspension et excommunication, car plusieurs, à propos et sans propos, et pour [des] causes légères excommuniaient ; et même, ils ont posé trenteneuf cas [à cause desquels] on encourait l'excommunication de fait, sans jugement ni sentence. Et qui plus est, on excommuniait aussi les corps et collèges, les Universités, les Empereurs, Rois et Royaumes, sans discrétion de l'âge, ni du sexe, ni des innocents et furieux, quoique depuis, et bien tard, on corrigea cet abus, et à demi seulement. Mais en ce Royaume, il a été arrêté aux ordonnances d'Orléans, qu'on n'userait d'excommunications, fors en crimes et scandale public. Or, les Prélats, Évêques et Papes, ont toujours prétendu la censure des mœurs et de la religion leur

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appartenir, comme chose de laquelle les juges et Magistrats ne prennent aucune connaissance, sinon en cas d'exécution. Et depuis, les Anciens et Surveillants ont usé en plusieurs lieux de [la] même prérogative, chose qui est bien nécessaire, s'il n'y a des Censeurs, tant pour réformer les mœurs du peuple, et y veiller diligemment, que pour autoriser la [p. 496] dignité des Pasteurs, Évêques et Ministres, qu'on ne saurait assez honorer et priser pour la charge et dignité qu'ils soutiennent. À quoi Dieu avait pourvu sagement, faisant choix de ses Ministres, et donnant la prérogative d'honneur à la lignée de Lévi pardessus toutes les lignées, et à la famille d'Aaron, de laquelle étaient les Prêtres seulement, par-dessus tous les Lévites, leur donnant la décime du bétail, des fruits, de tous les héritages, de grands honneurs et privilèges ; et, par un article de la loi de Dieu, il est porté, que celui-là soit mis à mort, qui n'obéira [pas] à la sentence du grand Pontife.

L'indignité, mépris, et mendicité des Ministres fait mépriser la Religion. Et ceux qui veulent ravaler l'état des Ministres, Évêques et Surveillants, et leur ôter la Censure Ecclésiastique, et les biens et honneurs, pour les voir belîtrer et fouler aux pieds, ils méprisent Dieu, et anéantissent toute religion, [ce] qui est un point fort considérable, et qui fut cause en partie que le Ministre principal de Lausanne quitta la ville, parce que les Seigneurs des ligues ne peuvent porter la Censure des mœurs en la personne des Anciens. Et il faut donc par nécessité qu'on fasse des Censeurs. /.../

Je laisse ici à décider aux plus sages, s'il vaut mieux diviser la Censure temporelle touchant les mœurs et autres cas ci-dessus remarqués, d'avec la Censure Ecclésiastique, ou bien cumuler l'un à l'autre, Mais si vaut-il mieux permettre aux Évêques et Surveillants l'un et l'autre, que de leur ôter le tout, et priver la République de la chose qui est la plus nécessaire, car on voit les Républiques qui en usent fleurir en lois et bonnes mœurs ; on voit les paillardises, les usures, les momeries, les excès en toutes choses retranchés, les blasphémateurs, les rufiens, les fainéants chassés ; et [il] ne faut pas douter que les Républiques qui useront de telles Censures, ne [p. 497] soient perdurables et florissantes en toutes vertus, et la Censure délaissée, les lois, les vertus, et la Religion sera méprisée, comme il advint en Rome quelque temps auparavant que cet Empire-là fût ruiné, alors, qu'au lieu des Censeurs, on érigea un office qu'on appelait le Tribun des plaisirs et voluptés, ainsi qu'on peut voir en Cassiodore.

Mais puisque la Censure fut premièrement et principalement établie pour les tailles, charges et impôts, et pour faire fonds aux nécessités publiques, disons aussi des finances. [835-854]

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