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Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

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[p 389]

CHAPITRE VII

Si le Prince ès factions civiles se doit joindre à l'une des parties, et si le sujet doit être contraint de suivre l'une ou l'autre, avec les moyens de remédier aux séditions

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Nous avons discouru quel doit être le souverain au fait de la justice envers ses sujets, et s'il se doit porter juge, quand et comment, et en quelle sorte de République ; voyons maintenant hors les termes de justice, quand les sujets sont divisés en factions, et partialités, et que les Juges et Magistrats sont aussi partisans, si le Prince souverain se doit joindre à l'une des parties, et si le sujet doit-être contraint de suivre l'une ou l'autre.

Premièrement, nous poserons cette maxime, que les factions et partialités sont dangereuses, et pernicieuses en toute sorte de République, et qu'il faut s'il est possible les prévenir par bon conseil, et, si on n'y a pourvu auparavant qu'elles soient formées, qu'on cherche les moyens de les guérir, ou, pour le moins, employer tous les remèdes convenables pour adoucir [p. 390] la maladie. Je ne veux pas dire que des séditions et partialités il n'advienne quelquefois un grand bien, une bonne ordonnance, une belle réformation, qui n'eût pas été si la sédition ne fût advenue ; mais ce n'est pas à dire que la sédition ne soit pernicieuse, [quoiqu'elle] tire après soi quelque bien par accident et casuellement, comme au corps humain, la maladie qui survient est cause qu'on use de saignées et purgations, et qu'on tire les mauvaises humeurs. [Mais] les séditions bien souvent sont cause que les plus méchants et vicieux sont tués, ou chassés et bannis, afin que le surplus vive en repos ; ou que les mauvaises lois et ordonnances soient cassées et annulées, pour faire place aux bonnes, qui autrement n'eussent jamais été reçues. Et si on voulait dire que par ce moyen les séditions, factions, et guerres civiles sont bonnes, on pourrait aussi dire que les meurtres, les parricides, les adultères, les subventions des états et Empires sont bonnes, car il est bien certain que ce grand Dieu souverain fait réussir à son honneur même les plus

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grandes impiétés, et méchancetés qui se fassent, lesquelles ne se font point contre sa volonté, comme dit le Sage Hébreu. Aussi pourrait-on louer les maladies, comme Favorin loua grandement la fièvre quarte, [ce] qui serait confondre la différence du bien et du mal du profit et dommage, de l'honneur et déshonneur, du vice et de vertu, bref ce serait mêler le feu et l'eau, le ciel et la terre. Tout ainsi donc que les vices et maladies sont pernicieuses au corps et à l'âme, [de même] aussi les séditions et guerres civiles sont dangereuses et pernicieuses aux états, et Républiques. Peut-être on dira qu'elles sont utiles aux Monarchies tyranniques pour maintenir les tyrans, qui sont toujours ennemis des sujets, et qui ne peuvent longuement durer, si les sujets sont d'accord. J'ai montré ci-dessus que la Monarchie tyrannique est la plus faible [p. 391] de toutes, comme celle qui n'est entretenue et nourrie que de cruautés, et méchancetés ; et néanmoins on voit ordinairement qu'elle prend fin par séditions et guerres civiles, et si on prend garde à toutes les tyrannies qui ont été renversées, il se trouvera que cela est advenu le plus souvent par factions, et guerres civiles. Et même les plus rusés tyrans, qui peu à peu font mourir les uns, et puis les autres, pour s'engraisser du sang des sujets, et sauver leur malheureuse vie, qu'ils tirent en peine et en langueur, n'échappent jamais les assassinements, des conjurés, qui se multiplient d'autant plus qu'ils font mourir de sujets, qui, par nécessité étant alliés, sont toujours prêts à venger la mort de leurs parents ; et, [bien] qu'ils fassent mourir tous leurs parents, amis, et alliés, néanmoins ils susciteront tous les gens de bien contre euxmêmes. Et de s'enrichir des biens des sujets, c'est procurer sa ruine et son mal, car il est impossible que la rate s'enfle, ou que les excroissances de chair vicieuses s'engraissent, que les autres membres ne sèchent, et que bientôt le corps ne périsse du tout. Et, par ainsi, les Florentins s'abusaient de penser que leur état fût plus assuré tandis qu'ils nourrissaient les partialités entre les sujets de Pistoye, car ils perdaient autant de force, et de bons sujets, qui ne ruinaient les uns par les autres.

Singularité de la Monarchie. Or si les factions et séditions sont pernicieuses aux Monarchies, encore sont-elles beaucoup plus dangereuses ès états populaires et Aristocraties : car les Monarques peuvent maintenir leur majesté, et décider comme neutres les querelles, ou se joignant à l'une des parties, amener l'autre à la raison, ou l'opprimer du tout. Mais le peuple étant divisé en l'état populaire, n'a point de souverain, non plus que les seigneurs en l’Aristocratie divisés en partialités, n'ont personne qui leur puisse commander, si ce n'est que la plus grande [p. 392] partie du peuple, ou des seigneurs ne soient point de la faction, qui puisse commander au surplus. Quand je dis faction, je n'entends pas une poignée de peuple, ou quelque petit nombre de sujets, mais une bonne partie [de ceux-ci], bandés contre les autres ; car s'il n'y a qu'un petit nombre, celui qui a la souveraineté doit y obvier, pour les réduire à la raison, mettant leur différend entre les mains des Juges non passionnés. Ou, si la chose requiert la déclaration et volonté du souverain, cela se doit faire avec sage conseil, et mûre délibération des plus avisés Conseillers, et Magistrats, qui ne soient aucunement suspects de favoriser l'une des parties, afin que le Prince, ou ceux qui ont la souveraineté, ne portent l'envie et mal-talent de ceux qui seront condamnés. Et si on voit qu'on ne puisse apaiser la faction par justice et jugements, le souverain y doit employer la force, pour l'éteindre du tout, par la punition, de quelques-uns des plus apparents, et [également] des chefs de partie, et n'attendre pas qu'ils se soient

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tellement fortifiés, qu'on ne puisse leur faire tête. Cela s'entend des factions qui ne touchent point à l'état, car si la faction est directement contre l'état, ou la vie du souverain, il ne faut pas demander s'il se fera partie, puisque c'est lui qu'on prend à partie formelle. Et s'il endure qu'on attente à sa personne, ou à son état, sans se remuer, il invitera les autres à faire le semblable ; mais la différence sera en la forme de punir, car si le nombre est petit des conjurés contre sa personne, il doit en poursuivre la punition par ses Juges et Officiers, et d'autant plus soudainement, que moins il y aura de conjurés, et devant que les autres soient découverts, afin que la punition d'un petit nombre contienne les bons sujets en devoir, et détourne ceux qui ne sont pas décelés, sans user de géhennes et tortures, en cherchant ce qu'on ne voudrait pas trouver. Aussi ne faut-il pas [p. 393] dissimuler si le coupable est découvert avoir conjuré contre la vie du souverain, ou même l'avoir voulu. [634-637]

Les factions [sont] plus dangereuses ès états Aristocratiques et populaires. Nous avons touché quelques moyens pour prévenir les séditions et partialités, mais tout ainsi qu'il est beaucoup, plus aisé d'empêcher l'entrée à l'ennemi, que le chasser quand il est entré, aussi est-il bien plus aisé de prévenir les séditions que les apaiser, et plus difficile en l'état populaire, qu'en tout autre, car le Prince en la Monarchie, et les Seigneurs en Aristocratie, sont et doivent être comme Juges souverains et arbitres des sujets ; et souvent de leur puissance absolue et autorité [ils] apaisent tous les différends. Mais en l'état populaire, la souveraineté gît en ceux qui sont divisés en factions, qui ne reconnaissent point les Magistrats, sinon comme sujets à leur puissance. Alors il est bien besoin que les plus sages s'en mêlent, et s'accommodent doucement à l'humeur du peuple, pour l'attirer à la raison. Et tout ainsi que ceux-là qui sont malades d'une furie qui les fait danser et sauter sans cesse, ne peuvent être guéris, si le musicien n'accorde son violon à leur mode, pour les attirer à la sienne, et appesantir peu à peu la cadence, jusqu'à ce qu'ils soient rendus cois et rassis ; [de même] aussi, faut-il que le sage Magistrat voyant le peuple forcené, se lâche aller premièrement à leur appétit, afin que peu à peu il puisse les attirer à la raison car, de résister à une multitude irritée, n'est autre chose que s'opposer à un torrent précipité des hauts lieux. Mais c'est bien chose plus dangereuse, de faire preuve de ses forces contre les sujets, si on n'est bien assuré de la victoire car, si le sujet est vainqueur, il ne faut pas douter qu'il ne donne loi au vaincu. Et [quoique] le Prince ne soit vaincu, si est-ce que, s'il ne vient à chef de son entreprise, il se rend contemp-[p. 394] tible, et donne occasion aux autres sujets de se révolter, et aux étrangers de l'assaillir, et à tous de le mépriser. Cela est encore plus à craindre ès états populaires, et s'est connu évidemment ès séditions advenues en Rome, où ceux qui ont voulu procéder par force, et résister ouvertement aux volontés d'un peuple ému, ont tout gâté ; où, au contraire, ceux-là qui ont procédé par douceur, ont réduit le peuple à la raison. Appius, Consul, voyant que le peuple Romain demandait sa rescision des obligations de prêt (où les riches et usuriers avaient notable intérêt) ne fut pas d'avis qu'on lâchât rien. Et une autre fois le menu peuple, s'étant distrait de la noblesse, fut d'avis qu'on le traitât à la rigueur, sans la respecter : autrement, que le peuple s'enflerait et serait insupportable. Mais à la première fois Servilius, à la seconde Menenius Agrippa lui résistèrent, et l'emportèrent par-dessus lui ; et même Agrippa, par le moyen d'une fable du corps humain et de ses parties, qu'il mit devant les yeux d'un chacun, fit

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tomber les armes des mains du peuple, et le rallia doucement avec la noblesse. Et tout ainsi que les bêtes sauvages ne s'apprivoisent jamais à coups de bâton, [mais] en les amadouant, aussi le peuple ému, qui est comme une bête à plusieurs têtes, et des plus sauvages qui soit, ne se gagnera jamais par force, [mais] par doux traitement.

Il ne faut pas résister ouvertement au peuple ému. Il faut donc accorder au peuple quelque chose, et si la sédition vient pour la famine, ou pour disette qu'ils aient, [il] faut ordonner soudain quelque distribution aux plus pauvres, car le ventre n'a point d'oreilles, comme disait Caton le Censeur, parlant du peuple Romain, et [il] ne faut point épargner les belles paroles, ni les promesses, car en ce cas Platon et Xénophon permettaient aux Magistrats et gouvernements de mentir, comme on fait envers les enfants [p. 395] et malades. Ainsi faisait le sage Périclès envers les Athéniens, pour les acheminer à la raison : il les appâtait de festins, de jeux, de comédies, de chansons et danses, et au temps de cherté faisait ordonner quelque distribution de deniers, ou de blé. Et par ces moyens, après avoir pris cette bête à plusieurs têtes, tantôt par les yeux, tantôt par les oreilles, tantôt par la panse, il faisait publier les édits et ordonnances salutaires, et leur faisait les sages remontrances, que le peuple mutiné ou affamé n'écouterait jamais. Toutefois ce que j'ai dit, qu'il faut amadouer le peuple et lui quitter quelque chose, même lui accorder choses illicites, s'entend alors qu'il est ému de sédition : et non pas qu'on doive suivre les appétits et passions d'un peuple insatiable et sans raison ; ainsi, au contraire, il faut tellement lui tenir la bride, qu'elle ne soit ni forcée, ni lâchée du tout. Car combien que c'est un précipice glissant d'obéir au plaisir d'un peuple, si est-il encore plus dangereux de lui résister ouvertement, comme faisaient Appius, Coriolan, Metel, Caton le jeune, Phocion, Hermodore, lesquels voulant avoir tout de haute lutte, et plutôt rompre que de ployer, ils ont mis les républiques et leurs personnages en danger. Vrai est que ce moyen de mêler la majesté avec la douceur, est fort difficile envers un peuple effréné, sans jugement et sans raison ; mais aussi c'est bien le plus grand point qu'on peut gagner, [comme] en l'état populaire, de ne flatter, ni par trop rudoyer le peuple. Et tout ainsi que le Soleil se va couchant et levant avec tous les astres et planètes, courant la même carrière du mouvement ravi, et néanmoins il ne laisse pas de parfaire son cours en arrière reculant peu à peu, et biaisant entre les étoiles ; et d'autant qu'il est plus haut monté, plus lui se montre petit. Ainsi doit faire le sage gouverneur, suivant en partie les affections et volontés d'un peuple ému, pour atteindre à ses des-[p. 396] seins. Et [alors] qu'on eût bien la force pour réprimer et ranger un peuple mutiné, si ne faut-il pas en user, si autrement on le peut adoucir. Et qui serait le médecin si mal appris, qui userait de sections et cautères, si la maladie autrement se peut guérir ? Qui serait le Prince si mal conseillé de procéder par voie de fait, si avec une douce parole il peut tout apaiser ? Et [de même] en l'état populaire, où il faut bien un sage maître pour adoucir les passions d'un peuple ému, lui faisant connaître à vue d'œil et grossièrement l'issue malheureuse qui peut advenir d'une mauvaise entreprise. Nous en avons un exemple mémorable de Calavin Capouan, homme populaire, et toutefois sage et avisé, pour amener le peuple de Capoue à raison, qui était résolu de faire mourir tous les Sénateurs : à quoi le Capouan, comme Tribun du peuple, ne résista point, [mais] au contraire leur accorda, ayant auparavant averti les Sénateurs de l'intention du peuple, et de ce qu'il avait à faire pour le sauver, et après les avoir tous

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enfermés en un lieu pour les garder de la fureur présente, s'adressant au peuple, dit ainsi : Puisque vous avez arrêté de faire mourir tous les Sénateurs, il faut auparavant choisir les plus suffisants d'entre vous, pour succéder à leur état. Et, commençant au Sénateur le plus haï : Premièrement, dit-il, nous ferons mourir un tel ; alors tout le peuple s'écria : C'est bien dit, c'est bien fait ; Voyons, dit le Tribun, qui nous mettrons en son lieu. Les charcutiers et manœuvres se présentèrent, qui çà, qui là, à l'envi les uns des autres, et s’attachèrent en querelle, ne voulant céder cet honneur l'un à l'autre. Ainsi firent-ils à chacun des Sénateurs qu'on nommait, de sorte qu'il n'y avait pas moins de trouble entre eux, qu'il y avait eu contre les Sénateurs : [ce] qui fut cause qu'ils aimèrent mieux que les Sénateurs anciens demeurassent en leur état, que de souffrir que l'un du peuple fût préféré à l'autre.

[p. 397] Ruse d'un Tribun fort louable. Le conseil du Tribun fut très sage, et dextrement exécuté. Après qu'il eut fait toucher au doigt et à l'œil l'inconvénient étrange qui devait réussir faisant mourir les Sénateurs, qui était, que non seulement le meurtre serait à jamais jugé cruel et inhumain, [mais] aussi que, cela fait, la République demeurait sans conseil, comme un corps sans âme, et le feu de sédition s'embrasait entre le peuple pour la préférence. Mais quand le peuple est une fois échauffé, ayant les armes au poing, il est bien difficile de l'arrêter ; et [il] s'en est trouvé [il n'y] a pas longtemps un qui mit le feu en sa maison, pour détourner ceux qui s'entrebattaient, et les faire courir au feu. Or en ces meurtres et mêlées du peuple, s'il se trouve un vertueux et sage homme, qui ait gagné la réputation d'honneur et de justice, alors le peuple ébloui de sa splendeur et lumière de vertu se tient coi, comme il advint à Venise, lors que ceux de la marine s'attachèrent aux habitants de la ville, et s'entretuèrent de telle sorte qu'il n'y avait ni Duc, ni Sénat, ni magistrat, qui ne fût rebuté par force et violence jusqu'à ce que Pierre Loredan, simple gentilhomme Vénitien, sans état, se montrât au milieu des combats et, levant la main haute, fit tomber les armes des poings à chacun, pour la révérence qu'ils portaient à la vertu d'un tel personnage. [Ce] qui fit connaître que la vertu a plus de puissance et de majesté que les armes, ni [que] les lois, ni [que] tous les Magistrats ensemble, comme il advint aussi d'une guerre civile à Florence entre les habitants, qui s'étaient tellement acharnés, qu'il n'y avait puissance humaine, ni lois, ni Magistrats, qui les pût arracher les uns d'avec les autres jusqu'à ce que François Soderin, évêque de Florence, vînt revêtu de l'habit Pontifical et, avec son Clergé, se présentât devant le peuple, qui se tint coi, et se retira chacun en sa maison, pour la révérence de la Religion. [Ce] qui fut un [p. 398] moyen duquel avait usé Jaddus, Pontife de Jérusalem, envers Alexandre le Grand, le voyant venir en furie avec son armée pour raser la ville.

Le peuple s'apaise voyant un sage vieillard, ou vertueux personnage, l'arraisonner. Ayant vu ce personnage en l'habit Pontifical, il fut tout étonné, et tourna sa fureur en crainte et révérence, qu'il fit au Pontife, lui octroyant tout ce qu'il demanda. Ainsi fit le Pape Urbain au Roi des Huns, Attila. Mais quelquefois la haine est si capitale des uns contre les autres, qu'il faut interposer les étrangers pour en venir à bout. Ainsi fit un autre bon vieillard de Florence, lequel voyant ses citoyens se massacrer, et brûler les maisons de tous côtés, alla quérir les Luquois, qui s'en vinrent en grand nombre pour apaiser la rage des Florentins : chose qui est fort louable et

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utile, non seulement à ceux qu'on met d'accord, [mais] aussi à ceux-là mêmes qui le moyennent, car ils en rapportent grand honneur, avec la faveur de ceux qu'ils ont accordés. Et bien souvent les partisans sont si las et recrus des meurtres et de séditions, qu'ils ne cherchent que l'occasion de s'accorder. Mais, ayant cette opinion qu'il y va de l'honneur de celui qui demande la paix, ils continuent de s'entretuer, jusqu'à ce que l'un ait ruiné l'autre, si un tiers ne se met entre deux. Ce qui advient plutôt ès Républiques populaires et Aristocratiques, qu'en Monarchie, pour la raison que j’ai dite ci-dessus.

Il n'y a rien plus dangereux au Prince que [de] se faire partisan. Mais s'il advient au Prince souverain, de se faire partie, au lieu de tenir la place de Juge souverain, il ne sera rien plus que chef de partie, et se mettra au hasard de perdre sa vie, [de même] quand l'occasion des séditions n'est point fondée sur l'état, comme il est advenu pour les guerres touchant le fait de la Religion depuis cinquante ans en toute [p. 399] l'Europe. On a vu les Royaumes de Suède, Écosse, Danemark, Angleterre, les Seigneurs des ligues, l'Empire d'Allemagne avoir changé de Religion, demeurant l'état de chacune République et Monarchie : vrai est que cela ne s'est pas fait, sinon avec extrême violence et grande effusion de sang en plusieurs lieux.

Il est pernicieux de disputer de ce qu'on doit tenir pour résolu. Mais la Religion étant reçue d'un commun consentement, il ne faut pas souffrir qu'elle soit mise en dispute : car toutes choses mises en dispute, sont aussi révoquées en doute ; or, c'est impiété bien grande, [que de] révoquer en doute la chose dont un chacun doit être résolu et assuré. D'autant qu'il n’y a chose si claire et si véritable qu'on n'obscurcisse, et qu'on n'ébranle par dispute, [de même] de ce qui ne gît en démonstration, ni en raison, [mais] en la seule créance. Et s'il n'est pas licite entre les Philosophes et Mathématiciens de mettre en débat les principes de leurs sciences, pourquoi sera-t-il permis de disputer de la religion qu'on a reçue et approuvée ? Combien que le philosophe Anaxagore soutenait que la neige était noire, et Favorin que la fièvre quarte était chose fort bonne, et Carnéade qu'il vaut mieux sans comparaison être méchant que vertueux : et ont tiré grand nombre d’hommes en leur opinion. Mais Aristote disait, que celui-là mérite la peine des lois, qui révoque en doute s'il y a un Dieu souverain, chose qui est par lui démontrée : et qui nie que la neige soit blanche, qu'il a faute de sens. Aussi est-il certain que tous les Rois, et Princes, d'Orient et d'Afrique, défendent bien étroitement qu'on dispute de la Religion ; et les mêmes défenses sont portées par les ordonnances d'Espagne, et du Roi de Moscovie, lequel voyant son peuple divisé en sectes et séditions, pour les prêches, ni disputer de la Religion, sur peine de la vie. Mais bien il bailla aux prêtres [p. 400] leur leçon et créance par écrit, pour la publier aux prônes les jours de fêtes, avec défenses d'y rien ajouter. Et par la loi de Dieu, il est expressément commandé de l'écrire partout, et la lire au peuple, à tous âges, à tous sexes, et sans cesse. Mais il n'est pas dit qu'on en disputera, [mais] au contraire les Hébreux instruits par les Prophètes de père en fils, enseignant la loi de Dieu en sept collèges, qui étaient au mont de Sion, ne souffraient jamais qu'on entrât en dispute, comme nous lisons en Optatus Melevitanus, livre III, car la dispute n'est inventée que pour les choses vraisemblables, et non pas pour les choses nécessaires et divines, qui sont toujours révoquées en doute par dispute. Aussi

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fut-il étroitement défendu sur peine de la vie, et depuis exécuté à la rigueur en plusieurs villes d'Allemagne, après la journée Impériale de l'an 1551 que personne n'eût à disputer de la Religion.

Les effets de la Religion. Et d'autant que les Athéistes mêmes sont d'accord, qu'il n'y a chose qui plus maintienne les états et Républiques que la Religion, et que c'est le principal fondement de la puissance des Monarques et seigneuries, de l'exécution des lois, de l'obéissance des sujets, de la révérence des Magistrats, de la crainte de mal faire, et de l'amitié mutuelle envers un chacun. Il faut bien prendre garde qu'une chose si sacrée, ne soit méprisée ou révoquée en doute par disputes, car de ce point-là dépend la ruine des Républiques, et [il] ne faut pas ouïr ceux qui subtilisent par raisons contraires, puisqu'il est ainsi que summa ratio est quae pro religione facit, comme disait Papinien. Je ne parle point ici laquelle des Religions est la meilleure, (combien qu'il n'y a qu'une Religion, une vérité, une loi divine publiée par la bouche de Dieu), mais si le Prince qui aura certaine assurance de la vraie Religion veut y attirer ses sujets, divisés en sectes et factions, il ne faut pas à mon avis qu'il use de force, car plus la [p. 401] volonté des hommes est forcée, plus elle est revêche, mais bien en suivant et adhérant à la vraie Religion sans feinte ni dissimulation, il pourra tourner les cœurs et volontés des sujets à la sienne, sans violence, ni peine quelconque. En quoi faisant, non seulement il évitera les émotions, troubles, et guerres civiles, [mais] aussi il acheminera les sujets dévoyés au port de salut. Théodose le grand en montra l'expérience, ayant trouvé l'Empire Romain plein d’Aryens, qui avaient pris telle puissance et accroissement sous la faveur de trois ou quatre Empereurs, qu'ils avaient établi leur opinion par huit Conciles, et [de même aussi] par celui d’Arimini, où il se trouva six cents Évêques de leur avis ; et [il] n'en restait que trois de nom qui leur fussent contraires, en sorte qu'ils punissaient les autres par exécutions, confiscations, et autres peines rigoureuses. Il ne voulut pas forcer ni punir les Aryens, quoiqu'il fût leur ennemi, [mais] au contraire, il permit à chacun de vivre en liberté de conscience, et fit ordonner deux Évêques en chacune ville, [bien] qu'il eût fait quelques édits contre les Aryens, qu'il tint en souffrance, ne voulant qu'ils fussent exécutés ; et néanmoins, vivant selon sa Religion, et instruisant ses enfants à sa mode, il diminua bien fort les Aryens en Europe, [bien] qu'ils aient toujours depuis continué et continuent encore en Asie et en Afrique, sous la loi de Mahomet, qui est appuyée sur ce fondement. Mais le Roi des Turcs, qui tient une bonne partie de l'Europe, garde sa Religion aussi bien que [tout autre] Prince du Monde, et ne force personne, [mais] au contraire permet à chacun de vivre selon sa conscience ; et qui plus est, il entretient auprès de son sérail à Péra, quatre Religions toutes diverses, celle des Juifs, des Chrétiens à la Romaine, et à la Grecque, et celle des Mahométistes, et envoie l'aumône aux calogères, c'est-à-dire aux beaux pères ou Religieux du mont Athos, Chré-[p. 402] tiens, afin de prier pour lui, comme faisait Auguste envers les Juifs auxquels il envoyait l'aumône ordinaire et les sacrifices en Jérusalem. Et quoique Théodoric Roi des Goths favorisât les Aryens, si est-ce qu'il ne voulut [jamais] forcer la conscience des sujets, et rend la raison par ces mots,

Religionem imperare non possumus, quia nemo cogitur ut credat invitus, comme nous lisons en Cassiodore. Autrement, il adviendra que ceux qui sont frustrés de l'exercice de leur Religion, et dégoûtés des autres, deviendront du tout athéistes,

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comme nous voyons, et après avoir perdu la crainte divine, fouleront aux pieds et lois et magistrats, et se déborderont en toutes sortes d'impiétés, et méchancetés, auxquelles il est impossible de remédier par lois humaines. Et tout ainsi que la plus forte tyrannie n'est pas si misérable que l'anarchie, quand il n'y a ni Prince ni Magistrat, aussi la plus forte superstition du monde, n'est pas à beaucoup près si détestable que l'athéisme. Il faut donc fuir le plus grand mal, quand on ne peut établir la vraie Religion. Mais on s'émerveille sans cause pourquoi du temps de Théodose, vu les sectes qui étaient alors, qu'il n'y avait point de guerres civiles, car il y avait pour le moins cent sectes, au compte de Tertullien et d'Épiphanies, ce qui tenait en contrepoids les uns et les autres.

Pourquoi plusieurs sectes s'accordent mieux que deux. Or en matière de séditions et tumultes, il n'y a rien plus dangereux que les sujets soient divisés en deux opinions, soit pour l'état, soit pour la religion, soit pour les lois et coutumes. Et au contraire, s'il s'en trouve de plusieurs opinions, les uns moyennent la paix et accordent les autres, qui ne s’accorderaient jamais entre eux. C'est pourquoi Solon publia une loi, sur le fait des troubles et séditions civiles, qui toutefois semble à plusieurs injuste. C'est à savoir que chacun eût à prendre l'un ou l'autre parti, et qu'il [p. 403] ne fût licite à personne d'être neutre, vu que la plus louable vertu est la modestie du bon sujet, qui désire et s'efforce de vivre en paix. [J'ajoute] que, par ce moyen, la conscience de l'homme de bien est forcée de tenir l'un ou l'autre parti, quand il juge que tous deux sont vicieux, et [que] tous deux ont tort. Et qui plus est, il adviendra que s'il veut suivre le parti qu'il jugera le meilleur, il faudra faire guerre à son père, à ses frères, à ses amis, qui seront en armes de l'autre côté, [ce] qui serait le contraindre à commettre parricides, et meurtrir ceux desquels il tiendrait la vie. Bref la loi de Dieu 1 défend à celui qui connaît la vérité, de suivre la commune opinion de ceux qui sont dévoyés : à quoi il semble que la loi de Solon contrevient. [647-656]

L’impunité des méchants tire après soi la ruine des états. Nous avons parlé des causes qui donnent changement aux états et Républiques ; des mêmes causes procèdent les séditions et guerres civiles : le déni de justice, l'oppression du menu peuple, la distribution inégale des peines et loyers, la richesse excessive d'un petit nombre, l'extrême pauvreté de plusieurs, l'oisiveté trop grande des sujets, l'impunité des forfaits ; et peut-être que ce dernier point est de la plus grande conséquence, et duquel on fait le moins de cas. Je l'ai touché par ci-devant, et [il] faut souvent en rafraîchir la mémoire, d'autant que les Princes et Magistrats, qui affectent la gloire d'être miséricordieux, versent sur leur tête la peine que les coupables ont desservie. C'est ce que le sage Hébreu a répété tant de fois quand il avertit de ne cautionner autrui. Ce n'est pas qu'il défende la charité envers le pauvre, comme plusieurs pensent, mais qu'il n'advienne à personne de faire évader les méchants, car il se peut assurer qu'il en portera la peine, comme il fut dit au Roi Achab, qui avait sauvé la vie à Benadab, Roi de [p. 404] Syrie, au lieu de le faire mourir. Dieu lui fit dire qu'il avait cautionné autrui, laissant vivre le méchant, et que cela lui coûterait la vie. Ce qui est dit en particulier, se vérifie en général sur tous les Princes et Républiques qui n'ont

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Deutéronome, 12.

 

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point de cause plus certaine de leur ruine que l'injustice. La punition des rebelles est aussi l'un des moyens pour prévenir les séditions à l'avenir ; nous l'avons touché au chapitre des Corps et Collèges, et la forme qu'il y faut tenir. Ce qui doit avoir lieu quand un corps ou la moindre partie des sujets a failli, et non pas si tout le peuple, ou la plupart sont coupables, car ce n'est pas à dire si on coupe un bras ou une jambe pour conserver tout le corps, qu'on doive couper les membres principaux s'ils sont infects. [Mais] il faut suivre le conseil d'Hippocrate, qui défend d'appliquer médecine aux maladies incurables.

Mais outre les causes des séditions que j'ai dites ci-dessus, il y en a une qui dépend de la licence qu'on donne aux harangueurs, qui guident les cœurs et volontés du peuple où bon leur semble. Car il n'y a rien qui plus ait de force sur les âmes que la grâce de bien dire, comme nos pères anciens figuraient Hercules Celtique en vieillard qui traînait après soi les peuples enchaînés, et pendus par les oreilles avec chaînes qui sortaient de sa bouche, pour montrer que les armées et puissance des Rois et Monarques, ne sont pas si fortes que la véhémence et ardeur d'un homme éloquent, qui brûle et enflamme les plus lâches à vaincre les plus vaillants, qui fait tomber les armes des mains aux plus fiers, qui tourne la cruauté en douceur, la barbarie en humanité, qui change les Républiques, et se joue des peuples à son plaisir. Ce que je ne dis pas pour la louange d'éloquence, mais pour la force qu'elle a, qu'on emploie plus souvent à mal qu'à bien. Car puisque ce n'est autre chose qu'un déguisement de la vérité, et un artifice de faire trou-[p. 405] ver bon ce qui est mauvais, et droit ce qui est tors, et faire une chose grande de rien, et d'une fourmi faire un éléphant, c'est-à- dire l'art de bien mentir, il ne faut pas douter, que pour un qui use bien de cet art, cinquante en abusent ; aussi est-il mal aisé entre cinquante Orateurs en remarquer un homme de bien, car ce serait chose contraire à la profession qu'ils font, [que l'un d'eux voulût] suivre la vérité. Vu que la plus belle règle que Cicéron baille sous la personne de Marc Antoine l'Orateur, c'est de ne rien dire contre soi, ou bien, comme dit Aristote, de savoir si bien déguiser les choses, qu'on ne puisse découvrir le masque. Qu'on regarde bien tous ceux qui ont eu bruit d'être nobles harangueurs, on trouvera qu'ils ont ému les peuples à sédition, et plusieurs ont changé les lois, les coutumes, les religions, les Républiques, les autres les ont du tout ruinées, aussi ont-ils presque tous fini par mort violente. /.../

C'est donc un couteau fort dangereux en la main d'un furieux homme, que l'éloquence en la bouche d'un harangueur mutin. Et néanmoins c'est un moyen à ceux qui en veulent bien user, de réduire les peuples de Barbarie à humanité ; c'est le moyen de réformer les mœurs, corriger les lois, châtier les tyrans, bannir les vices, maintenir la vertu. Et tout ainsi qu'on charme les aspics, les vipères, les serpents par certaines paroles, ainsi, les Orateurs charment les plus sauvages et cruels hommes par la douceur d'éloquence, comme disait Platon. Et [il] n'y a point de moyen plus grand d'apaiser les séditions, et contenir les sujets en l'obéissance des Princes, que d'avoir un sage et vertueux prêcheur, par le moyen duquel on puisse fléchir et ployer doucement les cœurs des plus rebelles. [Il en va de même] en l'état populaire, où le peuple ignorant est le maître, et ne peut être retenu par les harangueurs, qui, pour cette cause ont toujours tenu le premier degré d'honneur [p. 406] et de puissance ès

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

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états populaires, faisant donner les charges et commissions, les dons et loyers, à qui bon leur semblait. Bref, la paix et la guerre, les armes et les lois dépendaient des harangueurs. Et au contraire il n'y a rien plus à craindre au tyran, que le harangueur qui a la vogue du peuple, s'il a la tyrannie en haine.

Mais d'autant que les règles que nous avons posées se doivent accommoder à la nature des Républiques, et les Républiques, lois et coutumes, à la nature de chacune nation, disons aussi du naturel de tous les peuples, comme de la chose qui est des plus nécessaires aux gouvernements des états et Républiques. [659-662]

FIN DU QUATRIÈME LIVRE

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