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Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

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[p. 460]

CHAPITRE V

S'il est bon d'armer et aguerrir les sujets, fortifier les villes, et entretenir la guerre

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Cette question est des plus hautes qu'on puisse former en matière d'état, et peutêtre des plus difficiles à résoudre, pour les inconvénients qui peuvent résulter d'une part et d'autre, que je mettrai le plus sommairement que faire se pourra, et ce qu'il me semble pour le mieux, laissant toutefois la résolution aux plus sages politiques. Car de suivre l'opinion d’Aristote simplement, et soutenir que la ville doit être bien munie et fortifiée, et en assiette commode pour faire sortir l'armée, et d'accès difficile aux ennemis, ce n'est pas décider les difficultés qu'on peut faire, à savoir si cela doit avoir lieu en la Monarchie aussi bien qu'en l'état populaire, et en la tyrannie autant qu'en l'état Royal, attendu que nous avons montré ci-dessus que les Républiques contraires les unes aux autres, ou bien fort différentes, doivent se régler par [p. 461] maximes contraires et différentes. [J'ajoute] aussi, que pour bien aguerrir les sujets, il n'y a rien plus contraire, que fortifier les villes, vu que la fortification [de celles-ci] rend les habitants lâches et couards, témoin Cléomènes, Roi de Lacédémone, lequel voyant les hautes forteresses d'une ville : Ô, dit-il, la belle retraite pour les femmes.

Raisons de montrer qu'il ne faut [pas] fortifier les villes. Et pour cette cause Lycurgue, législateur, ne voulut [jamais] endurer qu'on fortifiât la ville de Sparte, craignant que les sujets, en s'assurant de la force des murailles, perdissent la leur, connaissant, bien aussi qu'il n'y a point de plus belle forteresse que d'hommes qui combattront toujours pour les biens, pour la vie, pour l'honneur, pour leurs femmes et enfants, pour leur patrie, tant qu'ils n'auront aucune espérance de recours à leur fuite, ni de retraite sûre pour se sauver. Ces deux choses sont donc contraires, aguerrir les sujets et fortifier leurs places ; car les hommes vaillants et [aimant les] armes, n'ont que faire de châteaux, et ceux qui sont environnés de places fortes, ne veulent point de guerre. Aussi voit-on encore que les Tartares en Scythie, et les Éthiopiens et Arabes en Afrique, sont estimés les plus belliqueux ; et toutefois ils n'ont autres forteresses que des pavillons, et quelques bourgades sans murailles, ni fossés. Et même, le grand Négus ou Prête-Jan, qui est le plus grand Seigneur de toute l'Afrique,

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et auquel cinquante Rois, ainsi qu'on dit, rendent la foi et hommage, pour toutes murailles et châteaux, n'a que son pavillon, hormis la forteresse située sur la croupe du mont Anga, où tous les Princes du sang sont nourris sous bonne garnison, afin qu'ils ne divisent les sujets les uns des autres par factions. Néanmoins, on tient, qu'il n'y a Prince sous le ciel plus révéré, ni sujets mieux traités, ni plus redoutés des ennemis qu'en Éthiopie, et en Tartarie. [462] Combien que les forteresses ne servent pas de grand-chose, au jugement des plus grands capitaines, qui tiennent que celui-là est maître des places qui est maître de la Campagne. On sait assez après la journée d’Arbelles en Chaldée, où le dernier Darius, Roi de Perse, fut mis en route, qu'il n'y eut ville, ni forteresse en tout l'Empire des Perses, qui tint un seul jour contre Alexandre le Grand, [bien] qu'il y en eût un nombre infini ; et le vainqueur n'avait que trente mille hommes. Après que le capitaine Paul Émile eut gagné la bataille contre Persée, Roi de Macédoine, il n'y eut pas une seule ville qui fît résistance, et en un moment, ce grand et puissant Royaume se rendit. Après la journée de Pharsale, où Pompée fut vaincu, toutes les villes et places fortes d'Orient, qui auparavant étaient closes à César, lui furent ouvertes sans difficulté. Et sans aller si loin, on sait assez, qu'après la victoire du Roi Louis douzième contre les Vénitiens, il fut aussitôt maître des villes, comme il advint en cas pareil, après la journée de Marignan, tout le pays Milanais, villes et forteresses se rendirent au Roi François, et, sitôt qu'il fut pris à Pavie, tout fut perdu pour lui par-delà les monts. Mais il y a bien une raison plus nécessaire, qui peut empêcher de fortifier les villes, c'est à savoir la crainte que l'ennemi entrant le plus fort au pays, n'ait occasion de le retenir par le moyen des places fortes, sans lesquelles il se contentera de fourrager, et passer outre.

La plus belle forteresse est l'amour des sujets. Ce fut la raison, pour laquelle JeanMarie de la Rovere, Duc d'Urbin, rasa les places fortes de son pays, et se retira à Venise, s'assurant bien que le comte Valentin y venant avec l'armée ecclésiastique, ne le pourrait garder, étant haï à mort, et le Duc aimé et adoré des siens ; comme de fait après la mort d'Alexandre, il y fut le très bien venu, et tous les autres feudataires de l'Église pris ou tués en leurs forteresses. Et pour la [p. 463] même cause, les Genevois, après la journée de Pavie, s'étant révoltés contre le Roi de France, assiégèrent et forcèrent la Lanterne, puis la rasèrent, comme aussi firent les Milanais du castel Jof, auparavant que les Sforces en fussent Seigneurs, afin que les Princes étrangers dès lors en avant ne les assujettissent par le moyen de la forteresse. Autant en fit le peuple de Syracuse de la forteresse de l'Acradine, et les Romains des villes de Corinthe, Carthage, Numance, qu'ils n'eussent jamais rasées si la forteresse de l'Acrocorinthe et les autres places de leur nature fortes et fortifiables, ne les eussent poussés à ce faire, afin que les habitants ne s'en puissent prévaloir, comme avait fait Philippe le Jeune, qui appelait les villes de Corinthe, Chalcide, et Démétrias, les entraves et ceps de la Grèce, desquelles Titus Flaminius fit sortir la garnison pour les affranchir de la servitude des Macédoniens, et ôter la crainte des Tyrans. [750-753]

La guerre à l'ennemi est un moyen pour entretenir les sujets en amitié. Il y a d'autres considérations particulières outre cela ; c'est à savoir que le plus beau moyen de conserver un état et le garantir de rébellions, séditions et guerres civiles, et d'entretenir les sujets en bonne amitié, est d'avoir un ennemi, auquel on puisse faire

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tête. Cela se peut voir par l'exemple de toutes les Républiques, et même des Romains, lesquels n'ont jamais trouvé plus bel antidote des guerres civiles, ni remède plus certain, que d'affronter les sujets à l'ennemi. Et même étant un jour acharnés entre eux, l'ennemi se jeta en la ville, et se va saisir du Capitole : soudain ils s'accordèrent pour le chasser. Et quelque temps après les Romains retombèrent en guerre civile, de quoi les Veiens s'étant aperçus, se guettèrent en la Romagne ; mais aussitôt, les Romains s'accordèrent et déchargèrent leur colère sur eux, et ne cessèrent qu'ils n'eussent [p. 464] rasé leur ville, et asservi les habitants. Et au même temps, les Princes et les peuples de la Toscane, ayant conjuré contre l'état des Romains, tâchaient [de] nourrir entre eux les troubles et séditions, disant que leur puissance était invincible, et croîtrait toujours, si elle n'était affaiblie et anéantie par guerres civiles, qui est la seule poison, qui peut rendre les Empires, et Républiques mortelles, qui autrement seraient éternelles. En cas semblable, les peuples d'Espagne, s'étant révoltés contre l'Empereur Charles V jusqu'à contraindre le Duc de Calabre de prendre la couronne, et lors qu'ils étaient en armes les uns contre les autres, le Roi François premier y envoya une armée qui recouvra le Royaume de Navarre, et Fontarabie. Soudain, les troubles s'apaisèrent entre les Espagnols qui, d'un commun consentement, se jetèrent sur les Français, et les chassèrent du pays, qu'ils avaient conquêté. Et qui eût encore attendu, [c’en] était fait de l'état d'Espagne, comme plusieurs ont jugé. /.../

La crainte des ennemis tient les sujets en devoir. Outre les raisons que j'ai déduites, celle-ci n'est pas de peu de poids, c'est à savoir, qu'il n'y a moyen plus sûr d'entretenir un peuple au devoir d'honneur et de vertu, que par la crainte d'un ennemi guerrier. Jamais, dit Polybe, on n'a vu les Romains plus vertueux, ni les sujets plus obéissants aux magistrats, ni les magistrats aux lois, sinon lorsque Pyrrhus en un temps, Hannibal en l'autre étaient aux portes de Rome. Après que Persée et Antiochos furent vaincus, et n'ayant plus d'ennemi assez puissant pour les tenir en cervelle, alors les vices commencèrent à prendre pied, et le peuple se laissa couler en délices et superfluités qui gâtèrent entièrement les bonnes mœurs, et obscurcirent la splendeur de la vertu ancienne.

Prévoyance du jeune Scipion. Ô combien celui-là [p. 465] fut estimé sage, qui résista ouvertement en plein Sénat, et empêcha tant qu'il put que la ville de Carthage ne fût rasée, prédisant que la vertu des Romains s'anéantirait bientôt. Car tout ainsi que la licence effrénée fait enfler et déborder les hommes en tous vices, [de même] aussi la crainte les retient en devoir. Et ne faut pas douter que ce grand politique et gouverneur de tout le monde, ainsi qu'il a donné à toute chose son contraire, qu'il n'ait aussi permis les guerres, et inimitiés entre les peuples, pour châtier les uns par les autres, et les tenir tous en crainte, [ce] qui est le seul frein de vertu ; comme Samuel remontra bien, en la harangue qu'il fit au peuple, que Dieu leur avait suscité des ennemis pour les tenir en cervelle, et pour les tenter, sonder, et châtier. Voilà quelques raisons qui peuvent servir pour montrer que ceux-là s'abusent grandement, qui pensent que le seul but de la guerre soit la paix. Et quand [bien même il en] serait ainsi, quel moyen y a-t-il plus grand d'avoir la paix en dépit des ennemis, que [de] leur faire connaître qu'on a moyen de faire la guerre ? Jamais sage Prince ni bon

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capitaine ne fit la paix désarmé, et, comme disait Manlius Capitolin : Ostendite modo bellum, pacem habebitis : videant vos paratos ad vim, jus ipsi remittent. Or ces raisons sont en partie véritables, en partie vraisemblables, et pourraient de part et d'autre éblouir les yeux des plus clairvoyants, si on n'y prend garde de bien près. Et pour en résoudre quelque chose, il faut distinguer les Républiques.

Résolution de la question. Je tiens donc qu'en l'état populaire, il est expédient d'aguerrir les sujets, pour éviter les inconvénients que j'ai déduits, auxquels l'état populaire de sa nature est sujet ; et si les sujets sont guerriers ou mutins de leur naturel, comme sont les peuples de Septentrion, étant encore aguerris par l'art et discipline militaire, il est expédient de [p. 466] les affronter souvent aux ennemis, et [de] ne recevoir la paix qu'à [de] bonnes conditions, comme chose pernicieuse à un peuple guerrier ; et néanmoins, la paix étant conclue, il faut tenir les hommes d'armes, et les mettre aux frontières, comme fit l'Empereur Auguste, [bien] qu'il eût réduit l'état populaire en monarchie ; ou bien les envoyer aux Princes alliés, pour les entretenir en l'art militaire, comme les seigneurs des ligues ont très sagement fait, ayant un peuple nourri aux montagnes, [disposé] à la guerre, et qui eût été difficile à maintenir en paix, jouissant de la liberté populaire ; et par ce moyen, ils ont toujours eu des hommes de guerre, nourris et entretenus aux dépens d'autrui, outre les pensions publiques et particulières, qui ont été grandes, comme j'ai montré ci-dessus, [avec] aussi la sûreté de leur état, par le moyen des alliances contractées avec un puissant Roi. [760-764]

Conclusion. Et pour conclusion, il me semble que la République bien ordonnée, de quelque nature qu'elle soit, doit être fortifiée aux avenues et frontières, et assurée de quelque bon nombre de gens adroits et aguerris, qui aient certains héritages affectés aux gens de guerre, et octroyés à vie seulement, comme étaient anciennement les fiefs et feudataires et, à présent, les Timars et Timariots en Turquie, afin de faire la guerre, sans solde, quatre, ou, pour le moins, trois mois de l'an, suivant les anciennes ordonnances ; et tenir la main à ce qu'ils ne soient héréditaires, engagés, ni aliénés, non plus que les bénéfices. Et jusqu'à ce qu'on puisse remettre les fiefs en leur nature, cependant qu'on établisse quelques légions de gens de pied et de cheval, selon l'état, pourpris et grandeur de chacune République, qui soient entretenus et exercés dès leur jeunesse aux garnisons et frontières en temps de paix avec la discipline militaire, telle qu'elle était entre les anciens [p. 467] Romains, qui ne savaient [ce] que c'était de vivre à discrétion, et beaucoup moins de fourrager, voler, brigander, battre et meurtrir, comme on fait à présent. [Mais] leur camp était l'école d'honneur, de sobriété, de chasteté, de justice et de toute vertu, sans qu'il fût licite à personne de revenger ses injures, ni procéder par voie de fait. Et afin qu'on puisse garder cette discipline, comme fait encore l'armée des Turcs, il est besoin que les bons Capitaines et soldats soient récompensés, [de même] sur l'âge, de quelques exemptions, privilèges, immunités, et bienfaits. Et quand [bien même] la tierce partie des finances serait bien employée au payement de la gendarmerie, ce ne serait pas trop pour être assuré d'avoir des hommes, au besoin, qui défendent l'état. [Il en va de même] si la République est enviée et environnée de nations belliqueuses, comme sont les peuples situés aux régions tempérées et fertiles de France, d'Italie, de Hongrie, de Grèce, de

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l'Asie mineure, de Sorie, d'Égypte, de Perse, et des îles assises en la mer Méditerranée car les peuples situés aux extrémités du froid ou du chaud, comme sont les Éthiopiens, Numides, Nègres, Tartares, Goths, Moscovites, Écossais, Suédois, n'ont pas besoin de grandes forteresses, ni qu'on entretienne des légions en temps de paix, n'ayant point d'ennemis que ceux qu'ils font eux-mêmes ; étant aussi les peuples de Septentrion de leur nature trop belliqueux, tous gens de cheval, ou la plupart, et adonnés aux armes, sans qu'il soit besoin de les [amener] davantage à ce métier, ou [de] les envoyer à la guerre, si ce n'est pour décharger le pays, ou bien, comme j'ai dit, qu'on ne les puisse nourrir en paix. Et afin qu'on ne soit en danger des alliés peu fidèles, ou que les étrangers ne hument le sang des sujets, s'aguerrissant aux dépens d'autrui et au danger d'envahir l'état, [il faut] que les alliances qu'on traitera offensives et défen-[p. 468] sives soient égales pour recevoir au besoin autant d'aide et secours qu'on sera tenu d'en donner ; et néanmoins que le secours d'autrui ne soit si fort qu'on ne lui puisse donner la loi.

[Les] gens de métier [sont] inhabiles à la guerre. Et au surplus qu'il ne soit permis aux autres sujets de porter les armes, afin que les laboureurs et artisans ne s'affriandent aux voleries, comme ils font, laissant la charrue et la boutique, sans avoir aucune expérience des armes, et, quand il faut marcher contre l'ennemi, ils quittent l'enseigne, ou s'enfuient au premier choc, mettant toute l'armée en désarroi. Et [il en va de même pour] les artisans et gens sédentaires nourris en l'ombre, que tous les anciens et sages Capitaines ont jugé être du tout inhabiles au fait de la guerre, quoi que dise Thomas le More en sa république. Puisque nous avons discouru des hommes de guerre, des forteresses, et du secours qu'on doit tirer des alliés, disons maintenant de la sûreté des traités d'alliance entre les Princes et Républiques. [779-

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