Добавил:
Upload Опубликованный материал нарушает ваши авторские права? Сообщите нам.
Вуз: Предмет: Файл:
bodin_six_livres_republique.pdf
Скачиваний:
24
Добавлен:
02.06.2015
Размер:
1.57 Mб
Скачать

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

166

[p. 280]

CHAPITRE IV

De l'obéissance que doit le Magistrat aux lois, et au Prince souverain

Retour à la table des matières

Puisque le Magistrat, après le souverain, est la personne principale de la République, et sur lequel se déchargent ceux qui ont la souveraineté, lui communiquant l'autorité, la force et la puissance de commander, c'est bien raison devant que passer outre, de toucher brièvement quelle obéissance il doit au Prince souverain, [ce] qui est la première partie de son devoir.

Différence entre le Prince, le Magistrat et le particulier. Et la différence est à remarquer entre le Prince souverain, les Magistrats et les particuliers, d'autant que le souverain n'a rien plus grand ni égal à soi, voyant tous les sujets sous sa puissance ; le particulier n'a point de sujets sur lesquels il ait puissance publique de commander ; mais le Magistrat, soutenant plusieurs personnes, change souvent de [p. 281] qualité de port, de visage, de façon de faire et, pour s'acquitter de sa charge, il est besoin qu'il sache comment il faut obéir au souverain, ployer sous la puissance des Magistrats supérieurs à soi, honorer ses égaux, commander aux sujets, défendre les petits, faire tête aux grands, et justice à tous.

Magistratus virum. C'est pourquoi les anciens disaient que le Magistrat découvre quelle est la personne, ayant à jouer comme en un théâtre public, et en vue d'un chacun beaucoup de personnages ; aussi pouvons-nous dire que la personne fait connaître quel est le Magistrat, car s'il est tel qu'il doit, il rehausse la dignité du Magistrat ; s'il en est indigne, il ravale l'autorité de celui-ci et la majesté du souverain, et, comme dit Tite-Live du Magistrat indigne de sa charge : non qui sibi honorem adjecisset, sed indignitate sua vim, ac ius Magistratui quem gerebat dempsisset. Or, pour savoir quelle obéissance doit le Magistrat au souverain, il est besoin de savoir quel est le mandement du souverain. Car les mandements du Prince sont divers ; les uns portent édits et lois perpétuelles pour toutes personnes, de quelque qualité et condition qu'elles soient, ou pour quelques personnes, et pour quelque temps par manière de provision ; les autres emportent quelque privilège contre les édits pour un seulement, ou [pour] bien peu de sujets ; ou quelque bienfait qui n'est point contre la

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

167

loi, ou bien loyer aux bons, ou peine aux mauvais, ou quelque office, ou quelque commission ; ou bien déclarant quelque édit ou privilège, ou bien pour faire la guerre, ou publier la paix, ou pour faire levées de gens de guerre, ou pour dresser étapes, ou pour lever tailles, aides, subsides, crues, nouveaux impôts ou emprunts ; ou pour envoyer ambassades pour se conjouir, ou condouloir, du bien ou des infortunes des autres Princes ; ou pour traiter mariages, alliances, ou autres choses semblables ; ou [p. 282] pour construire et fortifier les places fortifiables, réparer les ponts, chemins, ports et passages ; ou pour juger quelques procès, ou pour exécuter quelques mandements ; ou pour entériner lettres de justice, restituer les mineurs, les majeurs, les condamnés, ou pour abolition générale ou particulière, ou rémission, ou lettres de pardon, qui sont différentes. Desquels mandements ci-dessus déclairés, [il] y en a qui contiennent diverses espèces, comme les privilèges et bienfaits, soit pour quelque don, ou exemption et immunité de toutes charges, ou de quelques-unes, ou exoines, ou lettres d'état, ou pour avoir droit de bourgeoisie, ou de légitimation, ou de noblesse, ou de chevalerie, ou de foires, ou de corps et collège, ou autre chose semblable. Toutes lesquelles lettres se peuvent résoudre en deux sortes, c'est à savoir en lettres de commandement, ou lettres de justice ; combien que la clause, SI VOUS MANDONS, est aussi bien aux unes comme aux autres, comme en cas pareil le mot latin, JUBEMUS, était aussi bien aux lettres de justice, comme aux lettres de grâce et de faveur, comme on peut voir aux lois et lettres patentes des Empereurs de Grèce. Mais les lettres de grâce, ou qui procèdent de la seule puissance et autorité du Prince, sont proprement appelées en France Mandements, et les Secrétaires qui les expédient, Secrétaires des commandements ; et les lettres de justice, le plus souvent, sont expédiées par les autres secrétaires, et la différence du grand et petit scellé et même, en la plupart, la variété de cire, et de queue simple ou double, ou le scellé pendant en soie de diverses couleurs fait connaître la différence des lettres. Je sais bien que les Latins appelaient mandata Principum, ce que nous appelons en notre langue, Instructions aux Gouverneurs, Capitaines, Ambassadeurs, et autres qui vont en quelque charge. Ainsi se prend le mot de Mandata en droit, où [p. 283] l'Empereur Justinien dit, qu'il avait composé un livre des mandements, ou commandements pour les Gouverneurs de province.

Mais laissant la subtilité des mots, examinons la force des clauses portées par les lettres patentes et mandements, comme est celle-ci : À TOUS PRÉSENTS et à venir. Cette clause est apposée seulement aux lettres qui sont faites pour avoir trait perpétuel, et non pas aux édits qu'on fait par manière de provision, ni aux commissions, ou autres lettres de provision. Cela est bien notoire, mais cette clause, TANT QU'À SUFFIRE DOIVE, est bien de plus grande importance, et ordinairement apposée ès lettres qu'on appelle de Justice, par laquelle le Prince laisse à la discrétion de celui à qui il adresse ses lettres, pour les entériner ou casser, selon que sa conscience et l'équité le jugera ; ce qui n'est point ès lettres de commandement qui n'attribuent rien à celui auquel elles s'adressent, si ce n'est quelquefois la connaissance du fait seulement, et non pas du mérite de l'octroi, quand cette clause y est simplement, S'il vous appert de ce que dit est, etc. Tellement qu'on peut dire les lettres de Justice, [bien] qu'elles soient octroyées par le Prince, ne porter aucun mandement, ni contrainte quelconque au magistrat, à qui elles sont adressées. [Mais]

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

168

au contraire, par les ordonnances de Charles VII et Philippe le Bel, il est défendu aux Juges d'y avoir égard, si elles ne sont équitables. Et combien que la même forme de lettres de justice soit octroyée en Angleterre, qu'ils appellent Briefs de justice, et en Espagne et autres Royaumes, si est-ce néanmoins que cela s'est plutôt fait pour le profit particulier de quelques-uns, que pour la grandeur et accroissement de la majesté des Rois (qui les octroient par forme de bienfait) ou pour nécessité qu'il en soit, puisque le tout est remis en la puissance du magistrat après l'octroi des lettres, ce qui n'est pas auparavant [p. 284] l'octroi de [celles-ci]. [Ce] qui fut la cause que les États tenus à Orléans, présentèrent requête au Roi pour retrancher cette formalité de lettres, qui ne revient qu'à la foule du peuple, sans que le Roi ni le public en tire aucun profit. Aussi, les anciens Grecs et Latins n'ont jamais connu cette forme de lettres de justice, mais les magistrats, sur la requête des parties, faisaient autant que nos Juges sur l'octroi des lettres de justice ; et la clause, Tant qu'à suffire doive, est [celle-là] même qui est portée par les édits des Préteurs, en cette forme, Si qua mihi justa causa videbitur. Vrai est que la puissance de corriger, supployer et déclarer les lois, concernant la juridiction civile, ensemble de restituer et relever ceux qui avaient été circonvenus, ou qui avaient failli aux formalités des lois (puissance qui était donnée aux Préteurs par l'érection de leur office, comme dit Papinien), ressent je ne sais quoi des marques de la majesté souveraine ; et, pour cette cause, on appelait le droit des Préteurs droit honorable, que les Docteurs appellent Noble devoir. Quant à la déclaration et correction des édits et ordonnances, nous avons dit que cela appartient à ceux qui ont la souveraineté ; mais quant aux restitutions, et tout ce qui concerne les lettres de justice, il n'y a pas grande apparence que le Prince souverain s'en empêche ou, pour mieux dire, les officiers des Chanceliers sous le nom du Prince. J'excepterai seulement quelques lettres de justice, qui passent sous le grand scellé, et auxquelles la clause que j'ai dite, Tant qu'à suffire doive, est insérée, laquelle clause déplut à certain personnage tenant l'un des plus hauts degrés d'honneur en ce Royaume, qui n'entendait point la force [de celle-ci], et la voulut rayer, disant que la majesté du Roi était diminuée ; mais il était excusable, n'ayant pas bien lu les ordonnances de nos Rois. Et comment serait diminuée la majesté des Rois pour [p. 285] ce regard, vu même que les anciens Rois d'Égypte faisaient jurer les magistrats de n'obéir jamais à leurs mandements, s'ils commandaient de juger iniquement, ainsi que nous lisons aux sentences des Rois d'Égypte rapportées par Plutarque. Puis donc que l'entérinement, ou rescision, des lettres de justice, adressées sous le nom du Roi aux magistrats, dépend de leur équité et discrétion, il n'est pas besoin d'en dire davantage. Mais quant aux lettres de commandement, qui ne portent que la question du fait simple, sans attribuer la connaissance au Magistrat [de leur] mérite, il n'est pas sans difficulté, si le magistrat étant informé du fait, comme il était porté par la teneur des lettres, les doit vérifier ou exécuter étant injustes. Et la difficulté est encore plus grande quand les lettres n'attribuent puissance au Magistrat, ni du fait, ni du mérite de l'octroi, et [de même] s'il y a mandement exprès. Car quelquefois les Princes usent de prières envers les Magistrats, par lettres particulières de cachet, pour accompagner les lettres de commandement injustes ; et bien souvent ès lettres patentes les prières sont accompagnées de commandements : Nous vous prions, et néanmoins commandons ; en quoi il semble que le Prince déroge à sa majesté, si la chose est juste, ou à la loi de

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

169

Dieu et de nature, si elle est injuste. Or, jamais le Magistrat ne doit être prié, pour faire son devoir, ni déprié pour ne faire chose qui soit inique et déshonnête, comme disait Caton le Censeur ; [ajoutons] aussi que le commandement est incompatible avec les prières. Donc, pour résoudre ce point — si les lettres du Prince n'attribuent aucune connaissance au Magistrat, ni du fait, ni du droit, [mais] seulement [si] l'exécution lui en est donnée — le Magistrat n'en peut prendre aucune connaissance, si les lettres ne sont notoirement fausses, ou nulles, ou contre les lois de nature, [p. 286] comme si le Prince commandait aux Magistrats de faire mourir les innocents, ou tuer les enfants, ainsi que Pharaon et Agrippa, ou de voler et piller les pauvres gens, comme de notre âge le Marquis Albert, entre ses nobles cruautés, faisait planter des gibets aux villes qu'il avait forcées, et commandait aux soldats de piller et voler les habitants sur peine d'être pendus, [bien] qu'il n'eût cause véritable, ni vraisemblable de prendre les armes. Or, si le sujet d'un seigneur particulier ou justicier n'est pas tenu d'obéir en termes de droit, si le Seigneur ou le Magistrat passe les bornes de son territoire, ou de la puissance qui lui est donnée, [quoique] la chose qu'il commande fût juste et honnête, comment serait tenu le Magistrat d'obéir, ou d'exécuter les mandements du Prince en choses injustes et déshonnêtes ? Car en ce cas, le Prince franchit et brise les bornes sacrées de la loi de Dieu et de nature. Si on ne dit qu'il ne se trouvera point de Prince si mal appris, et n'est pas à présumer qu'il voulût commander chose contre la loi de Dieu et de nature, il est vrai : car [celui-là] perd le titre et l'honneur de Prince, qui fait contre le devoir de Prince. Nous avons montré par ci-devant que le Prince ne peut rien contre la loi de nature, et touché les distinctions qu'on peut faire ès lois humaines, et que veut dire la puissance absolue, et quel poids a la clause des lettres patentes, Tel est notre plaisir, qui peuvent éclaircir la question touchant l'obéissance du magistrat envers le Prince, [question] qui [ne] dépend aucunement de la puissance du Prince sur le magistrat, en laquelle nous ne voulons entrer, [mais] seulement remarquer le devoir du magistrat en l'exécution des mandements du souverain. [409-414]

Clause pernicieuse, De motu proprio. Il n'est ici besoin d'entrer en la dispute des privilèges, [ce] qui serait chose infinie. Mais il suffit généralement en passant d'avertir les magistrats de prendre garde aux [p. 287] lettres qui portent quelque privilège, et les examiner plus diligemment qu'on ne fait, quelque bon rapport que fasse le Prince de celui qui obtient le privilège, car on sait assez que les Princes, bien souvent, n'ont jamais connu ceux qui arrachent les privilèges, combien qu'il n'y a ruse ni subtilité qu'on n'ait cherchée pour frauder les lois et abuser de la religion du Prince et des magistrats, comme il s'est inventé une clause à Rome, De motu proprio, qui a coulé en toute l'Europe. Car il n'y a Empereur ni Roi, lors qu'il est question de rompre une loi, ou casser un édit, et faire place aux dispenses et privilèges, qui n'ajoute ces mots : De notre propre mouvement, [quoique] les Princes aient été importunés, et quasi forcés d'octroyer ce qu'on leur a demandé. On sait assez qu'il y a toujours des témoins au camp Fiori, qui déposent de la vertu, probité, savoir et prud'homie d'un qui sera au bout du monde, pour faire glisser la clause De motu proprio, qui excuse tous impétrants de lettres, [quoiqu'elles] fussent très iniques, et en vertu de cette clause, la connaissance des subreptions et obreptions cesse, si nous recevons l'opinion de quelques-uns très pernicieuse et dangereuse à un état, et à laquelle en France on n'a

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

170

jamais eu égard, qu'il n'ait toujours été licite [de] s'enquérir de la vérité du fait. Et d'autant qu'il était facile de circonvenir le Prince et les Magistrats quand les mandements, lettres patentes, et récrits avaient trait perpétuel, il a été saintement ordonné qu'elles ne seraient recevables après l'an révolu, et qu'elles n'auraient aucun effet, jusqu'à [leur] vérification ou [leur] exécution. Et [il] me semble que l'ordonnance de Milan est encore meilleure, c'est à savoir que les mandements et lettres patentes adressées au Sénat ne soient recevables l'an révolu, ni celles qui s'adressent aux Magistrats après le mois expiré, et que non seulement on mette l'an et le jour, [mais] [p. 288] aussi l'heure, comme il se fait quasi partout en Allemagne, suivant l'opinion de plusieurs Jurisconsultes pour clore les procès et différends qui surviennent pour les dons, offices et bénéfices octroyés en même jour à plusieurs, comme il fut arrêté par l'assemblée du tiers état à Blois sur la requête de ce faite par Bodin, député de Vermandois. Le troisième point de notre distinction était, quand le Prince défend expressément par ses lettres patentes, de prendre aucune connaissance des faits portés au narratif [de celles-ci], [encore] que les faits soient faux ou douteux, savoir si le Magistrat en doit prendre connaissance ; il semble qu'il en doit connaître. Car nous avons dit qu'il peut et doit connaître, et s'enquérir des faits portés par les récrits, [alors] que le Prince déclare savoir la vérité. Je dis néanmoins qu'il n'appartient pas au Magistrat de passer par-dessus les défenses du Prince souverain, car il y a bien différence quand le Prince déclare qu'il connaît la vérité, et quand il défend de s'en enquérir ; car en lui, il est à présumer qu'il a été circonvenu et que, s'il eût bien su, il n'eût pas affermé le vrai pour le faux, comme s'il donnait une judicature à un soldat, ou un état de Capitaine à un avocat, ni l'un ni l'autre ne doit être reçu par le Magistrat, ni jouir du bienfait, s'il est ainsi que le soldat s'est dit avocat, et l'avocat s'est dit soldat, attendu que la qualité prétendue aurait donné occasion au Prince de s'abuser. Mais quand le Prince défend au magistrat de prendre connaissance du fait, on doit présumer qu'il a bien entendu ce qu'il faisait, et qu'il n'a pas voulu que le Magistrat en prît connaissance. Mais bien pourra-t-il user du remède que nous avons dit ci-dessus, et remontrer au Prince la vérité et l'importance de son mandement ; et, s'étant acquitté de son devoir, obéir s'il lui est mandé derechef ; autrement, la majesté du Prince souverain serait illusoire et [p. 289] sujette aux Magistrats. Combien qu'il n'est pas tant à craindre que la majesté soit diminuée, que les autres Magistrats soient induits, et puis le peuple, à désobéir au Prince, [chose] qui tire après soi la ruine de l'état. Si on me dit qu'il ne faut pas que le Prince commande rien qui soit inique, je le confesse, et ne faut jamais, s'il est possible, que le Prince commande rien qui soit sujet même à répréhension, ni calomnie ; ou s'il connaît que ses Magistrats soient de contraire avis, et qu'il faudra user de contrainte en leur endroit. Car par ce moyen le peuple ignorant est ému à désobéissance et à mépris des édits et ordonnances, comme étant publiées, et reçues par force et impression. Mais il est question de savoir [ce] que doit faire le Magistrat si le Prince, contrevenant à son devoir, commande quelque chose contre l'utilité publique, et contre la justice civile, pourvu qu'il n'y ait rien contre la loi de Dieu et de nature. Et s'il est ainsi que le moindre Magistrat doit être obéi, [alors] qu'il commande chose inique, Ne Praetoris majestas contempta vidéatur, comme dit la loi combien plus doit-on obéir au Prince souverain, de la majesté duquel dépendent tous les Magistrats ? Or, ceci est répété en plusieurs lois, qu'il faut obéir au

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

171

Magistrat, soit qu'il commande chose juste ou injuste, suivant l'avis de tous les sages qui en ont écrit. Et à ce propos disait Cicéron, quoiqu'il fût ennemi capital des Tribuns du peuple, qu'il faut obéir à l'opposition inique des Tribuns, quo nihil, inquit, praétantius : impediri enim bonam rem melius est, quam concedi male. Et auparavant il avait dit, nihil exitiosius civitatibus, nihil tam contrarium juri, ac legibus, nihil minus civile est et humanum, quàm composita et constituta Repub. quicquam agi per vim. Et qui est celui qui ne sait qu'on a vu les sujets s'armer contre le Prince souverain, voyant la désobéissance et [le] refus que faisaient les Magistrats de [p. 290] vérifier et exécuter ses édits et mandements ? Toutefois, on crie : l'Édit est pernicieux au public, nous ne pouvons, ni ne devons le vérifier : cela est bon à remontrer ; mais voyant le vouloir du Prince ferme et immuable, faut-il mettre un état au hasard ? faut-il se laisser forcer ? Il serait plus honnête de quitter l'état et l'office. Mais y a-t-il chose plus dangereuse ni plus pernicieuse, que la désobéissance et mépris du sujet envers le souverain ? Nous conclurons donc qu'il vaut beaucoup mieux ployer sous la majesté souveraine en toute obéissance que, en refusant les mandements du souverain, donner exemple de rébellion aux sujets, gardant les distinctions que nous avons ci-dessus posées, et [de même] quand il y va de l'honneur de Dieu, qui est et doit être à tous sujets plus grand, plus cher, plus précieux que les biens, ni la vie, ni l'honneur de tous les Princes du monde. Et pour savoir comme il s'y faut porter entre plusieurs exemples, nous avons celui de Saül, qui commanda de mettre à mort les Prêtres sans cause ; il n'y eut pas qui voulût obéir, hormis Doeng, qui tout seul en fit l'exécution. Nous avons un très bel exemple de Petronius, gouverneur de Syrie, qui reçut mandement de mettre la statue de l'Empereur Caligula au plus beau lieu du temple de Jérusalem, ce qui avait été fait en tous les temples de l'Empire, mais les Juifs ne l'avaient jamais souffert en leurs temples, et avaient jeté, rompu et brisé toutes les images, et jusqu'aux boucliers des Empereurs qu'on y avait mis par force. De quoi irrité, Caligula usa de mandement exprès et rigoureux.

Exemple mémorable de la prudence du Magistrat et constance d'un peuple.

Petronius assemble les vieilles bandes des garnisons, et met sus une puissante armée pour exécuter sa commission. Les Juifs, laissant les villes et la culture, de la terre, s'en allèrent à grandes troupes lui remontrer qu'il ne devait pas [p. 291] tant craindre un homme mortel, que de commettre une méchanceté si détestable contre la majesté de Dieu, et le supplient [de] recevoir en bonne part leur constance, qui était de mourir devant que de voir cela. Petronius toutefois leur dit qu'il y allait de sa vie, et, pour les étonner, fit marcher son armée à Tibérias, où le peuple accourut de toutes parts, désarmé et résolu de mourir devant que de voir l'image mise au temple, baissant les têtes devant l'armée de laquelle Petronius avait environné tout le peuple ; mais voyant la fermeté de ce peuple, et l'affection si ardente à l'honneur de Dieu, de vouloir plutôt mourir que de voir seulement la statue d'un homme au temple de Dieu, il fut tout changé et leur promit qu'il enverrait ses remontrances à l'Empereur, et mourrait plutôt que d'exécuter la commission, en rachetant sa vie au prix du sang innocent de tant de peuples. Nonobstant les remontrances, l'Empereur lui envoya mandement itératif, avec menaces rigoureuses de lui faire souffrir tous les tourments dont il se pourrait aviser, s'il n'exécutait la commission. Mais le navire qui portait la commission fut détourné par la tempête, et cependant les nouvelles arrivèrent à Petronius que

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

172

l'Empereur avait été occis. Et en cette sorte, le sage gouverneur s'étant acquitté de sa conscience envers Dieu, et de son devoir envers son Prince, et envers les sujets d'une pitié grande, fut divinement garanti des cruautés dont il était menacé. Mais aussi fautil bien prendre garde, que le voile de conscience et de superstition mal fondée, ne fasse ouverture à la rébellion, car puisque le magistrat a recours à sa conscience sur la difficulté qu'il fait d'exécuter les mandements, il fait sinistre jugement de la conscience de son Prince. Il faut donc qu'il soit bien assuré de la vraie connaissance du Dieu éternel, et de la vraie adoration qui lui est due, qui ne gît pas en [p. 292] mines. Je mettrais d'autres exemples, si je ne craignais que ceux qu'on appelle Païens, ne nous fissent honte ; car l'amour fervent de l'honneur de Dieu est tellement attiédi, et puis refroidi par succession de temps, qu'il y a danger qu'enfin il ne gèle du tout. Nous avons dit de l'obéissance du Magistrat au souverain ; disons maintenant de la puissance du Magistrat envers les particuliers. [425-429]

Соседние файлы в предмете [НЕСОРТИРОВАННОЕ]