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Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583)

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[p. 353]

CHAPITRE III

Que les changements des Républiques et des lois ne se doivent faire

tout à coup

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Nous avons le plus sommairement que faire se pouvait, discouru des changements et ruines des Républiques, et [de leurs] causes, et des conjectures qu'on en peut tirer à l'avenir. Mais d'autant que les présomptions que nous avons remarquées ne sont pas nécessaires pour en faire démonstration certaine, et quand [bien même] la science des influences célestes serait [-elle] bien connue, et l'expérience arrêtée, cela n'emporterait point de nécessité ; il s'ensuit bien que par la sagesse et prudence que Dieu a données aux hommes, on peut maintenir les Républiques bien ordonnées en leur état, et prévenir [leurs] ruines.

Les sages ne sont point sujets aux influences célestes. Car tous les Astrologues [eux-] mêmes demeurent d'accord, que les sages ne sont point [p. 354] sujets aux astres, mais bien que ceux-là qui lâchent la bride aux appétits déréglés, et cupidités bestiales, ne peuvent échapper les effets des corps célestes, comme Salomon l'entend en un proverbe, où il menace les méchants, disant que Dieu fera passer la roue pardessus eux, c'est-à-dire les effets de la roue céleste. Si donc on a découvert que la force des astres, qu'on pensait inévitable, se peut affaiblir, et que les sages Médecins ont trouvé des moyens pour changer les maladies, et altérer les fièvres contre leur cours naturel, afin de les guérir plus aisément, pourquoi le sage Politique, prévoyant les changements qui adviennent naturellement aux Républiques, ne préviendra par conseil et remèdes convenables la ruine [de celles-ci] ? Ou, si la force du mal est si grande qu'il soit contraint [de] lui obéir, si est-ce néanmoins qu'il fera certain jugement par les symptômes qu'il verra au jour critique de l'issue qui en adviendra, et avertira les ignorants de ce qu'il faut faire, pour sauver ce qu'on pourra. Et tout ainsi que les plus savants Médecins, aux accès les plus violents, si les symptômes sont bons, ont plus d'espérance de la santé que si l'accès est doux et languide (et au contraire, quand ils voient l'homme au plus haut degré de santé qui peut être, alors ils sont en plus grande crainte qu'il ne tombe en extrême maladie comme disait

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Hippocrate), [de même] aussi, le sage Politique voyant sa République travaillée de tous côtés, et presque accablée des ennemis, si d'ailleurs il aperçoit que les sages tiennent le gouvernail, que les sujets obéissent aux Magistrats, et les Magistrats aux lois, alors il prend courage, et promet bonne issue, au lieu que le peuple ignorant perd patience, et se jette au désespoir : comme il advint après que les Carthaginois eurent emporté la troisième victoire contre les Romains à la journée des Cannes ; plusieurs des alliés, qui avaient tenu bon [p. 355] jusque-là, suivirent le parti d'Annibal, et presque tous les quittèrent au besoin, car on n'attendait autre chose que leur ruine ; mais celui qui plus gâta leurs affaires, fut Terentius Varro, Consul.

Jugement de l'état des Romains au plus grand danger. Lequel ayant réchappé de la défaite, qui n'était pas moindre de soixante mille hommes, écrivit à Capoue que c'[en] était fait de l'état, que toute la fleur et la force des Romains était perdue ; ce qui étonna si fort les Capouans qu'ils se résolurent de se joindre au parti d'Annibal, qui était le plus fort. Et d'autant qu'ils étaient les plus riches et opulents d'Italie, ils tirèrent plusieurs autres peuples à leur cordelle, au lieu qu'il devait les assurer, et diminuer la perte des siens envers les alliés, comme fit Scipion l'Africain envers ses compagnons qui, lors, avaient résolu de quitter la ville ; il les contraignit tous par serment qu'ils firent, de ne bouger, et défendre la patrie. Aussi le Sénat ne s'étonna point, [mais] il montra sa prudence plus que jamais. Et combien qu'en toutes les villes d'Italie, le peuple muable à tous vents favorisait le parti d'Annibal l'ayant vu tant de fois victorieux, néanmoins le Senat de chacune ville portait les Romains. Unus veluti morbus omnes Italiae populos invaserat, ut plebs ab optimatibus dissentiret : Senatus Romanis faveret, plebs ad Pœnos rem traheret. Voilà les mots de Tite-Live. Et même Hiéron, Roi de Sicile, estimé lors le plus sage Prince de son âge, ne voulut jamais se départir de l'alliance des Romains, et leur aida tant qu'il put, connaissant bien leur constance et prudence au maniement des affaires, et, entre plusieurs présents, il leur envoya une statue d'or de la victoire. En quoi on peut voir, que les sages voyant les Romains si avisés, et si constants en l'extrême nécessité, et que les lois n'avaient jamais été gardées plus étroitement, ni la discipline militaire plus sévèrement entretenue, [p. 356] comme dit Polybe, alors ils firent jugement, que l'issue de leur affaire serait bonne, [tout] comme le sage médecin voyant les symptômes favorables au plus fort de l'accès de son malade, a toujours bonne espérance. Et au contraire en Carthage ce n'étaient que partialités et factions, et [jamais], les lois n'avaient été si peu prisées, ni les magistrats moins estimés, ni les mœurs plus gâtés, [ce] qui était un certain présage, que du plus haut degré de leurs félicités, ils devaient bientôt être précipités et ruinés, comme il advint aussi. Donc, la première règle qu'on peut avoir pour maintenir les Républiques en leur état, c'est de bien connaître la nature de chacune République, et les causes des maladies qui leur adviennent. C'est pourquoi je me suis arrêté à discourir jusqu'ici l'un et l'autre, car ce n'est pas assez de connaître laquelle des Républiques est la meilleure, [mais] il faut savoir les moyens de maintenir chacune en son état, s'il n'est en notre pouvoir de la changer, ou qu'en la changeant elle soit au hasard de tomber en ruine ; car il vaut beaucoup mieux entretenir le malade par diète convenable, qu'attenter de guérir une maladie incurable, aux hasard de sa vie, et jamais [il] ne faut essayer les remèdes violents, si la maladie n'est extrême, et qu'il n'y ait plus d'espérance. Cette maxime a lieu en toute

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République, non seulement pour le changement de l'état, [mais] aussi pour le changement des lois, des mœurs, des coutumes ; à quoi plusieurs n'ayant pris garde, ont ruiné de belles et grandes Républiques, sous l'appât d'une bonne ordonnance qu'ils avaient empruntée d'une République du tout contraire à la leur. Nous avons montré ci-dessus, que plusieurs bonnes lois, qui maintiennent la Monarchie, sont propres à ruiner l'état populaire, et celles qui gardent la liberté populaire, servent à ruiner la Monarchie.

Les changements soudains [sont] périlleux. Et [p. 357] combien qu'il y en a plusieurs indifférentes à toute sorte de République, si est-ce que l'ancienne question des sages politiques n'est pas encore bien résolue, c'est à savoir, si la nouvelle ordonnance est préférable, [bien] qu'elle soit meilleure que l'ancienne, car la loi, pour bonne qu'elle soit, ne vaut rien, si elle porte un mépris de soi-même ; or est-il que la nouveauté, en matière de lois, est toujours méprisée, et, au contraire, la révérence de l'antiquité est si grande qu'elle donne assez de force à la loi pour se faire obéir de soimême sans Magistrat ; au lieu que les édits nouveaux, avec les peines y apposées, et tout le devoir des officiers, ne se peuvent entretenir, sinon avec bien grande difficulté ; de sorte que le fruit qu'on doit recueillir d'un nouvel édit n'est pas si grand que le dommage que tire après soi le mépris des autres lois, pour la nouveauté d'une. Et pour le trancher court, il n'y a chose plus difficile à traiter, ni plus douteuse à réussir, ni plus périlleuse à manier, que d'introduire [de] nouvelles 1 ordonnances. Cette raison me semble fort considérable. J'en mettrai encore une qui n'est pas de moindre poids : c'est que tout changement de loi[s] qui touchent l'état est dangereux ; car de changer les coutumes et ordonnances, concernant les successions, contrats ou servitudes, de mal en bien, il est aucunement tolérable, mais de changer les lois qui touchent l'état, il est aussi dangereux comme de remuer les fondements ou pierres angulaires qui soutiennent le faix du bâtiment, lequel en ce faisant s'ébranle, et reçoit bien souvent plus de dommage (outre le danger de sa ruine) que de profit de la nouvelle étoffe, [de même] s'il est [déjà] vieil et caduc. Ainsi est-il d'une République [déjà] envieillie, si on remue tant soit peu les fondements qui la soutiennent, il y a grand danger de la ruine [de celle-ci] : [p. 358] car la maxime ancienne des sages politiques doit être bien pesée, c'est à savoir qu'il ne faut rien changer ès lois d'une République qui s'est longuement maintenue en bon état, quelque profit apparent qu'on veuille prétendre. Et pour ces causes l'édit des Athéniens, qui depuis fut reçu en Rome, et passé en force de loi, publiée à la requête du Dictateur Publius Philo, était le plus nécessaire qui pût être en une République, c'est à savoir, qu'il ne fût licite à personne de présenter requête au peuple, sans l'avis du Sénat, ce qui est mieux gardé à Venise qu'en lieu du monde, car il n'est pas seulement permis de présenter requête au Sénat sans l'avis des sages. Mais en la République des Locriens, l'ordonnance était bien encore plus étroite, c'est à savoir, que celui qui voulait présenter requête pour la faire passer en force de loi, était contraint de venir devant le peuple la corde au col, de laquelle il devait être étranglé sur le champ, s'il était débouté de sa requête : [ce] qui fut cause que cette République-là se maintint fort longtemps sans rien ôter ni ajouter

1

Platon, au livre des Lois, VII.

 

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aux lois anciennes, jusqu'à ce qu'un citoyen borgne présenta requête au peuple, tendant [à ce que, dorénavant,] ceux-là qui aveugleraient les borgnes de propos délibéré auraient les deux yeux crevés, d'autant que son ennemi le menaçait de lui crever l'œil qui lui restait pour le rendre aveugle du tout, à la peine d'en perdre l'un des siens suivant la loi de la pareille, qui lors était quasi commune à tous peuples. Sa requête fut entérinée, et passa en force de loi, et non sans difficulté. Si on me dit que le changement de lois est souvent nécessaire, et [il en est de même] de celles qui concernent la police ordinaire, je dis que nécessité en ce cas n'a point de loi, mais parlant des édits et ordonnances volontaires, encore qu'elles soient très belles et utiles en soi, néanmoins le changement est toujours périlleux, [de même] en ce qui touche [p. 359] l'état. Non pas que je veuille que la République serve aux lois, qui ne sont faites que pour la conservation [de celle-ci], et [il] faut toujours avoir cette maxime générale, et qui ne souffre point d'exception, salus populi suprema lex esto. Car tout ainsi que Thémistocle persuada aux Athéniens de bâtir forteresses et murailles autour d'Athènes pour la tuition et défense des citoyens, aussi Théramènes pour la même cause fut d'avis qu'on les ruinât, autrement la ruine du peuple et de la République était inévitable. Et [il] n'y a lois si excellentes soient-elles, qui ne souffrent changement quand la nécessité le requiert, et non autrement. C'est pourquoi Solon après avoir publié ses lois, fit jurer les Athéniens de les garder cent ans, comme dit Plutarque, pour faire entendre qu'il ne faut pas les faire éternelles, ni les changer aussi tout à coup. Et Lycurgue prit aussi le serment de ses citoyens, de garder ses lois jusqu’à son retour, qu'il devait rapporter l'Oracle, et ne voulut depuis retourner, se bannissant volontairement de son pays naturel pour obliger ses citoyens à garder ses lois autant qu'il serait possible. Et [bien] que l'injustice d'une loi ancienne soit évidente, si vaut-il mieux endurer qu'elle vieillisse, perdant sa force peu à peu, que de la casser par violence soudaine.

Le moyen de changer de lois. Ainsi firent les Romains des lois des douze Tables, qu'ils ne voulurent pas abroger, [mais] les passer par souffrance, en ce qui était inique, ou inutile, afin que cela ne causât un mépris de toutes lois ; mais lors que par trait de temps elles furent désaccoutumées, [ce] qui fut sept cents ans après qu'elles avaient été publiées, il fut ordonné à la requête du Tribun Ebutius, que celles qui étaient comme anéanties par non usance seraient tenues pour cassées et annulées, afin que personne n'y fût abusé. Mais d'autant que le naturel des hommes et des choses humaines est lubrique à [p. 360] merveilles, allant en précipice continuel de bien en mal, et de mal en pis, et que les vices se coulent peu à peu, comme les mauvaises humeurs qui s'accueillent insensiblement au corps humain, jusqu'à ce qu'il soit plein, alors il est bien nécessaire d'employer nouvelles ordonnances ; et néanmoins cela se doit faire petit à petit, et non pas tout à coup, comme s'efforça de faire Agis, Roi de Lacédémone, lequel voulant rétablir l'ancienne discipline de Lycurgue, qui était presque anéantie par souffrance des Magistrats, il fit apporter toutes les obligations et cédules des particuliers, et les fit brûler en public, et cela fait, il voulut procéder à nouveau partage des terres, afin d'égaler les biens, comme Lycurgue avait fait. Et combien que son intention fût désirée de plusieurs en la République de Lacédémone, qui avait ainsi été fondée, si est-ce que pour avoir précipité l'affaire, non seulement il déchut de son espérance, [mais] ainsi il embrasa un feu de sédition qui brûla sa

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maison ; et après avoir été dépouillé de son état, fut étranglé avec sa mère, et autres siens partisans, faisant pont aux plus méchants, qui envahirent la République, et frustra sa patrie d'un bon et vertueux Prince. Car il fallait premièrement se faire maître des forces, ou, s'il était impossible, sonder les cœurs, et gagner les plus grands l'un après l'autre, comme Lycurgue avait fait, et puis défendre la monnaie d'or et d'argent et, quelque temps après, les meubles précieux. Mais d'user d'une saignée si violente devant que purger, et d'une si forte médecine, devant que préparer, ce n'est pas guérir les maladies, [mais] meurtrir les malades. Il faut donc suivre aux gouvernements des Républiques de ce grand Dieu de nature, qui fait toutes choses petit à petit, et presque insensiblement. [572-578]

La voie de suppression tolérable. Ce que j'ai dit, que la multitude des officiers, ou des Collèges, ou des [p. 361] privilégiés, ou des méchants, qui sont accrus peu à peu, par la souffrance des Princes et Magistrats, doit être supprimée par même moyen, a lieu en toutes choses qui concernent le public, et se rapporte à la nature des lois, qui n'ont force ni effet que pour l'avenir. Et [quoique] la tyrannie soit une chose cruelle et détestable, si est-ce que le plus sûr moyen de l'ôter, si le tyran n'a point d'enfants ni de frères, c'est de supprimer la tyrannie advenant la mort du tyran, et non pas s'efforcer par violence de lui ôter la puissance, au hasard de ruiner l'état, comme il est advenu souvent.

Ruse de tyrans. Mais si le tyran a des enfants et qu'il s'efforce de faire mourir les plus grands l'un après l'autre, comme les tyrans ont de coutume, ou de supprimer les magistrats et officiers, qui peuvent empêcher le cours de sa tyrannie, afin qu'il fasse tout ce qu'il lui plaira sans contredit, alors les remèdes violents pourraient servir, selon les distinctions que nous avons posées ci-dessus : autrement non.

Il faut que le sage politique suive les œuvres de Dieu au gouvernement de ce monde. Il faut donc au gouvernement d'un état bien ordonné suivre ce grand Dieu de nature, qui procède en toutes choses lentement, et petit à petit, faisant croître d'une semence menue un arbre en grandeur et grosseur admirable, et toutefois insensiblement, et conjoignant toujours les extrémités par moyens, mettant le printemps entre l'hiver et l'été, et l'automne entre l'été et l'hiver, usant de même sagesse en toutes choses. Et s'il est dangereux de changer souvent de lois, disons aussi s'il est dangereux de changer de Magistrats, ou bien s'il vaut mieux avoir les Magistrats perpétuels. [581]

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