
- •Jean Bodin
- •Les six livres de
- •la République
- •Jean Bodin
- •Quatrième de couverture
- •PRÉSENTATION
- •de l'État profane
- •PRÉFACE SUR LES SIX LIVRES
- •DE LA RÉPUBLIQUE
- •De Jean Bodin,
- •en son privé Conseil
- •Sommaire
- •Le Premier Livre
- •de la République
- •CHAPITRE I
- •CHAPITRE II
- •Du ménage,
- •CHAPITRE III
- •De la puissance maritale,
- •CHAPITRE IV
- •CHAPITRE V
- •CHAPITRE VI
- •Chapitre VII
- •CHAPITRE VIII
- •De la souveraineté
- •CHAPITRE IX
- •CHAPITRE X
- •Des vraies marques de souveraineté
- •CHAPITRE I
- •CHAPITRE II
- •De la Monarchie Seigneuriale
- •CHAPITRE III
- •De la Monarchie Royale
- •CHAPITRE IV
- •De la Monarchie Tyrannique
- •CHAPITRE V
- •CHAPITRE VI
- •De l'état Aristocratique
- •Chapitre VII
- •De l'État populaire
- •Le Troisième Livre
- •de la République
- •CHAPITRE I
- •Du Sénat, et de sa puissance
- •CHAPITRE II
- •Des Officiers et Commissaires
- •CHAPITRE III
- •Des Magistrats
- •CHAPITRE IV
- •CHAPITRE V
- •CHAPITRE VI
- •CHAPITRE VII
- •Le Quatrième
- •Livre de la République
- •CHAPITRE I
- •CHAPITRE II
- •CHAPITRE III
- •tout à coup
- •CHAPITRE IV
- •CHAPITRE V
- •CHAPITRE VI
- •CHAPITRE VII
- •Le Cinquième Livre
- •de la République
- •CHAPITRE I
- •CHAPITRE II
- •Les moyens de remédier
- •CHAPITRE III
- •ou bien laissés aux héritiers
- •CHAPITRE IV
- •Du loyer et de la peine
- •CHAPITRE V
- •CHAPITRE VI
- •Le Sixième Livre
- •de la République
- •CHAPITRE I
- •CHAPITRE II
- •Des Finances
- •CHAPITRE III
- •CHAPITRE IV
- •De la comparaison
- •CHAPITRE V
- •et hors partage
- •CHAPITRE VI
- •Notice sur la vie
- •et les œuvres de Jean Bodin
- •de l'Antiquité cités
- •Index

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583) |
88 |
[p. 138]
CHAPITRE IX
Du Prince tributaire ou feudataire, et s'il est souverain, et de la prérogative d'honneur entre les Princes souverains
Retour à la table des matières
Cette question mérite un chapitre séparé, d'autant qu'elle n'a rien de commun, avec les anciennes marques de souveraineté, qui étaient auparavant le droit des fiefs, usités par toute l'Europe et l'Asie, et plus encore en Turquie qu'en lieu du monde, car les Timariots en Turquie ne tiennent les fiefs qu'ils ont pour servir en guerre, que tant qu'il plaît au Roi des Turcs, qui ne les donne pour le plus qu'à vie : [bien] qu'on baille aux Timariots plusieurs censiers, avec le papier terrier de tous les devoirs et rentes du fief qu'ils appellent Timar, c'est-à-dire en leur langue, Usufruit. Peut-être que le mot vient du Grec [en grec] et Timar signifierait honorable usufruit, qui est la vraie nature du fief, exempt de charges roturières : et pour cette cause le vassal ès anciennes lois des Lombards, s'appelle Leude, qui veut dire franc, Aldius ou Laudi-[p. 139] mia, qui sont les lots et droits dus au seigneur du fief. Nous avons dit ci-devant que celui est absolument souverain, qui ne tient rien, après Dieu, que de l'épée. S'il tient d'autrui, il n'est plus souverain, comme dit un Poète, esse sat est servum, jam nolo vicarius esse : Qui Rex est, Regem Maxime non habeat. Si donc ceux qui tiennent en foi et hommage ne sont pas souverains, il n'y aura quasi point de Prince souverain. Et si nous accordons que ceux qui tiennent en foi et hommage, ou qui sont tributaires, soient souverains, il faudra confesser par même suite de raisons que le vassal et le seigneur, le maître et le serviteur sont égaux en grandeur, en puissance, en autorité. Et toutefois les Docteurs en lois ont tenu que les Ducs de Milan, Mantoue, Ferrare, Savoie, et même jusqu'aux Comtes sont souverains, qui contrarie bien fort à la maxime que nous avons posée. Par quoi il est besoin d'éclaircir cette question, qui tire après soi le point principal de la souveraineté, et la prérogative d'honneur entre les Princes, qui n'estiment rien plus cher en ce monde. Or nous avons montré au chapitre de la protection, que les Princes qui sont en protection, s'il n'y a autre sujétion, retiennent la souveraineté, [bien] qu'ils aient traité alliance inégale, par laquelle ils sont tenus

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583) |
89 |
reconnaître leurs protecteurs en tout honneur. Mais il y a différence entre ceux qui sont en protection simplement, et ceux qui tiennent en foi et hommage. Quand je dis foi et hommage, j'entends le serment de fidélité, la soumission, le service et devoir du vassal envers le seigneur.
Six degrés de sujétion. Nous ferons donc six degrés des moindres aux plus grands, outre celui qui est absolument souverain, et qui ne tient de Prince, ni de seigneur, ni de protecteur. Le premier est le Prince tributaire, qui est moindre au traité, que celui auquel il doit tribut, et néanmoins il retient tout [p. 140] droit de souveraineté, sans autre soumission à celui auquel le tribut est payé. Et combien qu'il semble être plus grevé, que celui qui est en protection, si est-ce qu'en effet il est plus grand, car en payant le tribut qu'il a promis pour avoir la paix, il est quitte, et n'a que faire d'autrui pour défendre son état. Le second est le Prince qui est en protection ou [aveu], qui est moindre que le protecteur, comme nous avons dit, et que le Prince tributaire ; d'autant qu'il ne se peut garantir de l'invasion de ses ennemis, sans l'aide et protection, et se met sous le bouclier d'autrui, et s'appelle adhérent ou avoué, et la protection [avouée], de laquelle nous avons traité ci-dessus. Le troisième est le Prince souverain d'un pays, et hors protection, et néanmoins vassal d'un autre Prince pour quelque fief, pour lequel il doit l'honneur et service porté par son aveu. Le quatrième est le vassal simple qui doit la foi et hommage du fief qu'il tient, et n'est point Prince souverain d'autre seigneurie, ni sujet de celui duquel il tient le fief. Le cinquième est le vassal lige d'un Prince souverain, duquel il n'est point sujet naturel. Le sixième est le sujet naturel, soit vassal, ou censier, ou bien ayant terres feudales ou roturières, qu'il tient de son Prince souverain et naturel seigneur, ou en franc-alleu, et reconnaît sa juridiction ; ou qui n'a ni feu ni lieu, et néanmoins est justiciable et sujet de son Prince au pays duquel il est natif. J'ai fait cette distinction pour ôter la confusion que plusieurs font du sujet avec le vassal, et du vassal simple avec l'homme lige, et [qui] tiennent que l'homme lige doit toute obéissance au seigneur envers et contre tous, et que le simple vassal réserve le supérieur, et néanmoins il n'y a que le sujet qui doit obéissance. Car le vassal, soit lige ou simple, s'il n'est sujet, ne doit que le service et hommage porté par son investiture, et s'en peut exempter en quittant le fief sans fraude. Mais le sujet naturel, [p. 141] qui tient en fief, ou en censive, ou franc-alleu, ou qui n'a rien du tout, ne se peut exempter de la puissance de son Prince sans son vouloir et consentement, ainsi que nous avons montré au chapitre du citoyen. Le simple vassal ne doit prêter le serment à son seigneur qu'une fois en sa vie, encore y a tel vassal qui n'est jamais tenu de prêter serment, car le fief peut être sans obligation de faire la foi, quoi que dise M. Charles du Moulin. Mais le sujet quel qu'il soit est toujours tenu de prêter le serment, toutefois quand il plaira à son Prince souverain, [bien] qu'il ne fût ni vassal, ni censier, et qu'il ne tînt rien en franc-alleu, ou qu'il fût Évêque sans aucun temporel. Quant à l'homme lige, il n'est pas requis qu'il soit sujet du seigneur duquel il tient ; et se peut faire qu'il sera Prince souverain, tenant quelque seigneurie d'autrui en foi et hommage lige ; il se peut faire aussi qu'il sera sujet naturel d'un Prince, et homme lige d'un autre à cause du fief, ou bien vassal simple d'un seigneur, sans être sujet et homme lige d'un autre, et naturel sujet d'un autre duquel il sera justiciable, et ne tiendra ni fief, ni cens de lui. Car le vassal du vassal n'est pas pourtant ni vassal, ni sujet du même seigneur, si ce n’était pour le regard du même fief. [161-164]

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583) |
90 |
Le Prince qui tient [sa puissance] d'autrui n'est point souverain. Il y a donc bien différence de celui qui tient simplement en foi et hommage, n'étant point souverain, ni sujet du seigneur féodal, et de celui qui est souverain d'un pays et vassal d'un seigneur pour quelque fief, et de celui qui est en protection seulement, ou qui est tributaire d'un Prince ayant souveraineté sur les siens, ou qui est naturel sujet. Par ainsi, nous conclurons qu'il n'y a que celui absolument souverain qui ne tient rien d'autrui, attendu que le vassal pour quelque fief que ce soit, fût-il Pape ou Empereur, doit service personnel à cause du fief qu'il tient. Car combien que ce mot de Service en matière des fiefs, et en toutes [p. 142] les coutumes, ne fasse aucun préjudice à la liberté naturelle du vassal, si est-ce qu'il emporte droits, devoirs, honneur et révérence au seigneur féodal, qui n'est point une servitude réelle, [mais] elle est annexée et inséparable de la personne, et [il] n’en peut être affranchi sinon en quittant le fief, pourvu qu'il ne soit point sujet naturel du seigneur féodal, duquel il ne se peut exempter en quittant le fief.
L'hommage est personnel. Quand je dis que l'hommage et service personnel est inséparable du vassal, cela est si vrai que le vassal ne peut s'en acquitter par procureur, comme il était permis par le droit des fiefs, qui est réprouvé pour ce regard en Europe et en Asie, et même en Italie, où le droit des fiefs a pris origine, comme plusieurs pensent. Car Louis Sforce gouverneur de Lombardie envoya son argent en France au Roi Charles VIII pour obtenir de lui que son neveu Duc de Milan fût par lui reçu à faire hommage par procureur, pour le Duché de Gênes, ce que le Roi ne voulut pas accorder. Et même il se trouve arrêt aux registres de la Cour, du 9 Décembre 1486 par lequel il fut dit, que le Marquis de Salusses serait reçu de grâce, s'il plaisait au Roi, à lui rendre la foi et hommage par procureur, à la charge que le plus tôt qu'il pourrait il viendrait en personne. Et depuis y eut autre arrêt pour semblable cause contre le seigneur d'Ormoy, le 12 Mars 1536 et au contraire le seigneur féodal peut contraindre son vassal à rendre la foi et hommage à son procureur, comme il se fait ordinairement, et s'est fait envers les Rois d'Angleterre, lorsqu'ils étaient vassaux de France, de sorte même que le procureur du vassal pupille n'y est pas recevable (auquel pour cette cause on donne souffrance jusqu'à ce qu'il soit en âge) s'il ne plaît au seigneur féodal recevoir son procureur, comme fit le Roi Louis XI qui reçut à foi et hommage par Phi-[p. 134] lippe de Commines, son ambassadeur, la mère du jeune Galeas Duc de Milan pour le Duché de Gênes, et en paya cinquante mille ducats pour le relief. Et pour cette cause, au traité fait entre le Roi Louis XI et Maximilien Archiduc d'Autriche l'an 1482 au LVIe article, il fut expressément dit que les sujets de part et d'autre seraient reçus à faire hommage par procureur, qui autrement y eussent été contraints en personne, s'il n'y eût eu maladie, ou autre empêchement juste et raisonnable, ou que ce fût un corps et Collège, car le seigneur féodal a notable intérêt que la personne d'un grand seigneur, qui lui doit hommage, ne soit changée pour un faquin. [Ce] qui fut la cause pour laquelle il fut attesté au traité d’Amiens fait entre Philippe le Bel Roi de France, et Henry Roi d'Angleterre l'an 1303 que le Roi d'Angleterre viendrait en personne prêter la foi et hommage lige sans condition, s'il n'était tenu de maladie, sans fraude, auquel cas son fils aîné viendrait. Et par autre traité fait l'an 1330 entre le Roi Philippe de Valois, et le Roi Edouard III, il fut aussi dit que le Roi d'Angleterre viendrait en personne rendre la foi et hommage lige, si

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583) |
91 |
l'empêchement que j'ai dit n'y était, lequel néanmoins cessant le Roi viendrait. [168-
169]
Les Rois de Pologne ne tiennent rien de l’Empire. Nous voyons aussi que les Empereurs d'Allemagne ont envoyé les couronnes royales aux Ducs de Pologne, auparavant que le Pape leur eût permis de porter titre royal ; et néanmoins il est tout certain que les Rois de Pologne n'ont jamais rien tenu de l'empire. Aussi les Allemands ne l'ont jamais prétendu, mais bien au contraire les Polonais ont conquis partie de la Silésie, et la souveraineté de Prusse, de quoi les Allemands ont fait souvent plainte aux états de l'empire, mais ils n'ont rien osé attenter sachant bien que les rois de Pologne ont mis en route les Empereurs et armées impériales, toutes [p. 144] les fois et quand les Empereurs ont voulu prétendre la souveraineté de Pologne. Car il semble que les partisans de l'empire d'une part, et de l'Église d'autre part, ont voulu prétendre qui pour le pape, qui pour l'empereur la souveraineté et puissance par-dessus tous les princes Chrétiens. Les uns ont écrit que tous les rois sacrés sont vassaux du pape : les autres ont tenu que les papes peuvent donner curateurs aux rois insensés, comme fit Innocent IV, ayant su que le roi de Portugal était mal soigneux du bien public, décerna mandement aux princes et Barons de Portugal, de commettre un curateur qui fût responsable des affaires d'état, et des finances. Non, dit-il, que j'entende faire préjudice à sa couronne, [mais] pour la conserver ; mais on lui pouvait dire que sa protestation était contraire à ses actes. Urbain V osa bien légitimer Henry, bâtard de Castille, afin de lui faire ouverture pour chasser Pierre, son frère légitime, du royaume : ce qui fut fait, car les papes prenaient la prérogative de légitimer pardessus tous les princes. Il y en a qui ont passé plus outre, disant que le pape a juridiction sur l'empereur par puissance, et sur tous les rois et princes réellement et de fait, hormis sur les rois de France, [ce] que les Canonistes confessent, qu'il ne reconnaît de fait rien plus grand que soi après Dieu. Mais il y a un docteur Espagnol, qui dit que le roi de France ne reconnaît ni de fait ni de droit prince du monde : comme aussi fait Oldrad le premier de son âge. Aussi, ces bons docteurs-là, pour toute raison de leur dire, n'ont rien de meilleur que l'autorité du pape Gélase, qui a écrit que les papes peuvent dépouiller tous les princes de leur puissance ; et un autre qui a soutenu qu'il y avait appel au pape de tous peuples, et monarques ; qu'il n'y a que l'empereur et le pape qui puissent révoquer leurs arrêts et destituer les autres rois ; qu'il n'y a prince que celui à qui le pape a confirmé la princi-[p. 145] pauté ; qu'il peut donner privilèges, exemptions et immunités aux sujets d'autrui, contre les édits et ordonnances de tous les princes, et qu'il est le seul et général juge des exempts. Et qui plus est, il y en a qui ont écrit, que le pape ayant mis en ses récrits cette clause, De Plenitudine Potestatis, qu'il déroge aux lois de tous les princes. Et combien qu'il y en a qui ont tenu, qu'on doit s'arrêter à ce que dit le pape, sans autrement s'enquérir de la vérité, si est-ce toutefois que Balde écrit qu'on lui peut dire, Sauf votre révérence. Et sur la maxime posée par les Canonistes, que le pape peut tout, les Théologiens l'ont limitée en deux mots : Clave non errante. Et d'autant que tous bons sujets ont intérêt de soutenir la grandeur et majesté de leurs princes, je n'entrerai point aux disputes de Jacques de Terrane, chambrier du pape, ni de Capito, ni de M. Charles du Moulin et autres, lesquels se sont abusés souvent ou de propos délibéré, ou bien étant pressés de passions violentes, et sans propos ont entré au mérite de la religion. Je ne parlerai que

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583) |
92 |
de la souveraineté temporelle, qui est le sujet que je traite, de laquelle ils n'ont point parlé, afin qu'on entende qui sont les princes absolument souverains, et si les autres princes sont sujets à l'Empereur, ou au pape. Depuis que Grégoire, celui qui [le] premier s'appela l'esclave des esclaves de Dieu, obtint de Phocas, Empereur de Constantinople, la prérogative sur tous les Évêques, ses successeurs, tournant le spirituel au temporel, ont toujours peu à peu agrandi leur puissance, de sorte que les princes, tant pour la crainte qu'ils avaient lors envers Dieu, que pour le degré de la prélature, commencèrent à les révérer beaucoup plus qu'auparavant. [189-191]
Après la mort de Charles V, l'Empereur Ferdinand ne peut obtenir confirmation du pape de son élection, [mais] il fut menacé du pape d'être interdit de [p. 146] manier les affaires de l'Empire, en sorte qu'il fut contraint d'employer la faveur des Rois de France et d'Espagne pour apaiser le Pape, ce que les Princes de l'Empire trouvèrent fort mauvais, vu qu'ils avaient promis d'employer toute leur puissance pour défendre la majesté de l'Empire contre les entreprises du Pape, comme j'ai appris des lettres de l'Ambassadeur du Roi, datées à Vienne au mois de juillet 1559. Et pour montrer une soumission plus grande des Empereurs aux Papes, c'est que la suscription des lettres de l'Empereur au Pape porte ces mots : Je baise les pieds et les mains de votre sainteté ; comme j'ai vu par les lettres de l'Empereur Charles V au pape Clément VII, ce qu'il ne faisait point par une courtoisie affectée, mais de fait il baisait très humblement les pieds au pape, en la plus grande assemblée qui se trouvait, qui ne fut jamais plus belle qu'en Provence, où était le pape, l'Empereur, les Rois de France et de Navarre, les Ducs de Savoie, de Bouillon, de Florence, de Ferrare, de Wittemberg, le grand Maître de Malte, et plusieurs autres princes et grands seigneurs, qui baisèrent tous les pieds du pape, hormis les Ducs de Bouillon et de Wittemberg, Protestants. [Ce] qui n'était pas pour avoir absolution (comme fit ce Duc de Venise, lequel prit la corde au col, marchant à quatre pieds devant le Pape Clément V) ou pour acheter paix, comme fit Frédéric Barberousse, lequel pour avoir son fils prisonnier endura que le pape Alexandre III marchât sur sa tête, si les histoires sont véritables. Qui sont tous arguments indubitables, que les papes ont bien ravalé l'ancienne grandeur des Empereurs ; aussi disent-ils qu'ils sont plus grands que les Empereurs, et d'autant plus grands que le Soleil est plus grand que la Lune, c'est-à-dire six mille six cent quarante et cinq fois, et sept huitièmes davantage, si nous croyons à Ptolémée et aux Arabes. Et qui plus [p. 147] est, ils ont toujours prétendu droit à l'empire, car le siège Impérial vacant, ils ont baillé les investitures à ceux qui relevaient de l'Empire, comme ils firent à Jean et à Luchin Vicomtes de Milan, vacant le siège impérial l'an 1341 où ils sont appelés Vicaires de l'Église Romaine, et non pas de l'Empire, avec défenses d'obéir à Louis de Bavières, qui était excommunié. Et pour cette cause, les canonistes soutiennent que l'Empereur ne peut céder la dignité impériale, sinon au Pape ; et la raison qu'ils disent est que l'Empereur tient la couronne impériale des hommes, et le Pape de Dieu, combien que l'une et l’autre, et généralement toute puissance est donnée de Dieu. Toutefois, l'Empereur Charles V résigna la dignité impériale entre les mains des Électeurs, et l'envoya par le Prince d'Orange. Mais quoique le Pape prétende la souveraineté, non seulement spirituelle, [mais] aussi temporelle sur tous les Princes Chrétiens, et qu'il ait acquis cette puissance sur les uns par titres et cessions, sur les autres par prescription et jouissance, si est-ce que le royaume de

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583) |
93 |
France s'est toujours garanti, quoiqu'ils se soient efforcés de l'assujettir à eux, excommuniant nos rois qui n'y voulaient point entendre, afin de faire révolter leurs sujets, comme ils faisaient ès autres pays. Mais voyant l'obéissance grande des Français envers leur Roi, et l'amour réciproque de nos rois envers leurs sujets, ils interdisent et roi et royaume, et sujets, comme fit Boniface VIII sous le règne de Philippe le Bel, l'excommuniant, et ceux qui le tiendraient pour Roi. Mais le Roi lui envoya lettres telles qu'il méritait, qui se trouvent encore au trésor, avec une armée sous la conduite de Nogaret, portant décret de prise de corps, en vertu duquel il constitua le Pape prisonnier, lui faisant connaître que le Roi n'était pas son sujet, comme il l'avait qualifié par sa bulle. Et néanmoins il se porta pour appelant des interdictions de [p. 148] Boniface au concile supérieur de celui qui grevait, par l'avis des Princes et gens de son conseil. Et longtemps auparavant Philippe le Conquérant, et son Royaume excommunié par le Pape Alexandre III qui le voulait assujettir, lui fit réponse, qu'il ne tenait ni de Pape, ni de prince qui fût sur la terre : j'ai vu la lettre qui se trouve encore au trésor de France, au coffre coté Anglia. Et combien que depuis encore Benoît XIII et Jules II, Papes aient excommunié nos rois, si n'ont-ils rien diminué, [mais] plutôt accru l'obéissance des sujets ; car il se trouve que le porteur de la bulle d'interdiction fut constitué prisonnier, et sa bulle lacérée publiquement par arrêt de la Cour. Et d'autant que Jean de Navarre, soi-disant Comte Palatin, fit quelques notaires, et légitima des bâtards, en vertu du pouvoir qu'il disait avoir du Pape, il fut condamné par arrêt du Parlement de Toulouse, comme coupable de lèsemajesté. Vrai est que ceux qui ont pensé mieux assurer la majesté des Rois de France contre la puissance du Pape, ont obtenu bulles des Papes séant en la ville d'Avignon, pour être exempts de leur puissance. Et même il y a au trésor de France une bulle de Clément V, Pape, par laquelle non seulement il absout Philippe le Bel et ses sujets de l'interdiction de Boniface, [mais] aussi il déclare le Roi et le royaume exempts de la puissance des Papes. Et même Alexandre IV, Pape, donna ce privilège au royaume de France, qu'il ne peut être interdit, ce qui depuis a été confirmé par sept Papes consécutivement, à savoir Grégoire VIII, IX, X, XI, Clément IV, Urbain V, Benoît XII, desquels les bulles sont encore au trésor de France : qui n'était pas agrandir, mais diminuer la majesté de nos Rois, qui n'ont jamais rien tenu des Papes. Et qui plus est, la Cour du Parlement par plusieurs arrêts 1 a déclaré [p. 149] nulle et abusive la clause, Auctoritate Apostolica, insérée aux récrits du Pape envoyés en France ; et [il] faut que celui qui se veut aider du récrit proteste en jugement qu'il ne se veut servir aucunement de la clause.
[Ce sont là] tous arguments pour montrer les souverainetés ; franchises et libertés des Rois et royaume de France, quoique dise Jean Durand, Évêque de Mende, que les rois de France sont sujets au Pape, quant au serment, ce qui ne mérite point de réponse. C'était au temps qu'en vertu du serment apposé aux contrats, les juges ecclésiastiques attiraient la connaissance et juridiction de toutes choses, ce qui leur fut ôté par édits et arrêts à la Cour. À quoi se peut rapporter la soumission du roi Philippe de Valois à la juridiction de la Chambre du pape, pour une obligation à cause de prêt
1 |
Arrêt du 27 Juin 1536 et du dernier [jour de] Janvier 1552. |
|

Jean Bodin, Les six livres de la République, (1583) |
94 |
fait au Roi par Clément VI, Pape, de la somme de trois cent trente mille florins d'or. [Ce] qui est une clause ordinaire en toutes obligations, en vertu de laquelle le Pape même serait obligé au moindre qui soit par les règles de droit commun. Et d'autant que le Pape Clément VI était de la maison de Turenne, il semble que pour cette somme qu'il prêta, les Comtes de Turenne ont eu les grands privilèges desquels ils jouissent encore. Il y en a bien qui ont prétendu que les Rois de France doivent prendre la couronne Royale de la main des papes, d'autant que le roi Pépin la prit à saint Denis en France du pape Zacharie : comme si un acte en solennités discontinuées, et de telle conséquence, pouvait donner droit, ce qui ne se ferait pas en l'acquisition de la moindre servitude discontinuée, sinon par prescription de cent ans ; combien que le roi ne laisse pas d'être Roi sans le couronnement, ni consécration : qui ne sont point de l'essence de la souveraineté. [199-203]
[p. 150] Or puisque les Princes tributaires et feudataires ne sont point absolument souverains, ni ceux qui sont en protection, disons des vraies marques de souveraineté.
[211]