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« Pour ce que le rire est le propre de l'homme »[modifier | modifier le code]
Envoi au lecteur en exergue deGargantua.
Rabelais manie de très nombreuses formes du comique, de la parodie savante à la paillardise la plus grossière, du jeu de mots gratuit à la satire vindicative. Si une part importante du comique rabelaisien se comprend en relation avec le contexte renaissant et la vie des idées, l'inventivité formelle y joue également un grand rôle. Les accumulations verbales, les fantaisies invraisemblables, la précision superflue des détails participent d'un style truculent irréductible aux convictions de l'auteur116. Le rire de Rabelais emprunte ainsi à de multiples traditions, comme l'illustrent les fréquents calembours, jouant sur l'homophonie, l'annomination, l'équivoque, l'imitation fallacieuse des accents locaux, qui, tout en s'inspirant de la bouffonnerie scénique, reprend également les jeux des Grands rhétoriqueurs. Le comique rabelaisien s'avère déroutant car il travaille même les idées d'inspiration humaniste, s'amusant du savoir livresque lui-même117.
Par le célèbre dizain liminaire à Gargantua, qui invite le lecteur à substituer l'euphorie au chagrin, Rabelais évoque non seulement un débat scolastique portant sur la nature du rire (s'il relève d'une propriété ou d'une essence de l'homme), mais également sa dimension thérapeutique. Le rire préoccupe de nombreux savants de la Renaissance, tels que Fracastor,Œcolampade et Érasme, notamment son origine physiologique, corrélée à sa plus ou moins grande dignité s'il se situe dans la rate, le diaphragme ou le cerveau. Rabelais laisse peu d'indices sur son point de vue mais semble privilégier cette dernière option au regard de la description de Janotus de Bragmardo118 :
« Ensemble eulx, commença rire maistre Janotus, à qui mieulx, mieulx, tant que les larmes leur venoient es yeux : par la vehemente concution de la substance du cerveau à laquelle furent exprimées ces humiditez lachrymales, et transcoullées jouxte les nerfs optiques. »
— Gargantua, XIX119
« L'agelaste », celui qui ne rit jamais, est associé aux calomniateurs et aux misanthropes pour qualifier les adversaires de l'humaniste120. Pourtant, malgré une tonalité souvent joyeuse, et une référence fréquente à la gaité, force est de constater que les personnages principaux des romans rabelaisiens rigolent peu, et même de moins en moins au fur à mesure qu'ils progressent vers la Dive Bouteille, ce qui ne signifie certes pas que leur sérénité décroît. À côté des rires récréatifs et insouciants, coexistent des rires malsains, mauvais ou déréglés : ainsi l'illustrent les moqueries de Panurge, les sarcasmes à l'égard des Chicanous, les éclats incontrôlés de Humenaz ou les convulsions sauvages de Quaresmeprenant121. Salvateur ou régressif, cruel ou bienveillant, le rire confine souvent à l'exubérance. Un chapitre du Quart Livre, consacré aux morts étranges, mentionne d'ailleurs une anecdote légendaire de Philémon selon laquelle ce dernier périt dans une joviale dilatation de la rate. Toutefois, la geste pantagruélique incite bien plutôt au juste milieu, à un rire généreux et sans bassesse122.