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Ou es-tu - Marc Levy

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comment elle pourrait apporter des morceaux de ce monde à ceux qu’elle retrouverait chez elle, dans ces ruelles de poussière qui lui manquaient terriblement. En cherchant le sommeil elle laissait venir à elle des images qui la réconfortaient : la petite rue de terre qui séparait sa maison de l’hospice que sa mère avait fait construire ou encore les regards chaleu-reux des villageois qui la saluaient toujours sur son passage. L’électricien, qui ne voulait jamais accepter d’argent de sa mère, s’appelait Manuel.

Elle se souvenait de la voix de la maîtresse qui venait une fois par semaine leur faire l’école au dépôt alimentaire, la Senora Cazalès. Elle leur apportait toujours des photos d’animaux incroyables. Elle sombra dans les bras d’Enrique, l’homme à la charrette, le transporteur comme tout le monde se plaisait à l’appeler.

Dans son rêve elle entendit les sabots de son âne frapper la terre sèche, elle le suivit jusqu’à la ferme, traversa les champs de colza dont les hautes tiges jaunes la protégeaient du soleil brû-

lant, elle arriva ainsi jusqu’à l’église. Les portes restaient entrebâillées depuis qu’une pluie en avait distordu les chambranles. Elle avança vers l’autel, de chaque côté les villageois la regardaient en souriant. Au premier rang sa mère la prit dans ses bras et la serra contre elle. Le parfum de sa peau où à la sueur se mêlait l’odeur du savon

pénétra ses narines. La lumière baissa progressivement, comme si le jour se couchait trop vite, le ciel s’obscurcit soudainement. Nimbé d’une clarté opaline, l’âne entra dans l’église, avec majesté contempla l’assemblée, l’air acca-blé. L’ orage éclata brutalement, faisant entrer les murs de l’abbatiale en résonance. Le grondement sourd de l’eau qui dévalait de la montagne se fit entendre, les paysans s’agenouillèrent, tête baissée, joignant leurs mains pour supplier encore plus fort. Elle eut du mal à tourner son visage, comme si le poids de l’air retenait ses mouvements. Les deux battants de bois volèrent en éclats et le torrent pénétra dans la nef. L’âne fut soulevé de terre, il tenta désespérément de maintenir ses naseaux audessus des flots et poussa un ultime braiment avant d’être englouti. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Philip était à côté d’elle et lui tenait la main. Il caressait ses cheveux, lui mur-murait ces douces admonestations par lesquelles on voudrait imposer le silence aux enfants quand seuls les cris pourraient les libérer de leur peur.

Mais quel adulte se souvient de ces frayeurs-là ?

Elle s’assit brusquement dans son lit et se frotta le front pour en ôter les perles qui s’y étaient formées.

— Pourquoi maman n’est-elle pas revenue avec moi ? À quoi ça sert mes cauchemars si elle ne se réveille pas elle aussi ?

Philip voulut la prendre dans ses bras, mais elle s’y refusa.

— Il faut du temps, dit-il, tu verras, juste un peu de temps et tout ira mieux.

Il resta auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle se ren-dorme. En retournant dans sa chambre il n’alluma pas la lumière pour ne pas réveiller Mary. Il chercha son lit à tâtons, et se glissa sous les draps.

Qu’est-ce que tu faisais ?

Arrête, Mary !

Mais qu’est-ce que j’ai dit ‘?

Rien justement !

Ce samedi ressemblait à s’y méprendre au pré-

cédent, la pluie lancinante était revenue frapper aux vitres de la maison. Philip s’était enfermé dans son bureau. Dans le salon, Thomas exterminait quelques extraterrestres en forme de demi-citrouilles qui descendaient le long de l’écran de télévision. Assise dans la cuisine, Mary tournait les pages d’un magazine. Elle dirigea son regard vers l’escalier dont les marches disparaissaient dans la pénombre de l’étage ; au travers des portes coulissantes du salon elle devina le dos de son fils penché sur son jeu. Elle contempla Lisa qui dessinait en face d’elle. Tournant

son visage vers la fenêtre, elle se sentit cernée par la tristesse du ciel dans cet après-midi morne et silencieux. Lisa releva la tête et surprit le chagrin qui coulait sur les joues de Mary. Elle la scruta ainsi quelques instants et la colère qui l’envahit vint déformer son visage de petite fille. Elle sauta aussitôt de la chaise où elle était perchée et se dirigea d’un pas déterminé vers le réfrigérateur qu’elle ouvrit brusquement. Elle prit des œufs, une bouteille de lait et claqua le battant. Elle s’empara d’un bol dans lequel elle commença à fouetter son mélange avec une vigueur qui étonna Mary. Elle ajouta de la même façon et sans aucune hésitation, sucre, farine et autres ingré-

dients qu’elle saisissait un à un sur les étagères.

— Qu’est-ce que tu fais ?

L’enfant fixa Mary droit dans les yeux, sa lèvre inférieure tremblait.

— Dans mon pays il pleut, mais pas des pluies comme ici, des vraies, qui tombent pendant tellement de jours qu’on ne peut plus les compter.

Et la pluie chez nous, elle est si forte qu’elle finit toujours par trouver son chemin pour entrer sous ton toit, et elle coule à l’intérieur de ta maison.

Elle est intelligente la pluie, c’est maman qui me l’a dit, toi tu ne le sais pas, mais il lui en faut encore plus, toujours

plus.

La colère de l’enfant grandissait à chaque mot.

Elle alluma le gaz et y tit chauffer une poêle. Elle continua, interrompue seulement d’un soubresaut.

— Alors, elle cherche comment aller plus loin, et si tu ne fais pas très attention elle finit par atteindre son but, elle se glisse dans ta tête pour te noyer, et quand elle a réussi, elle s’enfuit par tes yeux pour aller noyer quelqu’un d’autre. Ne mens pas, je l’ai vue la pluie dans tes yeux, tu as eu beau essayer de la retenir en toi, c’était trop tard, tu l’as laissée entrer, tu as perdu !

Et tout en poursuivant son monologue de rage, elle déposa sa pâte et la regarda dorer sur le feu.

— Elle est dangereuse cette pluie-là, parce que dans ta tête elle enlève des bouts du cerveau, tu finis par renoncer et c’est comme ça que tu meurs.

Je le sais bien que c’est vrai, je les ai vus les gens chez moi qui sont morts parce qu’ils ont abandonné, c’est Enrique qui les transporte ensuite dans sa charrette. Maman, pour nous protéger de la pluie, pour l’empêcher de nous faire du mal, elle a un secret...

Et de toutes ses forces réunies en un geste soudain elle fit virevolter la crêpe en l’air. Dorée, elle tournoya sur elle-

même, s’élevant lentement, jusqu’à venir se coller au plafond, juste au-dessus de Lisa qui la montra du doigt. Le bras aussi tendu que la corde d’un arc prête à rompre, elle hurla à Mary :

— C’est le secret de maman, elle faisait des soleils sous le toit. Regarde, dit-elle en pointant de toutes ses forces la crêpe collée au plafond, mais regarde ! Tu le vois le soleil

?

Et sans attendre de réponse elle en fit revenir une nouvelle qu’elle envoya aussitôt rejoindre la première. Mary ne savait pas comment réagir. A chaque crêpe qui prenait son envol, la petite fille dressait fièrement son index en l’air et criait :

— Tu les vois les soleils, alors tu ne dois plus pleurer, maintenant !

Attiré par l’odeur, Thomas présenta le bout de son nez à la porte. Il se figea et contempla la scène, Lisa d’abord qui dans son énervement lui faisait penser à un personnage de bande dessinée puis sa mère. Déçu, il ne vit aucune crêpe.

— Vous ne m’en avez pas laissé ?

Lisa trempa malicieusement son doigt dans la pâte sucrée et le fit tourner dans sa bouche. Elle lança un bref coup d’œil au-dessus de lui.

— Tu vas en avoir une dans deux secondes !

Ne bouge pas !

Lorsque la crêpe retomba sur l’épaule du petit garçon, il sursauta. Il regarda le plafond, et éclata immédiatement de rire, comme si le monde entier était venu le chatouiller. Lisa sentit la rage qui l’avait submergée refluer lentement, elle reposa la poêle et sourit. Elle aurait bien voulu contenir le rire qui la gagnait aussi, mais elle ne le put pas. Les éclats des deux enfants résonnèrent dans la pièce, et Mary ne tarda pas à se joindre au fou rire. Philip venait d’entrer dans la cuisine où le spectacle était des plus inattendus.

Il sentit le parfum de douceur qui embaumait la pièce et chercha lui aussi tout autour de lui.

Vous avez fait des crêpes et il n’y en a plus pour moi ?

Si, si, dit Mary, les yeux humides, ne bouge pas !

Adossée au réfrigérateur, Lisa riait à gorge déployée. Thomas, haletant et gémissant, s’était allongé par terre.

C’est le rire de Philip qui éveilla l’attention de Mary. Ses yeux cheminèrent de son fils à lui, de lui à Lisa, et puis inversement. Elle les contemplait tous les trois, spectatrice d’une complicité aussi soudaine qu’endiablée et à laquelle elle ne participait déjà plus tout à fait. Elle prit pleine conscience de la mélodie jubilatoire qui avait envahi sa

maison et surprit la tendresse du sourire dessiné sur les lèvres de Philip qui regardait Lisa. L’expression de la petite fille était parfaitement semblable à celle de la femme de la photo posée sur l’étagère là-haut dans le bureau de son mari. Hormis la couleur de sa peau métissée, Lisa ressemblait trait pour trait à sa mère. À la croisée du regard qu’elle échangea avec Philip, Mary comprit en un instant…

Une enfant qui « pour chasser la pluie au fond des yeux » inventait des soleils sous le toit était arrivée dans sa maison, et elle ne le voulait pas.

Mais elle portait en elle toutes les raisons et déraisons de l’âme d’une autre femme qui hantait depuis toujours les émois interdits de l’homme qu’elle aimait.

Philip la regarda à son tour, et son sourire se mua en tendresse. Il sortit de la cuisine, se rendit dans le garage, y prit l’escabeau qu’il rapporta sous son bras, le déplia et en gravit les marches.

Perché sur la dernière il décolla une crêpe :

— Pourrais-je avoir une assiette ? On ne peut pas tous venir manger en haut, il n’y a qu’une seule échelle. Je ne sais pas pour vous mais moi je commence à avoir faim.

Le dîner s’acheva sur des échanges complices entre un petit garçon et son père, et indiscrets entre Mary et Lisa.

À la lin d’un épisode de Murphy Brown, ils montèrent se coucher. Dans le couloir qui les conduisait vers leurs salles de bains respectives, Mary demanda à Lisa d’aller se brosser les dents.

Quand elle serait dans son lit, elle viendrait lui faire un câlin. S’ensuivit un instant de silence, elle sentit que Lisa n’avait pas bougé. Dans son dos, elle entendit la petite fille demander:

— C’est quoi un câlin ?

Mary se retourna pour lui faire face et tenta de dissimuler son trouble, mais sa voix chancela.

— Comment ça, c’est quoi un câlin ?

Lisa avait posé les mains sur les hanches.

Eh bien oui, c’est quoi un câlin ?

Lisa, tu dois le savoir ! Je vais venir te voir et je te ferai un baiser avant que tu t’endormes.

Et pourquoi tu me feras un baiser ? Je n’ai rien fait de bien aujourd’hui !

Mary considéra l’enfant dans sa posture immobile, son aplomb la rendait aussi forte et fragile qu’un petit animal

qui gonflerait son corps pour essayer d’intimider un prédateur. Elle s’approcha et l’accompagna jusqu’au lavabo. Pendant que Lisa se lavait les dents elle s’assit sur le rebord de la baignoire et examina le visage de la petite fille dans le miroir.

Ne brosse pas trop fort, j’ai remarqué que tu saignes des gencives pendant la nuit, je t’emmènerai voir un dentiste.

Et pourquoi on irait voir le docteur si on n’est pas malade ?

Lisa essuya méticuleusement les contours de sa bouche et reposa la serviette sur le radiateur.

Mary lui tendit la main, elle l’ignora et sortit de la salle de bains. Mary la suivit dans sa chambre et attendit qu’elle se mette sous ses draps pour s’asseoir à côté d’elle, elle lui passa la main dans les cheveux, se pencha sur son front et y déposa un baiser du bout des lèvres.

— Dors, après-demain tu commences l’école et il faut que tu sois en forme.

Lisa ne répondit rien. Bien après que la porte fut refermée, elle resta les yeux grands ouverts à scruter la pénombre.

La première année scolaire de Lisa commença dans les silences d’une adulte encore prisonnière pour longtemps

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