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Софи Марсо.Лгунья(фр.ч-1).rtf
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Il connait des histoires d'une autre

nature que la sienne, il a des mains etranges. Cette tete bien faite et si mascu­line rappelle le bulbe d’une pieuvre, ani­mal intelligent ni femelle, ni male, а qui rien ne semble echapper.

Tout de suite, je suis seduite par cette chair de sentiments, cette complexite absorbante. Je deploie mes ailes et je laisse couler le fluide si longtemps retenu par des paumes paternelles qui me prote­geaient d'etre trop femme. Je me sens femme, je me sens redevenir terre, mys­tere, douceur et protection. Il sera aussi mon defenseur, il sera la caresse sur la joue, il sera toujours et а jamais ce regard contradictoire et bien-aime de celui qui a peur mais qui aime malgre tout.

Nous sommes partis main dans la main, nous nous sommes raconte nos vies et nous avons bu beaucoup de vin. J'ai ri, j’etais si bien. Je ne me suis pas demande si j'etais amoureuse, j’avais l’impression que c'etait autre chose que l'amour. C'etait mieux, plus grand. C'etait innommable

.Revenir sur les choses du passe quand on ne sait plus clairement ce qui arrive aujourd'hui. Pour y trouver une reponse, une suite ou une ressemblance. Je lui ai dejа raconte ma vie mille fois, il sait que si je commence, c’est que quelque chose ne va pas.

Il fallait pousser la table basse pour deplier le canape. Le squelette mecanique du lit se detendait, depliant un maigre matelas recroqueville, crachant des draps froisses et un polochon retors qui servait d'oreiller. C’etait lа que mes parents dor­maient, а ras du sol, pour se lever des l'aurore et partir travailler. De l'autre cote du mur ou s’appuie le canape, notre chambre, а mon frere et moi. Des poutres s'avancent au milieu de la piece en form

ede triangle isocele. D'une part le grand lit de mon frere, d’autre part le petit, celui qui fut mon lit depuis toujours. Souvent des copains venaient dormir chez nous, ils trouvaient assez de place par terre et organisaient des lits confortables avec les coussins du canape qui ne servaient pas le temps de la nuit. Nous parlions sans fin, heureux d'etre ensemble. Nous avions quinze ans.

Pour certains, la vie avait mal com­mence mais nous ne leur demandions pas pourquoi, ils racontaient ce qu'ils vou­laient. L'un d'eux, plus age que nous, avait dormi une ou deux fois а la maison, jusqu'а ce que mon pere s'y oppose. Il sentait le malin comme un voyou en reconnait un autre, un homme se mefie d'un autre. Il nous etait interdit de le frequenter. Dehors, loin de la maison, l’apres-midi, pendant que mon pere et ma mere travaillaient, nous le voyions sou­vent. Puis il disparaissait sans explica­tions, sans adresse, sans famille. Nous croyions tous qu'il vivait seul, qu'il venait de la DDASS, ou quelque chose comme ca. Pourtant, il sortait de son portefeuille des gros billets en liasse quand nous nous cotisions, а la table du restaurant italien ou nous nous retrouvions tous les samedis soir. Nous etions six, six amis. Autant de filles que de garcons, un melange de freres et de soeurs, d'amis, d'amours, tour а tour. Le sixieme — en fait le cinquieme dans l'ordre des ages — etait le plus ner­veux; moi, la plus petite, je le rassurais. Le nouveau venu faisait le septieme.

C'etait dans l'appartement des parents de nos amis, partis pour deux jours, que nous avions dormi ce soir-lа. Nous nous etions, le septieme et moi-meme, embras­ses toute la nuit. Les yeux piques d’ai­guilles, nous nous distinguions а peine, pendant que la nuit filait sa peau de cha­grin. Dans la fatigue du matin, chacun se reveillait de sa torpeur. J’avais aime ses baisers, etre caressee par sa barbe blonde naissante, plus claire que les premieres lueurs du matin.

Quand le soir tombait, il me surprenait en bas de chez moi. Sortant subitement d’une porte, d’un tournant, le teint farine, l'oeil malin, il voulait encore m'embras­ser. J'aurais voulu fuir ses baisers, mais ses bras roux et ronds me caressaient le dos, douce caresse. Je me laissais faire.

Maпs je ne l'aimais pas, je n’aimais pas sa facon d’apparaitre et de mentir sans rien dire. Des ombres cernaient ses petits yeux.

Au bout de nos yeux, orange et vaste, ronde comme un cirque, l'entree de la sta­tion Chatelet. Ecartelee par la foule, entre­coupee dans la verticale, notre figure а sept sommets se mouvait et changeait de forme comme les dessins d’un elastique etire sur les doigts d’une petite fille. Epar­pilles cа et lа, des agents de police, le colt а la ceinture, les casquettes vissees sur la tete ombrageant leurs yeux guetteurs. Et ce fut comme une detonation au sein du groupe: il fit eclater le cercle et s'ef­faca dans l'invisible grouillant. Ses deux jambes en ciseaux, glissant dans le biais, coupaient l'espace ergonomique de la foule. D'un trait, d'une incision, il dis­parut. Ce que nous pressentions obscu­rement etait arrive. Juste avant qu’il ne s’echappe, quand nous l’avons vu s'arreter pour la premiere fois, l’entrebaillement d’un sentiment creusait ses joues. Il avait blemi. De la sueur blanche coulait de ses tempes — il avait peur. Et nous, nous l'avions laisse s’empetrer dans le jeu de l’elastique.

Nous ne pensions plus le voir, du moins pas de sitot. Dans l’enfer rouge et brulant de la station Chatelet, complices, nous six а nouveau.

Il y avait encore deux stations avant la sortie.

Il nous attendait en haut des marches, les avant-bras enfouis dans son blouson, les cheveux dores dans le vent, comme un ange etrange. C’etait une punition de le voir lа. J’avais peur de lui — j’avais tou­jours peur quand je le voyais surgir de nulle part. Grandi par la perspective de l’escalier, coiffe de lumiere, nous domi­nant dans sa gloire mais essouffle, le mythe dechu vivait ses heures dernieres. Marche apres marche, nous montions le grand escalier cru et gris, et l’ange rapetissait, retrouvait l'echelle humaine sous sa forme la plus banale, celle d’un homme petit et menteur. La satisfaction beurrait son visage. Il sortit de son blouson un revolver gros comme un pain : aucun de nous n’es­saya de le prendre, ni de le toucher. Il le pressa contre sa poitrine et le remit dans la poche interieure de son blouson.

Les deux soeurs, aussi differentes qu'une brune peut l’etre d’une blonde, ont vieilli. Notre ami Jacques s'en est alle vers une autre. Et le sixieme a fume des cigarettes trempees dans du trichlorethylene, s’est propose pour tourner des films pornos, puis est devenu poissonnier.

Camus disait: «Quelle raison d’etre emu pour qui n’attend pas de lendemain ? Cette impassibilite et cette grandeur de l'homme sans espoir, cet eternel present, c’est cela, precisement, que des theolo­giens avises ont appele 1’"enfer". »

А l’age de onze ans, je prenais l'avion pour la premiere fois, j’etais grande et longue, j’avais mis mes nouvelles sandales а talons compenses, j’etais une jeune fille consciente de sa maturite — j’en parais­sais seize. Je n'ai pas toujours ete aussi jolie que ce jour-lа.

Je me coupais les cheveux comme un garcon, fumais des cigarettes longues, por­tais des jeans et marchais le dos rond et les jambes arquees, comme un cow-boy. Mes petits copains m’aimaient pour toujours. Moi, un peu moins. Mes parents, separes depuis deux ans, travaillaient beaucoup.

Seule а la maison, je ne faisais rien, je n'at­tendais rien et je n’en voulais pas au temps d’etre long. Je sentais un souffle de vie quelque part au-dessus de ma tete, comme un poussin attend que la coquille craque et qu’on vienne le chercher. J’etais prete.

Je suis allee vivre seule а dix-sept ans, dans un studio sous les toits. Il etait clair, il etait propre et meme joli, mais je ne l’aimais pas, et je n'aimais pas le quartier non plus. Je travaillais pour une agence de publicite et j’etais la preferee des Japo­nais et des Coreens. Avec mes yeux asiates et ma peau bistre, j’etais une jeune fille en fleur, comme les fleurs d’un ceri­sier japonais. Oawai (jolie)! J'avais de l’argent, assez. De temps en temps, j’allais aider mes parents, depuis peu reconcilies, trois heures par jour. Je faisais les tables, le service du midi et finissais en rangeant la cuisine avec maman. Parfois, je restais dejeuner avec papa dans leur petite bras­serie, assise au bar. Je les aimais bien.

La vie suivait son cours.

Si je demenage, je demenage d’amis aussi. Je n’ai jamais su aimer les rapports

d’amitie. Je prefere les rapports de seduc­tion, ils me sont plus naturels. Je consi­dere la seduction comme un signe de l'interet que j'ai pour l'autre. C'est un echange entre je donne et je prends.

J'etais donc bien seule, attendant l'Autre, la plenitude. La solitude est un etat de recueillement, c'est un silence brulant, et ces instants sont toute ma vie. Je grandis­sais, j'allais avoir dix-huit ans bientot.

Mes nouveaux amis m'impression­naient. Ils etaient differents, plus exi­geants. Venant de nulle part, ils de­barquaient dans ma vie. Leur jeunesse, leur liberte me desorientaient. Avec eux s'ouvrait le monde, comme un mouchoir plie dans la poche. Nous avions la main dessus, nous etions jeunes.

Quand on se voyait, c'etait pour parler. L’un d’eux s'appelait Marcel. Il etait fils d'emigres algeriens et sa grand-mere ne lui parlait qu’en arabe. Il etait ne dans le sud-ouest de la France, ce qui teintait ses yeux bleu oabyle d’un accent de soleil, d’eau, de filles et de cigales. Il etait un peu gros, c’est du moins l’impression qu’il me donnait. Qu’importe, il etait agreable, et meme beau parfois.

Marcel, je l'avais rencontre dans le cafe de mes parents. Il vivait dans une chambre perchee dans le meme batiment, six etages plus haut. Il descendait trois ou quatre fois par jour chez nous, faire pipi et parler avec les gens. Lorsqu’il y avait du soleil, il restait un peu plus longtemps puis il remontait, la tete pleine, et se remettre а ecrire.

Je n’ai jamais su si je lui plaisais et je suppose qu’il n’a jamais rien su non plus de mes sentiments. Il avait tout а faire, j’avais tout а apprendre, nos destins nous separaient naturellement, c’est pourquoi notre interet de l’un pour l’autre ne taris­sait pas.

J’aimais ceux que je connaissais, les voyous, les fils d’ouvriers communistes, les jeunes poetes qui finiraient cadres ou les petits vauriens. Les gosses de riches ne me plaisaient pas parce qu’ils etaient riches, et tout le reste...

La premiere fois, c’etait un bijoutier. Il a offert а maman une pendule doree. Son magasin etait dans la rue commercante de Courbevoie et son appartement se trou­vait au-dessus. Il etait le chouchou de sa

maman, parce qu'il etait le plus jeune et qu’il avait plein d’or dans sa vitrine. Il n'ouvrait jamais les fenetres et nous res­tions de longs weeo-ends au-dessus du magasin qui faisait l’angle d'un carrefour.

Je m'habituais а penser que la vie, c'etait ainsi. Plus tard, il y aurait la chambre des enfants. Et puis plus tard, plus tard... Plus rien, je suis partie. Inchangee, juste, vue d'un peu plus pres, une levre qui tombe, la lueur de la grace qui s'eteint. L'eclat voile d'une jeune fille triste.

J'ai fait l'amour trop jeune. А peine osais-je regarder ce corps fragile qui se gonflait et se creusait comme le mystere, ignorant encore la matiere dont il etait coule, qu’il avait dejа ete viole par un curieux.

Se voir ballottee comme un sac sans en avoir honte, se laisser presser dans des mains bourrues qui conquierent la chair, qui la maltraitent expres pour y trouver leur plaisir. Le desir est assimi­lable а la soumission ; il faut humilier ou se faire humilier, envoyer balader les bonnes manieres ou l'admiration que l'on a pour l'autre, transpirer, haleter, geindre

et s'ecarter. Le plaisir est sale. Les adultes n'ont pas peur de s'avilir — de toute facon, ils sont dejа laids.

La premiere fois, je n'ai rien dit. Je me suis vue toute nue, seule dans la salle de bains. Je saignais. Je n'ai rien dit а ma mere, а personne. C'etait ma faute, ce n'etait pas beau mais il fallait vieillir. On ne m'avait rien dit non plus, et j'acceptais la trahison. Prete а resservir, ainsi me sentais-je. Dans ce corps plisse, ou mes seins tombaient et mon ventre se mar­quait, je regardais а l'endroit ou on ne voit rien et j'y remarquais, comme chez ma mere que je voyais souvent nue, la pointe de mon pubis qui s'enfoncait davantage entre mes jambes, elargissant dans un effort elastique le plat du bas du ventre. Je me suis regardee entiere dans le miroir de la salle de bains, butee dans le silence. Je n'ai pas pleure. J'y repense encore aujourd’hui. Tres souvent j'y ai repense.

Comment serai-je а vingt-cinq ans? Quelle sera ma vie? J'etais seule et restais assise par terre, dans le noir de la nuit qui se ferme.

J’ecrivais, dans mes cahiers tristes, l'im­mensite. Y avait-il un debut ?

Comme dans le couloir d'un train qui file, tracant l’air, je perdais l’equilibre. J’essayais de marcher en me tenant aux cordes tendues, durcies par la vitesse, de la vie qui foncait, elle aussi droite et in­differente. L’equilibre se trouvait, je le voyais comme un trait court et infini. Alors seulement j’envisageais le temps et le but, ce petit point noir dessine dans cet infini.