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Софи Марсо.Лгунья(фр.ч-1).rtf
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SOPHIE MARCEAU

Menteuse

RECIT

ALLIANCE FRANCAISE

DE BANGOOO

BIBLIOTHEQUE

ENTRE-LE:

ЖL..I5..m—

GHiGiNE

STOCO

© 1996, Editions Stoco.

C'est une autre vie. Quand je me reveille, la fraicheur du jour nouveau m’enlace et d’un souffle а peine murmure а l’oreille me caresse de son voile de lumiere. Le reste n’est que souvenir. Tout se melange. L’hier se confond avec un passe plus lointain, ce qui est vrai avec ce qui est faux. La poussiere du theatre a dis­paru comme un reve qui s’echappe au reveil, qui fuit devant la durete du reel. Les odeurs de pain chaud s’elevent jusqu’au deuxieme etage penetrant par la fenetre entrouverte de ma chambre. Depuis long­temps, j’avais oublie qu’il y avait une bou­langerie en bas de l’immeuble — et des gens qui viennent acheter leur pain.

C’est un jour pas comme les autres. Depuis longtemps, je tire sur la corde sans rencontrer de noeuds qui m’arretent.

Je fuis dans l'habitude campee sur ses deux pieds, plate et longue, tranquille comme une maison dans la campagne. Maintenant l'habitude devient abstraite et change. Elle attend de savoir ou se poser, ou trouver une autre place. Elle devient solitude — qui se perd dans le temps d’un U expire а l’infini et d’un DE qu’on n’en­tend pas.

Je n’ai plus de poids, j’ai peur de dispa­raitre, de me laisser enivrer par tant d’es­pace. Comment faire pour absorber le tout et m’en servir comme d’une force rebondissante ? Comment faire pour ne pas me disloquer, me dechirer en lam­beaux et m’eparpiller, me disperser en un million d’etoiles? La tentation sous la forme d’une femme libre — attraction etrangere et malefique. J’entends des voix de sirenes m’appeler а la decouverte du beau et du grand. Je sais qu’elles veulent me dechiqueter. Je vois sous la peau de leur visage ruisseler le sang incolore de leurs victimes. Je suis tentee d’envoyer tout cela au diable mais me repens aus­sitot de l’avoir nomme, sachant qu’il entend, qu’il attend, au fond de moi, pret а mordre la chair. Repond-il de me

sfaiblesses, de ma lachete? Me cache-t-il la verite ? Verrais-je а travers ses yeux le monde ?

Il est parti ce matin, n’emportant que quelques livres dans un gros sac mou. Il descendait l’escalier tordu.

Personne ne marche mieux que lui. Les pieds parfaitement droits. J'aurais voulu sentir sa main me gifler, faire geindre l’air. J'aurais voulu lui prendre la main, lui tordre les doigts. Mais il etait intou­chable, durci de la tete aux pieds par une crampe mortelle. Le mercure ecoulait son venin. Droit et mort, il descendait l’esca­lier tordu.

Peut-etre n’y a-t-il jamais eu d'odeur de pain chaud, ni de gens ce matin-lа dans la boulangerie. C’est dimanche, inevitable­ment dimanche, reconnaissable meme le nez enfoui sous les draps. J’entends les cloches et j’imagine la dorure des crois­sants tiedes sur un grand plateau, des chiens, des enfants, des ballons qui man­quent de renverser le the bouillant, des chaussettes aux pieds comme dans les publicites des poudres а cafe, un dimanch

eа la television. Un courant d'air long comme un serpent s'immisce jusqu'а moi ; le sejour sent encore la cigarette, et trai­nent un peu partout des manteaux et des pulls, des chaussures sales renversees, les restes d’un pauvre diner improvise, bai­gnant dans la vapeur d'un matin bleu cendre, tiede comme la peau d'un mort fige dans l'indifference, se moquant de sa derniere expression, laissant ainsi l'etat des choses. Le carrelage de la cuisine est glace. Le fil du telephone s’enroule sur lui- meme, ressemble а une pasta torsadee.

Toute nue ou presque, je me rappelle un mal de tete et je reste plantee lа, ne sachant par ou commencer, s’il faut enfi­ler des chaussettes qui se saliraient imme­diatement au contact du sol, mettre de l’eau а bouillir pour le the, ou partir tout de suite, sans me laver les dents ni me coiffer, et faire etat de mon malheur dans la rue aupres des passants bien coiffes, endimanches et heureux. J’ai des noeuds sur la tete, je les aplatis comme j’ai vu des hommes souls le faire, avec le plat de leur main grasse.

J’appuie mes poings au fond des poches pour faire descendre le pantalon en bas de ma taille, le decalant ainsi de sa place originelle et trainant les plis entasses des jambes dans la poussiere, rapant l'our­let sur le macadam. Le cul du froc pend, aplatissant le profil dans une forme cubiste, le tissu casse par le balancement des pas dans l’articulation entre la fesse et le haut de la cuisse. Mes grosses bottes sortent du pantalon comme des grosses boules qui ressemblent а des pieds mal dessines. J’attrape ma silhouette dans les vitrines des magasins. Rendant l’arriere- plan flou, mes yeux s'amusent а faire le point d’avant en arriere comme l’objec­tif parfait d’un appareil photo, et je me plais d'etre sale et mal coiffee sur le boulevard. Je n’irai pas tres loin, je me sais а cote de l’appartement, et je tourne vite а gauche dans la rue prochaine, qui ferme le carre de mon expedition. Le ventre а l’air et plat de n’avoir pas encore mange, dur comme la faim, je me moque du monde en montrant que l'on peut se moquer de soi-meme, se negliger, que le corps n'est rien, ni la faim, ni la femi­nite. Je veux qu'on sache que je suis pre­occupee.

Preoccupee du vide, mais tellementsuperieure dans cette preoccupation du vide que j’en oublie le froid, et que je fais expres de plaquer mes cheveux sales de travers sur ma tete comme un bandage. Je veux qu’on me croie malade. Je veux qu'on me plaigne. Je m'accroche а cette image de moi-meme dans les vitrines des magasins, pour etre sure que quelqu'un au moins me regarde, etre sure que j'existe. Sentant la faim me tenailler dans son petit chantage а la vie, je me dedouble dans la contradiction d'etre, de ne pas etre. Je voudrais tenir sans manger et maigrir а vue d’oeil dans un besoin de purification, de recommencement.

Personne ne m’a remarquee. J’ai tente d’afficher ma solitude mais c’est comme si personne n’y croyait, attendant de moi que je sois gourmande et forte, que j’aie des pieds solides et fins capables d’entrer dans des petites chaussures etroites, et que je me serre la taille, que je releve le front et fasse tourner les tetes sur moi.

La tentative fut un echec. Je suis deso­lee de me voir ainsi, alors que je remonte le dernier cote du carre avec en haut, dans l’angle, la porte de mon immeuble cachee derriere la devanture de la bou­langerie, fermee aujourd'hui.

J'ai faim.

« Il » pourrait s’appeler Julien, Matthieu, Jean, apparaitre sous differents visages, aussi bien aujourd’hui qu’il y a longtemps, dans une autre vie, etre etranger — sur­tout etranger, venu d'ailleurs, parlant une langue que je comprends. Il pourrait etre ou n'etre plus, pour moi c'est le meme, c'est lui, rien que lui.

Je ne dis pas la verite parce que j'aime le mystere, les choses qui ne se disent pas. Je ne suis heureuse qu'avec mon silence, dans la chambre de mes secrets. C'est lа que je joue seule, desordonnee, mechante si je le veux, calculatrice, amoureuse — et meme intelligente. Je dilue mon histoire dans le flou, je l'eparpille ici et lа, je melange et pose en vrac le petit ordre de nos vies. Parce que je ne crois pas aux debuts et aux fins, parce que le hasard n’existe pas, que le chaos suit des regles qui n’en sont pas, parce que le temps est le meme, parce que je ne veux rien. Alors je desosse les squelettes, je n’invente rien

qui ne soit dejа. Laissez-moi etre folle et sincere а ma facon, je n'ai la pretention que de mon coeur. Voilа une histoire que je ne vais pas raconter, car c'est encore une histoire comme des millions d’his­toires. Tout est une histoire, chaque seconde d’une vie raconte une histoire, mais de quoi la mort se souviendra-t-elle ? Sommes-nous obliges de vivre des his­toires ou peut-on les oublier pour ne gar­der que le sel et l’ecume des jours qui s’etendent en nous? Personne ne com­prend pourquoi il est ce qu’il est. Pour­quoi on aime ? et qu'on a envie ? Pourquoi on n’aime plus? Pourquoi on pleure? Pourquoi on se sent seul? Pourquoi on veut faire le mal, un peu, beaucoup? Un texte zen me rassure: «Merveilles des merveilles. Tous les etres vivants sont intrinsequement des Bouddhas, doues de sagesse et de vertus, mais ils ne s'en ren­dent pas compte parce que l'esprit des hommes a ete perverti par une pensee trompeuse. »

Et а moi, que peut-il m'arriver ? Tous les jours, je pense que c'est ainsi pour tou­jours. Alors je m’ennuie et suis de mau­vaise humeur. Je suis souvent de mauvaise humeur meme si personne ne peut dire m'avoir vue «faire la gueule» — j’aime trop seduire pour decevoir et montrer un masque amer. A la verite, je suis meme triste, toujours triste. Si je savais chanter, je chanterais le blues, la bouche tombante, avec des grosses larmes, je serais maigre, je fumerais des cigarettes, je boirais exa­gerement du vin blanc, du champagne ou de la vodoa, et je trainerais en me plai­gnant du monde entier, enivree dans la spirale du malheur.

Mais la vie en a decide autrement. J’ai l’air d’avoir quinze ans, je suis un peu trop ronde parfois, j’ai arrete de fumer maintenant, je me couche tot et je prefere а tout le vin rouge. Et je ne sais toujours pas si, cela aussi, c’est un mensonge ou pas. Le choix n’implique-t-il pas obliga­toirement la demi-mesure, donc le semi- contentement et finalement le desir de ce que l’on a perdu, juste comme ca, de temps en temps? Et puis tout change encore. C’etait soi-disant pour la vie, les jours de bonne resolution, ceux ou l’on s’eleve а la sagesse, au raisonnement, au sens de l’Histoire. L’Histoire, je m'yvoyais dejа inscrite pour comportement exemplaire, pour cause d'exception а la regle. Voilа, aurait-on dit, un couple modele, droit et beau, sans histoires, sans salissures. L'orgueil me pesait. Je n'etais pas tout а fait heureuse car je n'etais pas tout а fait dedans, suffisamment dedans pour ne pas regarder le monde exterieur, ne pas desirer montrer de quoi je suis capable. Ecartelee entre l’amour, le vrai, et la representation que l'on en fait. Parce que je suis coupable d'etre ce que je suis : une enfant comme tous les enfants qui croient tout ce que la bonne pensee chre­tienne leur a dit — qu'ils sont des etres de peche, responsables du malheur des autres, voues au repentir. Alors je mens, par peur de la sanction divine, c’est-а- dire du jugement collectif; je fais bonne figure, je suis sage, propre, je lave mes peches tous les soirs comme ma petite culotte et je ne pense jamais au Mal. Je n'ai pas de fantasmes, je donne de l’ar­gent aux pauvres et je suis naпve comme une fleur au milieu de millions d'autres fleurs dans un pre vert qui sent le prin­temps.

A quoi cela sert-il, sinon а se tromper?

Pourquoi se mentir ainsi а soi-meme pour finalement penser que l’on est un monstre capable du pire, pret а tout trahir. Car on se deteste et puisque l'on se deteste, on peut faire le Mal. Et je l'ai fait. Pas а la bonne morale, mais а un homme fait de chair et d'emotions, libre et coura­geux, luttant contre toutes les formes perverties de pouvoirs, s’elevant seul, menace par les foudres des dieux mecon­tents qui punissent l’audacieux d’etre arrive si haut.

J’ai voulu toucher l’aile du papillon, j'ai bien failli la casser. Il fallait que je sente sa fragilite. Qu'avec le bout de mon doigt, je sente ce duvet qui palpitait febrilement, qui suait jusqu'а se dissoudre, colle sur la peau moite de mon doigt assassin. Je retenais ma respiration, pour que mon sang ne circule plus le temps de laisser passer le miracle, cette petite energie d’ondes de vie qui passe du bout du doigt et penetre dans le tissu blesse de l’aile du papillon endormi.

Sur la grande table, longue comme celle de Jesus et de ses apotres, sont dis­poses des objets, des vases et des livres.

Certains d’entre eux sont dejа commen­ces et reposent le nez colle sur le bois. D’autres, encore fermes, s'empilent epais et luisants. C'est le matin que je prefere lire mais je prends rarement le temps de m’asseoir et tourner les pages. Comme si le matin etait fait pour autre chose que la lecture, qu’а ce moment de la journee, l'homme etait programme pour se lever et partir au travail.

Les gens de ma famille vivent ainsi depuis toujours et considerent la lecture et la reflexion comme du temps perdu. Eux poinconnent le temps avec du bruit, et repetent а l’infini les memes gestes, faire, defaire — ce qu’une maison demande d’attention — et recommencent une vie entiere le meme menage avec le serieux de ceux qui n’ont, pensent-ils, jamais eu le choix. Avec cette certitude de faire mieux et plus utile que ces faineants qui restent assis pendant qu’eux vont et viennent, s'agitent et suent pour une vais­selle impeccable, terminee, rangee. Sans menage et sans courses а faire, sans doute s'ennuieraient-ils, et ils font le maxi­mum de choses pour que le maximum de temps passe sans qu’ils soient contraints de s'arreter jamais devant eux, et ils parlent, pour eviter le silence qui les met dans un profond malaise, comme une liqueur forte qui s’ecoule dans la gorge et qui brule la poitrine. Ils se plaignent de toujours avoir trop а faire, en fait ils se plaignent de s'etre faits esclaves de leur propre ennui. Alors ils accusent la vie d'etre comme ca, de les exclure de tout choix personnel, ils se disent victimes d'une force superieure qui les maltraite et ils se soumettent aux regles mortelles de leur systeme de repetition.

J'ai donc le recours ce matin de m'atte­ler au menage et de suer а rendre propre l'appartement. Je choisis cette solution, rassuree d'avoir autant de choses а faire. La matinee passera plus vite ainsi. Consciente d'opter pour la facilite, je net­toie l'appartement de fond en comble, en aussi bonne menagere que l'on m'a appris а l'etre. Je peux admirer mon travail et remettre au lendemain ce qui peut attendre — ces livres delaisses qui ne s’imposent а personne, au contraire de la vaisselle sale et encombrante, vouee а n'etre, а un moment ou а un autre, que sale et encombrante. Enfin c’est fait, moiaussi je suis lavee, peignee et je sens bon. Midi approche.

Je m’assois enfin pour deux heures, dans mon appartement propre, propre moi aussi. J’ouvre mon livre et cette lutte constante contre le temps disparait pen­dant que je lis. C'est grace aux livres que s'eclaircit le monde, non grace au menage. L'inexplicable devient familier, Dieu sous la forme d’une interrogation, admise sans reponse, apparait. Dimanche coule dans l’apres-midi et la lumiere change, ternit comme le teint d’une jeune fille que l'on dit encore jeune mais qui ne reflete plus l’audace moqueuse d'une vierge. La lumiere se matifie et glisse sur la peau un voile d’ombre. Imperceptiblement, l'eclat sue sa brillance avant de disparaitre. Je pense а Juliette...

Viens, nuit! Viens, Romeo! Viens, mon jour dans la nuit!

Car je te vois couche sur l’aile des tenebres Plus blanc que neige fraiche au dos d'un noir corbeau !

Viens donc, nuit brune, aimante nuit,

Et donne-moi mon Romeo ! Apres sa mort Reprends-le. Decoupe-le en petites etoiles,

Il rendra si joli le visage du ciel,

Que le monde, amoureux de ta beaute, o

nuit,

Refusera son culte а l’eclatant soleil!...

Je repasse expres dans le couloir pour regarder une nouvelle fois Rhapsodie du spectre comme si brulait la derniere nuit. Mais le couloir est trop etroit et trop haut, je dois me tordre le cou pour le voir. Le tableau n’est plus aussi beau, je suis decue d’etre venue le revoir. Et je decouvre ce que je sais dejа : il faut partir.

Dans une rue chic et chere se trouve mon nouvel appartement. Une jolie petite boite en papier glace, blanche, carree — bete quoi !

Nous avons — mon appartement et moi-meme — une relation purement fonc­tionnelle.