- •Vite. Ce serait trop stupide de perdre à la pendule.
- •Vous plaisantez!
- •Il tousse.
- •Isidore se brûle la langue en essayant d'avaler trop vite son thé puis il se met à souffler dessus.
- •Inquiétude. Sur son carnet, il ne reste plus d'idées. Tous les journalistes la regardent. La Thénardier semble amusée. Les grands yeux verts en amande de la journaliste s'assombrissent.
- •Il existe encore, celui-là? s'étonne la chef de rubrique.
- •Vous avez peur de quoi?
- •Voir l'angoisse des joueurs au moment où ils étaient sur le point de tout perdre ou tout gagner les ravissait. Ils se demandaient ce qu'ils auraient fait à leur place.
- •Isidore examine la centrifugeuse de plus près.
- •Isidore remarque:
- •Il allume la lampe plafonnière rouge destinée aux développements photographiques et ils distinguent le contenu du bocal.
- •Ils contemplent longuement le cerveau, méditant sur cette phrase.
- •Il s'assit près de lui.
- •Il se masse le ventre.
- •Instinctivement elle enfonce sa tête dans son col pour bien montrer qu'elle peut désormais rester dans cette position. Isidore surgit, essoufflé.
- •Vous pensez à qui?
- •Voilà la preuve que l'humour est perçu comme un signe d'affection.
- •Isabelle se trompa d'oreille et lui murmura dans la mauvaise:
- •Vous avez là une jolie famille. Bravo, monsieur Martin.
- •Vous pensez que quelqu'un ici aurait pu lui en vouloir? demande Lucrèce.
- •Ils mettent un temps à prendre conscience qu'ils ont été floués.
- •Ils le coiffèrent d'un casque de baladeur diffusant en boucle le dernier tube de Gretta Love, Pour que tu m'aimes.
- •Isidore tourne les pages du livre de sciences puis revient au bocal.
- •Isidore augmente le son des actualités.
- •Voilà ce qui entrait chaque jour avec très peu de variantes dans la tête de Jean-Louis Martin. Sept jours sur sept.
- •Il se rappelait que, avant lui, Léonard de Vinci, Rabelais ou Diderot avaient eu pour ambition de connaître toutes les sciences de leur époque. Jean-Louis Martin se découvrait la même ambition.
- •Acte II
- •Ils entreprennent de sortir de leur cachette quand le téléphone se remet à sonner. Vite, ils retournent derrière la porte.
- •Il racontait dans ce manuscrit qu'à force de n'avoir plus qu'à réfléchir et méditer, il avait saisi la puissance exorbitante de la pensée.
- •Il se relut. Son œil s'égara sur l'écran de l'ordinateur et cela lui donna encore une idée.
- •Isidore reprend de justesse:
- •Il montre une chemise de nuit ancienne.
- •Ils s'arrêtent devant la lithographie d'un saint en train de se faire dévorer par des lions dans une arène romaine.
- •Isidore remue sa glace jusqu'à la transformer en une bouillie ragoûtante mêlant chantilly et fruits.
- •Il s'installe à côté d'eux, replace son monocle sur son oeil droit et plisse sa joue pour bien le caler.
- •Il découvrit également sur le site qu'un Américain du nom de Wallace Cunningham, souffrant des mêmes symptômes que lui, avait reçu un traitement nouveau.
- •Il en parla avec Fincher. Son œil preste se mit à courir sur l'écran pour désigner les lettres de l'alphabet qui allaient lui servir à composer des mots.
- •Il marqua un temps.
- •Il envisagea le problème sous tous ses aspects. Il chercha d'abord des exemples dans l'histoire.
- •Isidore sort son ordinateur de poche et note. Elle lui envoie par inadvertance un peu de fumée au visage et il toussote.
- •Isidore et Jérôme cherchent ensemble à se les remémorer, sans vraiment y parvenir.
- •Il fit apparaître une carte du cerveau en fichier image chargé sur Internet.
- •Il augmente la vitesse de la turbine du Charon pour se dépêcher vers le fort Sainte-Marguerite qui se dessine à l'horizon.
- •Il bascule sa grande pipe en écume de mer sur l'autre côté de sa bouche.
- •Il alluma avec son esprit l'écran d'ordinateur et, tel Superman changeant de costume dans une cabine téléphonique, le lis se transforma en u-lis, navigateur sur Internet.
- •Ils ne peuvent rien contre moi.
- •Il désigna les tableaux de Salvador Dali qui tapissaient les murs.
- •Il fallait trouver un nom pour cette découverte, puisque son inventeur n'avait même pas daigné la baptiser. Sans la moindre hésitation, Jean-Louis Martin l'intitula: «l'Ultime Secret.»
- •Ils contemplèrent le plan comme s'il s'agissait d'une formule magique.
- •Ils sont tous tellement prévisibles.
- •Ils disposent ainsi du fameux levier originel dont parle Isidore, ce traumatisme d'enfance qui sert de moteur mais peut aussi agir comme frein.
- •Il y a tellement de fiches. Benzodiazépines, antidépresseurs et somnifères sont les paravents du désastre.
- •Il faut que je reprenne le contrôle de mon cerveau. Je ne vais pas échouer pour des chatouilles!
- •Il manipule quelques boutons.
- •II souligne chaque mot, puis la phrase tout entière.
- •Il ne relève pas l'allusion.
- •Il lui tend une corbeille de fruits.
- •Il lui reprend la main. Cette fois elle ne réagit pas. Il saisit alors ses deux mains et les place dans le creuset des deux siennes.
- •Il décompte lentement.
- •Isidore Katzenberg, profitant de l'état hypnotique d'Umberto Rossi, lui susurre à l'oreille:
- •Ils ne savent pas s'y prendre.
- •Il vit aussi comme un nuage de poussière et il sut que c’était la sciure de sa boîte crânienne. En bas, il vit choir des tampons de coton imbibés de sang.
- •Il arriva à articuler:
- •Il a souri, surpris que je fasse si vite référence à Olds, et il a hoché la tête. «Oui, l'expérience de Olds, enfin testée sur l'homme.»
- •Acte III
- •Il tend vers le couple une brochure publicitaire en papier couché épais.
- •Il fait un geste de dénégation.
- •Isidore prend conscience qu'en fond sonore ils entendent, depuis qu'ils sont entrés dans la pièce, de la musique techno.
- •Il regarde sa montre.
- •Vois sur cette image, en Nouvelle-Zélande, il existe encore un lézard avec une glande pinéale extérieure et sensible.
- •Isidore montre une porte. Lucrèce sort son sésame et l'ouvre. Nouvelle salle. Elle ressemble à une salle d'opération. Deux ombres surgies de nulle part s'étirent derrière eux.
- •Ils se serrèrent la main.
- •Isidore glisse subrepticement vers la gauche pour contourner la vieille dame.
- •Isidore porte la main à sa poche.
- •Isidore paraît extrêmement intéressé.
- •Il alluma l'ordinateur. Il rechercha des sites évoquant le trajet réel de l'explorateur de la Grèce antique.
- •Isidore se concentre.
- •Il se souvient du jour où Sammy a subi la même opération.
- •Il s'approche un peu plus du visage d'Isidore.
- •Il vit une schizophrénie entre sa partie humaine et sa partie informatique, songe Isidore.
- •Isidore est un enfant. Certains jouent au train électrique et deviennent ensuite conducteurs de locomotive. Lui il devait avoir un aquarium à poissons rouges et maintenant il a ça.
- •Isidore a un petit geste nonchalant.
- •Isidore s'arrête de lancer des harengs.
- •Ils découvrent qu'il y a trois amours comme l'avaient décrit les Grecs anciens:
Voilà la preuve que l'humour est perçu comme un signe d'affection.
L œil continuait de vibrer, s'agrandissant par spasmes.
Un éclat de rire intérieur.
L'effet durait.
Samuel Fincher aimait bien cette histoire mais il ne s'attendait pas à ce qu'elle produise une tache beige aussi large dans cette zone affective. Il se dit que l'humour était subjectif. Qu'on ait envie de faire rire dans un tel endroit à un tel moment décuplait l'effet.
Ce fut probablement à cet instant que le docteur Samuel Fincher acquit la confiance totale de son malade. Il lui donna une tape amicale que celui-ci ne sentit pas.
— Votre cerveau marche parfaitement bien.
Un esprit sain... dans un corps atrophié... mais un esprit sain quand même.
— Voulez-vous que je fasse venir votre famille?
23.
— Pas question. Et n'insistez pas.
En face, le grand barbu surmonté d'une casquette sur laquelle est inscrit capitaine umberto secoue la tête en signe de dénégation.
Non, je ne peux pas. Ce bateau est strictement réservé aux malades, aux médecins et aux familles des malades. Il n'y a jamais eu aucun journaliste invité sur l'île Sainte-Marguerite. J'ai des consignes.
Je viens de la part de Pascal Fincher, insiste Isidore, arrivé le premier sur le port de Cannes.
Ça ne change rien.
Air buté et assuré de son bon droit.
Alors où faut-il s'adresser pour débarquer sur l'île?
Désolé mais le service d'accueil est situé à l'intérieur même de l'hôpital. Et ils pratiquent une politique de discrétion. Envoyez-leur un courrier.
Isidore Katzenberg s'approche du bateau et change de sujet.
Votre bateau a été baptisé le Charon. Dans la mythologie grecque, Charon c'est le passeur, celui qui aide les trépassés à traverser sur sa barque l’Achéron, le fleuve des Enfers.
Si ce n'est que ce bateau ne fait pas la jonction entre le monde des morts et celui des vivants, mais entre celui de la raison et de la déraison.
Il éclate d'un grand rire tonitruant et fourrage dans sa barbe uniformément blanche.
Isidore s'approche du marin et chuchote:
— Il me semble que le Charon de la mythologie ne consentait à prendre dans sa barque que ceux qui portaient dans leur bouche le prix de leur passage.
Le gros journaliste sort trois billets de dix euros et les introduit entre ses dents.
Le capitaine Umberto note le geste mais demeure imperturbable.
— Je ne suis pas a vendre.
Là-dessus, Lucrèce arrive en courant, en s'attachant les cheveux.
— Ça va, je ne suis pas trop en retard? On embarque tout de suite? demande-t-elle sur le ton de l'évidence.
Le marin reste en arrêt.
Isidore constate l'impact naturel que possède sa comparse.
Heu... eh bien, dit le marin, j'expliquais à votre collègue que malheureusement...
Malheureusement? dit-elle en se rapprochant.
Si près, il sent son parfum, ces jours-ci elle porte Eau d'Issey Miyaké. Il sent même l'odeur de la peau de la jeune fille. Elle abaisse ses lunettes de soleil, dévoile ses yeux vert émeraude en amande et le fixe avec effronterie.
Vous êtes quelqu'un qui a envie d'aider les autres. Nous avons besoin de vous et vous n'allez pas nous laisser tomber.
Son regard est juste, sa voix est juste, même la position de son cou est destinée à convaincre.
Sur ce marin bourru, l'effet est imparable.
— C'est bien parce que vous êtes des amis de Pascal Fincher, concède-t-il.
Le moteur se met à ronronner, le capitaine largue les amarres.
— Monsieur fonctionne avec le septième besoin, chuchote Lucrèce, adressant un clin d'œil à son comparse.
Le marin pousse un peu plus les gaz pour impressionner ses invités. L'avant du bateau se soulève légèrement.
Lucrèce reprend son carnet et, à la suite de la sixième motivation, la colère, elle ajoute: septième motivation, la sexualité.
Isidore dégage de sa veste un petit ordinateur de poche pas plus grand qu'un livre et recopie à son tour la liste. En tapotant sur son clavier il note aussi les noms des personnes qu'ils ont rencontrées puis il se branche sur Internet.
Lucrèce se penche.
La dernière fois que je vous ai vu dans votre château d'eau, il m'a semblé que vous aviez renoncé à la télévision, aux téléphones et aux ordinateurs.
Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis.
Il lui présente son petit jouet et expose ses possibilités. En se branchant sur Internet, le journaliste parvient à obtenir la fiche de Sécurité sociale d'Umberto Rossi, cinquante-quatre ans, né à Golfe-Juan.
Les deux îles de Lérins se dessinent à l'horizon. Tout d'abord Sainte-Marguerite avec son embarcadère et son fort à gauche. Et, juste derrière, Saint-Honorat avec son abbaye de moines cisterciens.
Le Charon n'est pas très rapide et la traversée entre le port de Cannes et l'hôpital Sainte-Marguerite s'éternise.
Umberto brandit une immense pipe en écume de mer sculptée de sirènes enlacées.
— Qu'est-ce qu'il y a comme monde là-dedans! Les gens ont tout pour être heureux mais ils n'arrivent plus à assumer leur liberté alors ils se posent des questions, toujours plus de questions. A la fin, ça fait des nœuds inextricables.
Il allume sa pipe et lâche quelques volutes d'un tabac poivré qui se mêle à l'air fortement iodé.
— Une fois, j'ai rencontré un type qui prétendait être capable de s'arrêter de penser. C'était un moine zen. Il restait immobile, les yeux comme ça, et il prétendait que dans sa tête c'était le vide absolu. J'ai essayé, c'est impossible. On pense toujours à quelque chose. Ne serait-ce qu'à l'idée: «Ah, enfin, je ne pense à rien.»
II s'esclaffe.
— Pourquoi avez-vous cessé d'exercer comme neurochirurgien à l'hôpital Sainte-Marguerite? questionne Isidore.
Le marin laisse échapper sa pipe.
Co... Co... Comment savez-vous ça, vous?
Mon petit doigt, répond l'autre, mystérieux.
Lucrèce ne regrette pas d'avoir fait venir son «Sherlock Holmes scientifique». Celui-ci, comme tous les magiciens, ne dévoile pas son stratagème mais il n'est pas mécontent de son petit effet et a conscience que, s'il avouait avoir tout simplement obtenu l'information grâce à son ordinateur branché sur Internet, il perdrait son avantage.
Vous avez été renvoyé, n'est-ce pas?
Non. C'était un ac... accident.
Le regard du marin se voile soudain.
Un accident. J'ai opéré ma mère d'une tumeur cancéreuse au cerveau.
Normalement il est interdit d'opérer les membres de sa propre famille, rappelle Isidore.
Umberto se reprend.
— En effet, mais elle avait dit que c'était moi ou personne d'autre.
Il crache par terre.
— Je ne sais pas ce qui s'est passé. Elle a sombré dans le coma et ne s'est jamais réveillée.
Le marin ex-chirurgien crache à nouveau.
— Le cerveau, c'est trop délicat, le moindre geste de travers et c'est la catastrophe. Ce n'est pas comme les autres organes où les erreurs sont réparables. Dans le cerveau, à un millimètre près vous rendez quelqu'un handicapé à vie ou dément.
Il tapote sa pipe sur le bord du gouvernail pour la vider de son tabac calciné, et la bourre à nouveau.
Il a du mal à l'allumer dans le vent et il agite nerveusement son briquet.
— Après, je me suis mis à boire. Ça a été la dégringolade. Ma main tremblait et j'ai préféré ne plus toucher à un bistouri. J'ai démissionné. Un chirurgien qui tremble, c'est impossible à recycler, je suis donc passé directement de la case neurochirurgien à la case clochard ivrogne.
Ils regardent l'île Sainte-Marguerite qui grandit à l'horizon. A côté des pins parasols, ils distinguent des palmiers et des eucalyptus, plantes qui profitent du climat particulièrement clément de cette zone de la Côte d'Azur pour se croire en Afrique.
Ah, vivement que les robots nous remplacent en salle d'opérations. Eux au moins ils n'auront jamais la main qui tremble. Il paraît que ça commence à se répandre maintenant, les robots-chirurgiens.
Vous étiez vraiment clochard? demande Lucrèce.
Tout le monde m'avait laissé tomber. Plus personne ne me voyait. Ma puanteur ne me gênait même plus. Je vivais sur la plage de Cannes sous une couverture. Et toutes mes affaires tenaient dans un sac de supermarché que je cachais sous un abri de la Croisette. On dit que la misère est moins pénible au soleil. Tu parles!
Le bateau ralentit un peu.
— Et puis un jour, quelqu'un est venu. Quelqu'un de l'hôpital Sainte-Marguerite. Il m'a dit: «J'ai peut-être quelque chose à te proposer. Que dirais-tu de faire le taxi-navette entre l'hôpital et le port de Cannes? Jusque-là nous utilisions une société privée extérieure, maintenant nous avons envie de disposer de notre propre navette. Tu saurais conduire un petit bateau entre Sainte-Marguerite et le port?» Et voilà comment de neurochirurgien je suis devenu marin.
Lucrèce sort son calepin, inscrit la date.
— Pouvez-vous nous dire comment cela se passe à l'intérieur de l'hôpital psychiatrique Sainte-Marguerite?
Le marin guette l'horizon, l'air inquiet. Il fixe quelques nuages noirs poussés par les vents marins, et les mouettes qui leur couinent autour comme pour leur confier des indications de route. Il rajuste sa veste de loup de mer, fronce ses sourcils épais. Puis ses yeux reviennent vers la jeune journaliste rousse aux yeux verts et il oublie sa préoccupation pour gorger ses rétines de cette image de fraîcheur.
— Avant, c'était un fort. Le fort Sainte-Marguerite. Vauban l'a construit pour protéger la côte des attaques barbaresques. D'ailleurs il présente la forme en étoile caractéristique des fortifications de l'époque. Puis il a servi de prison. Le Masque de fer y a croupi. La télévision y a même produit une émission de jeu. C'est finalement devenu un hôpital psychiatrique.
Il crache par terre.
— Les soldats, les prisonniers, les gens de la télévision, les fous, c'est une évolution logique, non?
Il a à nouveau son grand rire tonitruant. Les vagues se creusent et le bateau tangue davantage.
— Ils ont voulu faire de cet hôpital un établissement pilote. C’est le docteur Samuel Fincher qui a mené cette réforme. L’hôpital Sainte-Marguerite, qui n'était au début installé que dans le fort, s'est agrandi jusqu'à occuper toute l'île.
La Méditerranée commence à secouer plus vigoureusement la barque.
Nous pensons que Fincher a été assassiné, lance Isidore.
Qui aurait pu tuer Fincher, selon vous? complète Lucrèce.
En tout cas, pas quelqu'un de l'hôpital. Tous l'aimaient.
Ils sont maintenant suffisamment proches de l'île pour distinguer les hautes murailles du fort.
— Ah, Fincher! Que Dieu ait son âme. Je ne vous l'ai pas dit mais c'est lui qui est venu me chercher quand j'étais clochard.
Umberto Rossi s'approche de la jeune journaliste.
— S'il a vraiment été assassiné, j'espère que vous trouverez qui l’a tué.
Une immense vague secoue subitement l'embarcation. Lucrèce est déséquilibrée. Umberto s'accroche à son gouvernail en maugréant. Le vent se lève et le bateau est encore plus brinquebalé.
Tiens, voilà Eole! annonce Umberto.
Eole? reprend Lucrèce en écho.
Le dieu des vents. Dans L'Odyssée, vous ne vous souvenez pas?
Encore Ulysse.
C'était la référence permanente de Fincher...
Umberto déclame un vers d'Homère.
— «Ils ouvrirent l'outre et tous les vents s'échappèrent, la tempête aussitôt les saisit et les emporta.»
La mer est maintenant complètement démontée. Ils sont cahotés de gauche à droite. De haut en bas.
Dans l'oreille interne de Lucrèce, c'est l'emballement. Derrière sa cochlée, se trouve son organe percepteur des mouvements: l'utricule. C'est une sphère remplie d'un liquide gélatineux, l'endolymphe, dans laquelle flottent de petits cailloux, les otolithes. Sur la paroi inférieure de cette boule sont implantés des cils. Lorsque le bateau tangue, l'utricule bien fixé au crâne bascule dans un sens. L'endolymphe et ses otolithes restent stables, comme une bouteille qu'on incline mais dont la surface reste toujours d'aplomb. Les cils du fond de l'utricule sont alors plies par l'endolymphe et transmettent un signal donnant la position du corps dans l'espace. Mais les yeux envoient une autre information et c'est le mélange des deux signaux contradictoires qui créent la sensation de malaise et l'envie de vomir.
Lucrèce Nemrod se soulage par-dessus le bastingage. Isidore vient la rejoindre.
C'est horrible comme sensation! clame-t-elle.
Hum. Dans l'ordre des douleurs il y a: 1) la rage de dents; 2) la colique néphrétique; 3) l'accouchement; 4) le mal de mer.
Le visage de Lucrèce est livide.
— «Alors Poséidon, satisfait, s'en fut préparer quelque tempête en d'autres lieux et, laissée libre d'agir à sa guise, Athéna calma les vagues pour protéger Ulysse», déclame le marin.
Mais la Méditerranée ne s'apaise pas du tout.
Lucrèce trouve la force de relever son visage pour regarder l'immense et sombre forteresse de l'hôpital Sainte-Marguerite.
24.
Ils étaient tous là. Sa femme Isabelle, ses filles, son chien Lucullus, son ami Bertrand Moulinot, quelques collègues de travail.
Samuel Fincher remarqua que Jean-Louis Martin bavait et, délicatement, avec son mouchoir, il lui essuya la commissure des lèvres avant de les laisser entrer.
— Il entend de l'oreille gauche et voit avec l'œil droit mais il ne peut ni s'exprimer ni bouger. Parlez-lui, touchez-lui la main, il pourrait se produire une réaction émotionnelle, annonça-t-il.
Son vieux berger allemand, Lucullus, en tête du cortège se précipita pour lui lécher la main. Ce mouvement spontané d'affection détendit l'atmosphère.
Lucullus. Mon Lucullus.
Ses filles l'embrassèrent.
Comme je suis content de vous voir. Mes chéries. Mes petites chéries adorées.
— Comment ça va, Papa?
Je ne peux pas parler. Lisez dans mon œil ma réponse. Je vous aime. Je suis content d'avoir choisi de vivre pour vous revoir à cette seconde.
Papa! Hé, Papa, réponds!
Le médecin a dit qu'il ne pouvait pas parler, rappela sa femme Isabelle en l'embrassant sur la joue.
Ne t'inquiète pas, mon chéri, on est là. On ne t'abandonnera pas.
Je savais que je pouvais compter sur vous. Je n'en ai jamais douté.
Bertrand Moulinot et quelques collègues de bureau brandirent leurs offrandes: des fleurs, des chocolats, des oranges, des livres. Aucun en fait n'avait clairement compris ce qu'était vraiment ce Locked-In Syndrome. Ils pensaient que c'était une sorte de traumatisme qui serait suivi d'une convalescence comme les autres.
Jean-Louis Martin s'efforçait de rendre son unique œil valide le plus expressif possible. Comme il aurait aimé les rassurer et manifester son plaisir de les voir.
Mon visage doit être comme un masque mortuaire... Depuis que je suis là je n'ai pas vu un miroir. Je me doute que je dois être pâle, livide, hagard. Je dois être laid et fatigué. Et je ne peux même pas sourire.