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L'Ultime Secret.doc
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19.08.2019
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Voilà la preuve que l'humour est perçu comme un signe d'affection.

L œil continuait de vibrer, s'agrandissant par spasmes.

Un éclat de rire intérieur.

L'effet durait.

Samuel Fincher aimait bien cette histoire mais il ne s'attendait pas à ce qu'elle produise une tache beige aussi large dans cette zone affective. Il se dit que l'humour était subjectif. Qu'on ait envie de faire rire dans un tel endroit à un tel moment décuplait l'effet.

Ce fut probablement à cet instant que le docteur Samuel Fincher acquit la confiance totale de son malade. Il lui donna une tape amicale que celui-ci ne sentit pas.

— Votre cerveau marche parfaitement bien.

Un esprit sain... dans un corps atrophié... mais un esprit sain quand même.

— Voulez-vous que je fasse venir votre famille?

23.

— Pas question. Et n'insistez pas.

En face, le grand barbu surmonté d'une casquette sur laquelle est inscrit capitaine umberto secoue la tête en signe de dénégation.

  • Non, je ne peux pas. Ce bateau est strictement réservé aux malades, aux médecins et aux familles des malades. Il n'y a jamais eu aucun journaliste invité sur l'île Sainte-Margue­rite. J'ai des consignes.

  • Je viens de la part de Pascal Fincher, insiste Isidore, arrivé le premier sur le port de Cannes.

  • Ça ne change rien.

Air buté et assuré de son bon droit.

  • Alors où faut-il s'adresser pour débarquer sur l'île?

  • Désolé mais le service d'accueil est situé à l'intérieur même de l'hôpital. Et ils pratiquent une politique de discré­tion. Envoyez-leur un courrier.

Isidore Katzenberg s'approche du bateau et change de sujet.

  • Votre bateau a été baptisé le Charon. Dans la mytholo­gie grecque, Charon c'est le passeur, celui qui aide les trépas­sés à traverser sur sa barque l’Achéron, le fleuve des Enfers.

  • Si ce n'est que ce bateau ne fait pas la jonction entre le monde des morts et celui des vivants, mais entre celui de la raison et de la déraison.

Il éclate d'un grand rire tonitruant et fourrage dans sa barbe uniformément blanche.

Isidore s'approche du marin et chuchote:

— Il me semble que le Charon de la mythologie ne consen­tait à prendre dans sa barque que ceux qui portaient dans leur bouche le prix de leur passage.

Le gros journaliste sort trois billets de dix euros et les intro­duit entre ses dents.

Le capitaine Umberto note le geste mais demeure imperturbable.

— Je ne suis pas a vendre.

Là-dessus, Lucrèce arrive en courant, en s'attachant les cheveux.

— Ça va, je ne suis pas trop en retard? On embarque tout de suite? demande-t-elle sur le ton de l'évidence.

Le marin reste en arrêt.

Isidore constate l'impact naturel que possède sa comparse.

  • Heu... eh bien, dit le marin, j'expliquais à votre collègue que malheureusement...

  • Malheureusement? dit-elle en se rapprochant.

Si près, il sent son parfum, ces jours-ci elle porte Eau d'Is­sey Miyaké. Il sent même l'odeur de la peau de la jeune fille. Elle abaisse ses lunettes de soleil, dévoile ses yeux vert émeraude en amande et le fixe avec effronterie.

Vous êtes quelqu'un qui a envie d'aider les autres. Nous avons besoin de vous et vous n'allez pas nous laisser tomber.

Son regard est juste, sa voix est juste, même la position de son cou est destinée à convaincre.

Sur ce marin bourru, l'effet est imparable.

— C'est bien parce que vous êtes des amis de Pascal Fincher, concède-t-il.

Le moteur se met à ronronner, le capitaine largue les amarres.

— Monsieur fonctionne avec le septième besoin, chuchote Lucrèce, adressant un clin d'œil à son comparse.

Le marin pousse un peu plus les gaz pour impressionner ses invités. L'avant du bateau se soulève légèrement.

Lucrèce reprend son carnet et, à la suite de la sixième motivation, la colère, elle ajoute: septième motivation, la sexualité.

Isidore dégage de sa veste un petit ordinateur de poche pas plus grand qu'un livre et recopie à son tour la liste. En tapo­tant sur son clavier il note aussi les noms des personnes qu'ils ont rencontrées puis il se branche sur Internet.

Lucrèce se penche.

  • La dernière fois que je vous ai vu dans votre château d'eau, il m'a semblé que vous aviez renoncé à la télévision, aux téléphones et aux ordinateurs.

  • Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis.

Il lui présente son petit jouet et expose ses possibilités. En se branchant sur Internet, le journaliste parvient à obtenir la fiche de Sécurité sociale d'Umberto Rossi, cinquante-quatre ans, né à Golfe-Juan.

Les deux îles de Lérins se dessinent à l'horizon. Tout d'abord Sainte-Marguerite avec son embarcadère et son fort à gauche. Et, juste derrière, Saint-Honorat avec son abbaye de moines cisterciens.

Le Charon n'est pas très rapide et la traversée entre le port de Cannes et l'hôpital Sainte-Marguerite s'éternise.

Umberto brandit une immense pipe en écume de mer sculptée de sirènes enlacées.

— Qu'est-ce qu'il y a comme monde là-dedans! Les gens ont tout pour être heureux mais ils n'arrivent plus à assumer leur liberté alors ils se posent des questions, toujours plus de questions. A la fin, ça fait des nœuds inextricables.

Il allume sa pipe et lâche quelques volutes d'un tabac poi­vré qui se mêle à l'air fortement iodé.

— Une fois, j'ai rencontré un type qui prétendait être capa­ble de s'arrêter de penser. C'était un moine zen. Il restait immobile, les yeux comme ça, et il prétendait que dans sa tête c'était le vide absolu. J'ai essayé, c'est impossible. On pense toujours à quelque chose. Ne serait-ce qu'à l'idée: «Ah, enfin, je ne pense à rien.»

II s'esclaffe.

— Pourquoi avez-vous cessé d'exercer comme neurochirur­gien à l'hôpital Sainte-Marguerite? questionne Isidore.

Le marin laisse échapper sa pipe.

  • Co... Co... Comment savez-vous ça, vous?

  • Mon petit doigt, répond l'autre, mystérieux.

Lucrèce ne regrette pas d'avoir fait venir son «Sherlock Holmes scientifique». Celui-ci, comme tous les magiciens, ne dévoile pas son stratagème mais il n'est pas mécontent de son petit effet et a conscience que, s'il avouait avoir tout simplement obtenu l'information grâce à son ordinateur branché sur Internet, il perdrait son avantage.

  • Vous avez été renvoyé, n'est-ce pas?

  • Non. C'était un ac... accident.

Le regard du marin se voile soudain.

  • Un accident. J'ai opéré ma mère d'une tumeur cancé­reuse au cerveau.

  • Normalement il est interdit d'opérer les membres de sa propre famille, rappelle Isidore.

Umberto se reprend.

— En effet, mais elle avait dit que c'était moi ou personne d'autre.

Il crache par terre.

— Je ne sais pas ce qui s'est passé. Elle a sombré dans le coma et ne s'est jamais réveillée.

Le marin ex-chirurgien crache à nouveau.

— Le cerveau, c'est trop délicat, le moindre geste de travers et c'est la catastrophe. Ce n'est pas comme les autres organes où les erreurs sont réparables. Dans le cerveau, à un millimè­tre près vous rendez quelqu'un handicapé à vie ou dément.

Il tapote sa pipe sur le bord du gouvernail pour la vider de son tabac calciné, et la bourre à nouveau.

Il a du mal à l'allumer dans le vent et il agite nerveusement son briquet.

— Après, je me suis mis à boire. Ça a été la dégringolade. Ma main tremblait et j'ai préféré ne plus toucher à un bis­touri. J'ai démissionné. Un chirurgien qui tremble, c'est impossible à recycler, je suis donc passé directement de la case neurochirurgien à la case clochard ivrogne.

Ils regardent l'île Sainte-Marguerite qui grandit à l'horizon. A côté des pins parasols, ils distinguent des palmiers et des eucalyptus, plantes qui profitent du climat particulièrement clément de cette zone de la Côte d'Azur pour se croire en Afrique.

  • Ah, vivement que les robots nous remplacent en salle d'opérations. Eux au moins ils n'auront jamais la main qui tremble. Il paraît que ça commence à se répandre maintenant, les robots-chirurgiens.

  • Vous étiez vraiment clochard? demande Lucrèce.

  • Tout le monde m'avait laissé tomber. Plus personne ne me voyait. Ma puanteur ne me gênait même plus. Je vivais sur la plage de Cannes sous une couverture. Et toutes mes affaires tenaient dans un sac de supermarché que je cachais sous un abri de la Croisette. On dit que la misère est moins pénible au soleil. Tu parles!

Le bateau ralentit un peu.

— Et puis un jour, quelqu'un est venu. Quelqu'un de l'hô­pital Sainte-Marguerite. Il m'a dit: «J'ai peut-être quelque chose à te proposer. Que dirais-tu de faire le taxi-navette entre l'hôpital et le port de Cannes? Jusque-là nous utilisions une société privée extérieure, maintenant nous avons envie de disposer de notre propre navette. Tu saurais conduire un petit bateau entre Sainte-Marguerite et le port?» Et voilà comment de neurochirurgien je suis devenu marin.

Lucrèce sort son calepin, inscrit la date.

— Pouvez-vous nous dire comment cela se passe à l'inté­rieur de l'hôpital psychiatrique Sainte-Marguerite?

Le marin guette l'horizon, l'air inquiet. Il fixe quelques nuages noirs poussés par les vents marins, et les mouettes qui leur couinent autour comme pour leur confier des indications de route. Il rajuste sa veste de loup de mer, fronce ses sourcils épais. Puis ses yeux reviennent vers la jeune journaliste rousse aux yeux verts et il oublie sa préoccupation pour gorger ses rétines de cette image de fraîcheur.

— Avant, c'était un fort. Le fort Sainte-Marguerite. Vauban l'a construit pour protéger la côte des attaques barbaresques. D'ailleurs il présente la forme en étoile caractéristique des fortifications de l'époque. Puis il a servi de prison. Le Masque de fer y a croupi. La télévision y a même produit une émission de jeu. C'est finalement devenu un hôpital psy­chiatrique.

Il crache par terre.

— Les soldats, les prisonniers, les gens de la télévision, les fous, c'est une évolution logique, non?

Il a à nouveau son grand rire tonitruant. Les vagues se creusent et le bateau tangue davantage.

— Ils ont voulu faire de cet hôpital un établissement pilote. C’est le docteur Samuel Fincher qui a mené cette réforme. L’hôpital Sainte-Marguerite, qui n'était au début installé que dans le fort, s'est agrandi jusqu'à occuper toute l'île.

La Méditerranée commence à secouer plus vigoureusement la barque.

  • Nous pensons que Fincher a été assassiné, lance Isidore.

  • Qui aurait pu tuer Fincher, selon vous? complète Lucrèce.

  • En tout cas, pas quelqu'un de l'hôpital. Tous l'aimaient.

Ils sont maintenant suffisamment proches de l'île pour dis­tinguer les hautes murailles du fort.

— Ah, Fincher! Que Dieu ait son âme. Je ne vous l'ai pas dit mais c'est lui qui est venu me chercher quand j'étais clochard.

Umberto Rossi s'approche de la jeune journaliste.

— S'il a vraiment été assassiné, j'espère que vous trouverez qui l’a tué.

Une immense vague secoue subitement l'embarcation. Lucrèce est déséquilibrée. Umberto s'accroche à son gouver­nail en maugréant. Le vent se lève et le bateau est encore plus brinquebalé.

  • Tiens, voilà Eole! annonce Umberto.

  • Eole? reprend Lucrèce en écho.

  • Le dieu des vents. Dans L'Odyssée, vous ne vous souve­nez pas?

  • Encore Ulysse.

  • C'était la référence permanente de Fincher...

Umberto déclame un vers d'Homère.

— «Ils ouvrirent l'outre et tous les vents s'échappèrent, la tempête aussitôt les saisit et les emporta.»

La mer est maintenant complètement démontée. Ils sont cahotés de gauche à droite. De haut en bas.

Dans l'oreille interne de Lucrèce, c'est l'emballement. Der­rière sa cochlée, se trouve son organe percepteur des mouve­ments: l'utricule. C'est une sphère remplie d'un liquide gélatineux, l'endolymphe, dans laquelle flottent de petits cail­loux, les otolithes. Sur la paroi inférieure de cette boule sont implantés des cils. Lorsque le bateau tangue, l'utricule bien fixé au crâne bascule dans un sens. L'endolymphe et ses otoli­thes restent stables, comme une bouteille qu'on incline mais dont la surface reste toujours d'aplomb. Les cils du fond de l'utricule sont alors plies par l'endolymphe et transmettent un signal donnant la position du corps dans l'espace. Mais les yeux envoient une autre information et c'est le mélange des deux signaux contradictoires qui créent la sensation de malaise et l'envie de vomir.

Lucrèce Nemrod se soulage par-dessus le bastingage. Isi­dore vient la rejoindre.

  • C'est horrible comme sensation! clame-t-elle.

  • Hum. Dans l'ordre des douleurs il y a: 1) la rage de dents; 2) la colique néphrétique; 3) l'accouchement; 4) le mal de mer.

Le visage de Lucrèce est livide.

— «Alors Poséidon, satisfait, s'en fut préparer quelque tempête en d'autres lieux et, laissée libre d'agir à sa guise, Athéna calma les vagues pour protéger Ulysse», déclame le marin.

Mais la Méditerranée ne s'apaise pas du tout.

Lucrèce trouve la force de relever son visage pour regarder l'immense et sombre forteresse de l'hôpital Sainte-Mar­guerite.

24.

Ils étaient tous là. Sa femme Isabelle, ses filles, son chien Lucullus, son ami Bertrand Moulinot, quelques collègues de travail.

Samuel Fincher remarqua que Jean-Louis Martin bavait et, délicatement, avec son mouchoir, il lui essuya la commissure des lèvres avant de les laisser entrer.

— Il entend de l'oreille gauche et voit avec l'œil droit mais il ne peut ni s'exprimer ni bouger. Parlez-lui, touchez-lui la main, il pourrait se produire une réaction émotionnelle, annonça-t-il.

Son vieux berger allemand, Lucullus, en tête du cortège se précipita pour lui lécher la main. Ce mouvement spontané d'affection détendit l'atmosphère.

Lucullus. Mon Lucullus.

Ses filles l'embrassèrent.

Comme je suis content de vous voir. Mes chéries. Mes petites chéries adorées.

— Comment ça va, Papa?

Je ne peux pas parler. Lisez dans mon œil ma réponse. Je vous aime. Je suis content d'avoir choisi de vivre pour vous revoir à cette seconde.

  • Papa! Hé, Papa, réponds!

  • Le médecin a dit qu'il ne pouvait pas parler, rappela sa femme Isabelle en l'embrassant sur la joue.

  • Ne t'inquiète pas, mon chéri, on est là. On ne t'abandonnera pas.

Je savais que je pouvais compter sur vous. Je n'en ai jamais douté.

Bertrand Moulinot et quelques collègues de bureau brandi­rent leurs offrandes: des fleurs, des chocolats, des oranges, des livres. Aucun en fait n'avait clairement compris ce qu'était vraiment ce Locked-In Syndrome. Ils pensaient que c'était une sorte de traumatisme qui serait suivi d'une conva­lescence comme les autres.

Jean-Louis Martin s'efforçait de rendre son unique œil valide le plus expressif possible. Comme il aurait aimé les rassurer et manifester son plaisir de les voir.

Mon visage doit être comme un masque mortuaire... Depuis que je suis là je n'ai pas vu un miroir. Je me doute que je dois être pâle, livide, hagard. Je dois être laid et fatigué. Et je ne peux même pas sourire.

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