Добавил:
Upload Опубликованный материал нарушает ваши авторские права? Сообщите нам.
Вуз: Предмет: Файл:
Ecrits_2_politiques.doc
Скачиваний:
0
Добавлен:
01.07.2025
Размер:
566.27 Кб
Скачать

I. Guerre et paix

4

Réponse à une question d’Alain 1

(1936 ?)

Retour à la table des matières

Je ne répondrai qu'à la dernière des questions d'Alain. Elle me paraît d'une grande importance. Mais je crois qu'il faut la poser plus largement. Les mots de dignité et d'honneur sont peut-être aujourd'hui les plus meurtriers du vocabulaire. Il est bien difficile de savoir au juste comment le peuple français a réellement réagi aux derniers événements. Mais j'ai trop souvent remarqué que dans toutes sortes de milieux l'appel à la dignité et à l'honneur en matière internationale continue à émouvoir. La formule « la paix dans la dignité » ou « la paix dans l'honneur », formule de sinistre mémoire qui, sous la plume de Poincaré, a immédiatement préludé au massacre, est encore employée cou­ramment. Il n'est pas sûr que les orateurs qui préconiseraient la paix même sans honneur rencontreraient où que ce soit un accueil favorable. Cela est très grave.

Le mot de dignité est ambigu. Il peut signifier l'estime de soi-même ; nul n'osera alors nier que la dignité ne soit préférable à la vie, car préférer la vie serait « pour vivre, perdre les raisons de vivre » . Mais l'estime de soi dépend exclusivement des actions que l'on exécute soi-même après les avoir librement décidées. Un homme outragé peut avoir besoin de se battre pour retrouver sa propre estime ; ce sera le cas seulement s'il lui est impossible de subir passi­vement l'outrage sans se trouver convaincu de lâcheté à ses propres yeux. Il est clair qu'en pareille matière chacun est juge et seul juge. On ne peut imaginer qu'aucun homme puisse déléguer à un autre le soin de juger si oui ou non la conservation de sa propre estime exige qu'il mette sa vie en jeu. Il est plus clair encore que la défense de la dignité ainsi comprise ne peut être imposée par contrainte ; dès que la contrainte entre en jeu, l'estime de soi cesse d'être en cause. D'autre part ce qui délivre de la honte, ce n'est pas la vengeance, mais le péril. Par exemple, tuer un offenseur par ruse et sans risque n'est jamais un moyen de préserver sa propre estime.

Il faut en conclure que jamais la guerre n'est une ressource pour éviter d'avoir à se mépriser soi-même. Elle ne peut être une ressource pour les non-combattants, parce qu'ils n'ont pas part au péril, ou relativement peu ; la guerre ne peut rien changer à l'opinion qu'ils se font de leur propre courage. Elle ne peut pas non plus être une ressource pour les combattants, parce qu'ils sont forcés. La plupart partent par contrainte, et ceux-mêmes qui partent volontai­rement restent par contrainte. La puissance d'ouvrir et de fermer les hostilités est exclusivement entre les mains de ceux qui ne se battent pas. La libre résolution de mettre sa vie en jeu est l'âme même de l'honneur ; l'honneur n'est pas en cause là où les uns décident sans risques, et les autres meurent pour exécuter. Et si la guerre ne peut constituer pour personne une sauvegarde de l'honneur, il faut en conclure aussi qu'aucune paix n'est honteuse, quelles qu'en soient les clauses.

En réalité, le terme de dignité, appliqué aux rapports internationaux, ne désigne pas l'estime de soi-même, laquelle ne peut être en cause ; il ne s'oppose pas au mépris de soi, mais à l'humiliation. Ce sont choses distinctes ; il y a bien de la différence entre perdre le respect de soi-même et être traité sans respect par autrui. Épictète manié comme un jouet par son maître, Jésus souffleté et couronné d'épines n'étaient en rien amoindris à leurs propres yeux. Préférer la mort au mépris de soi, c'est le fondement de n'importe quelle mora­le ; préférer la mort à l'humiliation, c'est bien autre chose, c'est simplement le point d'honneur féodal. On peut admirer le point d'honneur féodal ; on peut aussi, et non sans de bonnes raisons, refuser d'en faire une règle de vie. Mais la question n'est pas là. Il faut voir qui l'on envoie mourir pour défendre ce point d'honneur dans les conflits internationaux.

On envoie les masses populaires, ceux-mêmes qui, n'ayant aucune ri­chesse, n'ont en règle générale droit à aucun égard, ou peu s'en faut. Nous sommes en République, il est vrai ; mais cela n'empêche pas que l'humiliation ne soit en fait le pain quotidien de tous les faibles. Ils vivent néanmoins et laissent vivre. Qu'un subordonné subisse une réprimande méprisante sans pouvoir discuter ; qu'un ouvrier soit mis à la porte sans explications, et, s'il en demande à son chef, s'entende répondre « je n'ai pas de comptes à vous rendre » ; que des chômeurs convoqués devant un bureau d'embauche apprennent au bout d'une heure d'attente qu'il n'y a rien pour eux ; qu'une châtelaine de village donne des ordres à un paysan pauvre et lui octroie cinq sous pour un dérangement de deux heures ; qu'un gardien de prison frappe et injurie un prisonnier ; qu'un magistrat fasse de l'esprit en plein tribunal aux dépens d'un prévenu ou même d'une victime ; néanmoins le sang ne coulera pas. Mais cet ouvrier, ces chômeurs et les autres sont perpétuellement exposés à devoir un jour tuer et mourir parce qu'un pays étranger n'aura pas traité leur pays ou ses représentants avec tous les égards désirables. S'ils voulaient se mettre à laver l'humiliation dans le sang pour leur propre compte comme on les invite à le faire pour le compte de leur pays, que d'hécatombes quotidien­nes en pleine paix ! Parmi tous ceux qui possèdent une puissance grande ou petite, bien peu peut-être survivraient ; il périrait à coup sûr beaucoup de chefs militaires.

Car le plus fort paradoxe de la vie moderne, c'est que non seulement on foule aux pieds dans la vie civile la dignité personnelle de ceux que l'on enverra un jour mourir pour la dignité nationale ; mais au moment même où leur vie se trouve ainsi sacrifiée pour sauvegarder l'honneur commun, ils se trouvent exposés à des humiliations bien plus dures encore qu'auparavant. Que sont les outrages considérés de pays à pays comme des motifs de guerre auprès de ceux qu'un officier peut impunément infliger à un soldat ? Il peut l'insulter, et sans qu'aucune réponse soit permise ; il peut lui donner des coups de pied - un auteur de souvenirs de guerre ne s'est-il pas vanté de l'avoir fait ? Il peut lui donner n'importe quel ordre sous la menace du revolver, y compris celui de tirer sur un camarade. Il peut lui infliger à titre de punition les brimades les plus mesquines. Il peut à peu près tout, et toute désobéissance est punie de mort ou peut l'être. Ceux qu'à l’arrière on célèbre hypocritement comme des héros, on les traite effectivement comme des esclaves. Et ceux des soldats survivants qui sont pauvres, délivrés de l'esclavage militaire retombent à l'esclavage civil, où plus d'un est contraint de subir les insolences de ceux qui se sont enrichis sans risques.

L'humiliation perpétuelle et presque méthodique est un facteur essentiel de notre organisation sociale, en paix comme en guerre, mais en guerre à un degré plus élevé. Le principe selon lequel il faudrait repousser l'humiliation au prix même de la vie, s'il était appliqué à l'intérieur du pays, serait subversif de tout ordre social, et notamment de la discipline indispensable à la conduite de la guerre. Qu'on ose, dans ces conditions, faire de ce principe une règle de politique internationale, c'est véritablement le comble de l'inconscience. Une formule célèbre dit qu'on peut à la rigueur avoir des esclaves, mais qu'il n'est pas tolérable qu'on les traite de citoyens. Il est moins tolérable encore qu'on en fasse des soldats. Certes il y a toujours eu des guerres ; mais que les guerres soient faites par les esclaves, c'est le propre de notre époque. Et qui plus est, ces guerres où les esclaves sont invités à mourir au nom d'une dignité qu'on ne leur a jamais accordée, ces guerres constituent le rouage essentiel dans le mécanisme de l'oppression. Toutes les fois qu'on examine de près et d'une manière concrète les moyens de diminuer effectivement l'oppression et l'iné­galité, c'est toujours à la guerre qu'on se heurte, aux suites de la guerre, aux nécessités imposées par la préparation à la guerre. On ne dénouera pas ce nœud, il faut le couper, si toutefois on le peut.

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

Соседние файлы в предмете [НЕСОРТИРОВАННОЕ]