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I. Guerre et paix

13

Fragment

(1939 ?)

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Ces derniers mois ont vu s'esquisser en France une transformation profonde des pensées, dont on ne peut encore prévoir les conséquences, mais qui est par elle-même bien digne qu'on s'y arrête. Des hommes, il y a peu de temps encore démocrates, socialistes, syndicalistes, les uns connus et pourvus d'autorité, d'autres obscurs et sans pouvoir, témoignent plus ou moins clairement qu'ils ne sont pas loin de souhaiter pour la France une dictature totalitaire semblable à celle qui permet à l'Allemagne de triompher en Europe. Peut-être certains font-ils plus que souhaiter, peut-être pensent-ils déjà à préparer. Et si la Russie était une plus forte alliée, on verrait sans doute symétriquement tous ceux qu'on nomme bourgeois passer à son égard de l'horreur à l'amour, comme on sait qu'un certain nombre a fait. L'Italie, elle, a tout d'un coup perdu l'estime de ceux qui naguère en louaient le régime presque jusqu'à l'adoration. Croirait-on qu'il y a à peu près deux ans, on pouvait à peine imaginer une guerre où la France ne se séparât pas en deux camps qui auraient l'un et l'autre oublié leur pays pour leur doctrine ? Les passions qui portaient les uns vers la Russie et l'Espagne républicaine, les autres vers l'Italie et même l'Allemagne, étaient si vives qu'on pouvait croire qu'elles effaceraient, dans un pays mobilisé, le souci de défendre le territoire. Que de changements en deux ans ! Aujourd'hui il n'y a presque plus, dans les esprits, que la Nation. Ceux qui s'attachent à d'autres pensées, c'est qu'ils se font violence ; et encore s'y attachent-ils moins fermement qu'ils ne le croient.

C'est ainsi que, chez ceux qui ne résistent pas à eux-mêmes, la pensée de maintenir et d'accroître les loisirs, le bien-être et la liberté du peuple aux dépens des privilèges, ou la pensée de conserver les privilèges et l'orgueil qu'y puisent les privilégiés, tout cela disparaît devant le désir d'agrandir la Nation. Non pas, certes, qu'il y ait le moindre élan civique. On continue, bien entendu, tout comme naguère, à puiser dans les affaires d'aviation, au préjudice de l'État, qui ses millions, qui, modestement, ses centaines ou dizaines de milliers de francs. Mais ce n'est pas là une pensée, c'est une pratique. De même les ouvriers de l'aviation, à leur niveau par force bien plus bas, ne souhaitent pas, quelque haine qu'ils aient pour la politique de Munich, travailler soixante heures par semaine ni pour de maigres salaires. Ce ne sont pas les intérêts qu'on sacrifie à la Nation ; il est rare qu'on sacrifie des intérêts sans y être aidé par quelque contrainte. Ce qu'on sacrifie, ce sont les pensées au nom des­quelles on défendait ses intérêts et qui les ennoblissaient en leur donnant une portée universelle. Ce sacrifice entraîne d'ailleurs par la suite celui des intérêts, car il entraîne la soumission à la contrainte qui les anéantira.

Ceux qui approuvent la politique de Munich ont coutume de se moquer quand leurs adversaires parlent d'humiliation. En quoi ils se trompent. Il y a eu, en France, en septembre, une humiliation générale ; qu'est-ce qui peut mieux en témoigner que l'espèce de sommeil léthargique où, depuis lors, nous sommes tous plongés, fruit ordinaire d'une humiliation récente ? Ce qu'on a raison de nier, c'est qu'il s'agisse d'une humiliation nationale. Nous avons été humiliés bien plus profondément que dans notre attachement au prestige national ; nous avons subi chacun au centre de nous-mêmes ce qui est, à vrai dire, l'essence de n'importe quelle humiliation, l'abaissement de la pensée devant la puissance du fait. Se chercher soi-même tel qu'on était hier encore et ne pouvoir se retrouver, non pas parce qu'on s'est renouvelé par quelque effort de pensée ou d'action, mais parce qu'entre hier et aujourd'hui il s'est produit, au-dehors, sans qu'on l'ait voulu, un fait, voilà ce que c'est que d'être humilié. Quand il s'agit d'un fait qui tient uniquement aux mouvements de la matière inerte, inondation, tremblement de terre, maladie, on trouve en soi-même des ressources pour se relever. Quand il s'agit d'un fait humain, on ne peut se consoler. On éprouve que les hommes ont le pouvoir, s'ils le veulent, d'arra­cher nos pensées aux objets auxquels nous les appliquions, et de les amener, non pas quelques-unes, mais toutes, non pas par intervalles, mais continuelle­ment, à quelque obsession que nous n'avons pas choisie. La puissance du fait est telle ; elle n'est pas moindre. Elle se soumet toutes nos pensées, et quand elle n'en change pas le soutenu, elle en change la couleur.

Que nous est-il donc arrivé en septembre ? C'est fort simple ; il nous est arrivé que la guerre nous est apparue comme un fait, bien qu'elle ne se soit pas produite. Et du même coup la paix, bien qu'elle ait subsisté, a cessé de sembler un fait. Pendant ces quelques semaines, les uns prévoyaient un événement, les autres un autre, et chez le même homme les prévisions variaient plusieurs fois par jour ; mais je ne crois pas qu'il y ait personne qui n'ait senti à quelque moment la présence de la guerre. Et maintenant la paix, bien qu'elle soit encore là et peut-être, si le sort le veut, doive se prolonger longtemps encore, nous est à peine présente. Ainsi, quoique nous parlions encore de guerre et de paix comme autrefois, et que certains s'appliquent à en dire les mêmes paroles qu'autrefois, ce n'est plus la même guerre ni la même paix. La guerre que nous pensions autrefois, et que nous pensions comme une chimère absurde, même quand nous la disions inévitable, ressemblait plus à la paix que ce que nous pensons quand nous parlons de paix, aujourd'hui que nous avons frôlé la guerre. Quoi d'étonnant si le mot de Nation, si longtemps relégué dans les froideurs du vocabulaire officiel, renferme aujourd'hui une richesse inépui­sable d'arguments sans réplique, et si le nom de la France revient sans cesse sous la plume et sur les lèvres ? Un pays devient nation quand il prend les armes contre un autre ou s'apprête à les prendre. Quoi d'étonnant si nous penchons à n'imaginer l'avenir de notre pays que sous l'aspect d'un camp retranché, sans loisirs ni libertés, pourvu de peines de mort et de torture pour châtier les déserteurs ? Chacun de nous, soit avant 1914, soit depuis, a lu dans les livres d'histoire ou dans les vieilles chroniques des récits affreux que nous savions authentiques, mais que nous ne pouvions pourtant prendre pour autre chose que des contes. Nous avions tort, sans doute, puisque ces horreurs avaient été. Aujourd'hui nous penchons, sans y atteindre encore, vers un état où le respect de la vie et de la liberté des hommes, le souci d'accroître les loisirs, le bien-être, les lumières et les joies de toutes sortes dans la multitude du peuple, les égards rendus à la justice et à l'humanité nous sembleront à leur tour des contes. Nous n'aurons pas moins tort ; nous aurons tort de la même manière.

Peut-on s'étonner qu'un syndicaliste, par exemple, abandonne non pas son nom, mais l'idéal que ce nom représentait et dont il faisait profession, pour n'appliquer ses pensées qu'à la défense de la Nation et à l'organisation de l'État totalitaire ? C'est comme si on s'étonnait qu'un homme, après une offense, ait de la haine pour celui qui l'a offensé, alors qu'il ne le haïssait pas auparavant ; ou soit pris de peur devant un danger qu'il bravait lorsqu'il ne faisait que le prévoir. Sans doute, la vertu consiste à n'éprouver pas plus de haine après qu'avant l'offense, pas plus de trouble devant qu'avant le danger. Mais la vertu est difficile et rare. Aujourd'hui, à l'égard des affaires d'État, la vertu exige, non pas qu'on pense les mêmes choses qu'autrefois, mais qu'on garde présent à l'esprit tout ce qu'on pensait autrefois. La raison, qui est la même chose que la vertu, consiste à garder dans l'esprit, aussi bien que le présent, un passé et un avenir qui ne lui sont pas semblables.

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

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