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I. Guerre et paix

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Lettre à G. Bergery

(1938)

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Cher camarade Bergery,

J'ai été heureuse de voir dans La Flèche la question tchécoslovaque nettement posée par vous. Excusez-moi d'y revenir encore : ce sujet est trop important et angoissant pour ne pas sans cesse occuper l'esprit. Je remarque d'abord que des deux conditions que vous posez pour le soutien de la Tchécoslovaquie, l'une au moins peut très probablement être considérée comme absente, à savoir la cohésion du pays à défendre. Mais quelle que soit l'importance pratique et immédiate de ce point, il laisse subsister un problème bien plus large, puisque votre article ramène la question de la Tchécoslo­vaquie à celle de l'emprise de l'Allemagne sur l'Europe centrale et son hégémonie en Europe. À mon avis, cette dernière question mériterait d'être traitée directement et dans toute son ampleur. Depuis trois quarts de siècle, et plus que jamais à l'instant présent, elle est essentielle ; elle commande toute la politique extérieure et intérieure.

Votre pensée est que l'hégémonie de l'Allemagne en Europe, avant comme corollaire la faiblesse de la France, donnerait à la première la tentation d'une entreprise armée sur la seconde. Personne ne peut effectivement écarter une telle crainte ; personne ne peut la prendre à la légère. Pourtant une attitude ferme de la France, si habile soit-elle, peut, elle aussi, aboutir à la guerre, et la guerre à la défaite, à l'invasion, et à leurs conséquences extrêmes. On peut donc considérer que l'une et l'autre position peuvent, dans la pire éventualité, amener un résultat final équivalent (avec pourtant, il me semble, un cortège de massacres et de désastres, dans l'Europe et le monde, moindre dans le premier cas). Il s'agit de savoir si la pire éventualité est plus probable avec la première position qu'avec la seconde. Il s'agit de savoir aussi laquelle des deux positions amènerait, dans la meilleure éventualité, un résultat préférable.

Examinons d'abord le second point. Que peut-on concevoir de plus heureux comme résultat d'une politique fondée sur la préservation de l'équilibre européen ? Que la France, unie à l'Angleterre, arrête l'Allemagne dans son élan vers l'hégémonie, sans que celle-ci ose recourir à la guerre. Le dynamisme étant l'essence même du système politique allemand - ce qu'il ne faut jamais oublier - la France, pour tenir en respect la volonté d'expansion de l'Allemagne, doit rester forte, vigilante, tendue tout entière vers l'extérieur, constamment chargée pour la guerre, comme disait Péguy, en alerte perpétuelle. L'union avec l'Angleterre doit être étroite et continuelle, ce qui, soit dit en passant, n'est pas propre à faciliter la lutte contre les trusts, tant que la City sera ce qu'elle est. Le budget de guerre doit être maintenu, accru, doublé. Inutile d'insister sur la misère matérielle et morale qui en résultera, la tension des nerfs, l'enrégimentement des esprits, l'extinction des libertés, l'angoisse individuelle et collective. Une telle situation devrait durer aussi longtemps que la menace allemande ; or il faudrait savoir si moralement, politiquement, économiquement, elle peut durer. Rien qu'économiquement, elle peut durer. Rien qu'économiquement et techniquement, la France peut-elle supporter longtemps - peut-elle supporter aussi longtemps que l'Allemagne - un effort d'armement qu'il faut sans cesse renouveler, quand même elle y sacrifierait tout ce qui lui reste de liberté et de démocratie ? Si elle ne le peut pas, pourquoi s'engager dans une politique susceptible seulement de retarder une échéance qui serait celle ou de la guerre, eu de l'abdication ?

Si même elle le peut, qu'est-il permis d'espérer ? Un changement de régime en Allemagne ? Certes, une sérieuse défaite de prestige suffirait à faire tomber le régime. Mais cela, sans aucun doute, Hitler aussi le sait, et il préférerait à une telle défaite la guerre engagée dans les pires conditions. Le simple usage de la menace pour ralentir, détourner, même arrêter son élan n'est pas propre à le faire tomber ; l'état d'alerte ainsi établi des deux côtés du Rhin amènerait plutôt la France à un national-socialisme français.

Nous tenons toujours, il est vrai, en réserve, le grand, le beau projet de pacification européenne par une négociation générale inspirée d'un esprit de justice. Certes ce projet contenait la seule voie de salut ; mais je crains qu'à force de le tenir en réserve il ne soit mort. Avant Hitler, la France aurait pu l'appliquer avec une facilité dérisoire ; elle s'en est bien gardée ; cela se paie, et nous le payons. En mai ou juin 1936, Blum, profitant d'un grand mouve­ment de masse, du vent d'aventure qui soufflait sur la France, du pouvoir très étendu que lui laissaient les circonstances pendant quelques semaines, pouvait rompre solennellement avec la politique extérieure de la France depuis 1918, et faire le geste « spectaculaire » que vous avez toujours réclamé ; il n'en a rien fait, et c'est là le secret de sa faillite. À présent, je crois qu'il est trop tard, si dur, si amer qu'il puisse être de parler ainsi. Au point de vue intérieur, d'abord, parce qu'après le grand élan de 1936 et son enlisement progressif, je ne crois pas qu'on ait d'ici assez longtemps un vaste mouvement populaire qui permette une coupure éclatante et solennelle dans la politique française. Et surtout Hitler a dit et répété à plusieurs reprises depuis un an ou deux que ce qu'il réclame, il veut le prendre ou l'obtenir sans contrepartie, sans conditions, sans marchandages, sans compromis. Ce qu'il dit ainsi, en général il le fait, et je crois qu'en l'occurrence il le peut, matériellement, politiquement et moralement. Matériellement, je pense qu'il a dès maintenant suffisamment modifié le rapport des forces en sa faveur pour pouvoir espérer obtenir ce qu'il veut au moment opportun sans contrepartie. Politiquement, au point de vue intérieur qui prime toujours pour les dictatures, il considère sans doute ce procédé comme plus dynamique, plus frappant pour l'imagination populaire, plus enivrant pour un peuple qui si longtemps a été humilié sans défense et a demandé sans obtenir. Moralement, si justes, si généreuses que puissent être les propositions de la France, la position d'Hitler sera encore la meilleure. Car il peut toujours dire : aussi longtemps que nous n'avons invoqué que la justice, on nous a maintenus écrasés sous le fardeau d'un traité oppressif ; à présent que nous sommes assez forts pour prendre ce à quoi nous avons droit, on nous offre des négociations qu'on nous avait toujours refusées ; mais nous n'en avons plus besoin et nous n'en voulons pas. Il me semble clair que la logique de son mouvement l'amène nécessairement à une telle attitude.

Dans une opposition de la France à l'hégémonie allemande, je ne vois pas d'autre avenir que le cercle vicieux inclus dans la notion même de l'équilibre européen. Si aucun des deux peuples ne peut, sans sacrifier sa sécurité, permettre l'hégémonie de l'autre en Europe, il n'a pas d'autre moyen sûr de l'en empêcher que d'exercer une certaine hégémonie lui-même, ce qui oblige l'autre à s'efforcer de la lui prendre, et ainsi de suite. Il y a une contradiction interne dans l'idée de sécurité ; car sur le plan de la force, qui est celui sur lequel la question de la sécurité se pose, il n'y a d'autre sécurité que d'être un peu plus fort que le peuple d'en face, qui, lui, en est alors privé ; ainsi subordonner l'organisation de la paix à une sécurité générale, comme la France l'a fait si longtemps, c'est proclamer la paix impossible. Si même le cercle vicieux enfermé dans la doctrine de l'équilibre européen n'entraîne pas nécessairement la guerre, il entraîne en tout cas la militarisation toujours croissante de la vie civile. La France sera-t-elle moins asservie à l'Allemagne si l'asservissement prend la forme de l'état de siège prolongé à perte de vue que s'il prend la forme de subordination politique ?

Si, à présent, nous supposons que la France laisse l'Allemagne établir son hégémonie en Europe centrale, et sans doute par suite en Europe, que peut-on espérer dans le meilleur des cas ? Rien, non plus, de bien séduisant. Tout ce qu'on peut espérer, c'est que la France une fois repliée derrière ses frontières, ayant réduit son système militaire à quelque chose de plus modeste et d'essentiellement défensif, n'opposant plus d'obstacle aux visées diplomati­ques de l'Allemagne, forcée d'être pour le moins très conciliante sur le terrain économique, l'Allemagne ne se donnerait pas la peine de l'envahir. Une telle possibilité n'est certainement pas à exclure. Il est possible aussi qu'en pareil cas la France accomplirait à l'intérieur de ses frontières, à condition qu'elle s'en donne la peine, un effort de culture, de civilisation, de rénovation sociale, sans que l'Allemagne y fasse obstacle. Sans doute la supériorité des forces allemandes amènerait-elle la France à adopter certaines exclusives, surtout contre les communistes, contre les juifs : cela est, à mes yeux et probablement aux yeux de la plupart des Français, à peu près indifférent en soi. On peut fort bien concevoir que rien d'essentiel ne serait touché, et que tout ce qui, dans notre pays, est encore soucieux de bien public, pourrait enfin s'occuper un peu d'une manière effective des logements, des écoles, de la conciliation néces­saire des entre les nécessités de la production et la dignité des travailleurs, de diffuser largement parmi le peuple les merveilles de l'art, de la science et de la pensée, et autres tâches paisibles.

Si on compare ces deux hypothèses, qui représentent, encore une fois, la meilleure éventualité par rapport à deux politiques, la seconde, quelque rési­gnation qu'elle implique pour une nation jadis de premier plan, me paraît très clairement et de très loin préférable. Elle comporte un avenir précaire, mais un avenir ; la première n'en comporte aucun, elle ne comporte que la continuation indéfinie et sans doute l'aggravation d'un présent à peine tolérable.

Il faut se demander aussi quelles sont les probabilités respectives de la meilleure et de la pire éventualité pour l'une et l'autre politique. L'Allemagne résisterait-elle à la tentation d'englober une France relativement faible dans son système totalitaire, soit par occupation militaire, soit par une espèce de vassalité politique et économique très rigoureuse ? Peut-être oui, peut-être non. Cela dépendra non seulement du rapport des forces, mais de ce que la France possédera encore de vivant en fait de ressources morales et spiri­tuelles ; cela dépendra aussi de la durée du dynamisme allemand. Des élans de cette espèce, s'ils sont brisés par la défaite, finissent aussi par s'affaiblir à force de succès. Un tel affaiblissement peut, même une fois la France réduite pour un temps à l'état de vassale, faire évoluer le régime politique allemand d'une manière qui changerait tout à fait le problème de l'hégémonie allemande en Europe. N'oublions pas que les régimes politiques sont instables ; il n'est pas sage d'en faire des données essentielles dans l'orientation de la politique extérieure qui détermine l'avenir à longue échéance.

Dois-je dire toute ma pensée ? Une guerre en Europe serait un malheur certain, dans tous les cas, pour tous, à tous les points de vue. Une hégémonie de l'Allemagne en Europe, si amère qu'en soit la perspective, peut en fin de compte n'être pas un malheur pour l'Europe. Si on tient compte que le national-socialisme, sous sa forme actuelle d'extrême tension, n'est peut-être pas durable, on peut concevoir à une semblable hégémonie, dans le cours prochain de l'histoire, plusieurs conséquences possibles qui ne sont pas toutes funestes.

Au reste, si la France veut arrêter l'accroissement continu de la puissance allemande, le peut-elle ? N'est-il pas dans la nature des choses que l'Europe centrale tombe sous la domination de l'Allemagne ? Le maintien du statu quo en Tchécoslovaquie est inconcevable ; il n'est défendable ni en fait ni en droit. Or comme le territoire peuplé par les Sudètes renferme les défenses naturelles en même temps qu'une partie importante des ressources industrielles de la Tchécoslovaquie, je ne conçois aucune réforme même intérieure qui ne mette pas celle-ci, pratiquement, à genoux devant l'Allemagne. Une telle réforme pouvait à la rigueur être conçue en 1930, non pas maintenant, étant donné les rancœurs qui animent les Sudètes, la puissance de l'Allemagne, militaire et économique - puisque avec la complicité de la Hongrie et de la Pologne elle encerclerait complètement la Tchécoslovaquie - l'intelligence politique indé­niable de Hitler. Seule peut varier, je crois, selon les circonstances, la forme plus ou moins brutale, le rythme plus ou moins rapide qui sera imprimé à cette opération.

Si même la France et l'Angleterre pouvaient opposer un barrage efficace à la coulée de l'Allemagne vers l'Europe centrale, on ne peut pas affirmer qu'Hitler hésiterait à faire la guerre pour rompre le barrage. Le contraire me paraît probable. Peut-être Hitler préférerait-il ne faire la guerre en aucun cas, même s'il arrive à posséder les ressources nécessaires à une guerre longue ; mais il veut certainement posséder ces ressources, pour avoir la possibilité de parler à l'Europe sur le ton qu'il lui faut arriver à prendre afin de continuer à parler en maître aux Allemands. Pour autant qu'on puisse conjecturer en pareille matière, je pense qu'au besoin, pour acquérir ces ressources, et s'il n'avait pas d'autre possibilité, il risquerait la guerre. Les moyens de la guerre ne constituent-ils pas, aujourd'hui, le véritable but de guerre ?

Dans une pareille guerre, la France, appuyée par l'Angleterre seule - car quant à la Russie, mieux vaut ne pas en parler -aurait bien des chances d'être vaincue, et ne pourrait être victorieuse qu'en s'épuisant, en se détruisant plus que ne pourrait le faire un ennemi victorieux. Et quelle serait ensuite la situa­tion de l'Europe devant les autres continents ?

Qu'est-ce qui constituerait pour l'Allemagne une tentation de guerre plus grande, la faiblesse relative de la France, ou le barrage opposé par une France encore assez forte à ses ambitions d'hégémonie ? Il est bien difficile de le dire. Peut-être peut-on considérer les chances comme à peu près égales, ou que, s'il y a une différence, elle est en faveur de la politique de repli derrière nos frontières. S'il est vrai que c'est aussi cette politique qui, en cas de succès relatif, présente l'issue la plus favorable, j'en conclus qu'elle est la meilleure, étant bien entendu que la France devrait profiter de la position qu'elle occupe encore pour tenter une fois sérieusement, même avec peu d'espoir, le grand règlement européen.

Le plus grand obstacle à cette politique de repli, c'est que la France est un empire. Mais c'est là un empêchement déshonorant, car il ne s'agit plus pour elle de conserver son indépendance, mais la dépendance où elle tient des millions d'hommes. Si la France veut adopter cette politique sans se voir pure­ment et simplement ravir son empire colonial, cette politique devra s'accom­pagner d'une évolution rapide de ses colonies vers une autonomie assez large, avec des modalités diverses. Pour moi, ce serait là un motif suffisant, si je n'en avais pas d'autre, d'aspirer à un tel changement d'orientation ; car, je l'avoue, selon mon sentiment, il y aurait moins de honte pour la France même à perdre une partie de son indépendance qu'à continuer à fouler aux pieds les Arabes, les Indochinois et autres.

Je crois aussi que l'atmosphère morale se trouverait éclaircie par la disparition de tous les mensonges, de toute la démagogie, de toute l'hypocrisie liée à l'effort que fait la France depuis vingt ans pour jouer un rôle dispro­portionné à ses forces. Bref, cette politique, si précaire soit-elle et si pénible à certains égards, est la seule à mes yeux qui comporte des possibilités, même faibles, de progrès humain et de tentatives neuves. Et je crois urgent, si on doit l'adopter, qu'on s'y détermine au plus tôt.

C'est pourquoi je déplore qu'elle n'ait pas derrière elle un homme comme vous, sympathique à tous ceux qui aiment l'indépendance, l'intelligence et l'honnêteté, et qui, n'ayant pas été compromis dans les fautes ou les crimes du passé, peut un jour avoir une grande autorité auprès d'une large partie de la population, plutôt qu'un Flandin en qui personne ne peut avoir confiance à aucun point de vue.

J'ai sans doute retenu trop longtemps votre attention. Mais ayant com­mencé d'aborder un pareil problème, il m'a paru préférable de l'examiner tout de suite sous tous les aspects que je lui vois. J'espère qu'un numéro prochain de la Flèche apportera à vos lecteurs l'expression motivée de votre pensée sur ce sujet. Ils l'attendent certainement ; car, au milieu des politiciens et de tous ceux qui s'expriment simplement en tant que citoyens, il n'y a que vous, somme toute, qui, bien qu'actuellement sans responsabilités gouvernemen­tales, parliez en homme d'État.

Bien cordialement

S. WEIL.

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

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