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I. Guerre et paix

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Réflexions sur la conférence de Bouché

(1938)

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Je me place, pour commenter en moi-même la conférence de Bouché, sur le terrain qu'il a choisi, c'est-à-dire en prenant pour point de départ, par hypothèse, l'idée d'une défense nationale armée. À l'heure présente, la non-violence est tout à fait défendable comme attitude individuelle, mais n'est pas concevable comme politique d'un gouvernement.

Le système actuel de défense nationale comporte, comme Bouché l'a montré admirablement, des malheurs prochains effrayants, des risques presque illimités, à peu près aucun espoir. Donc tout système moins lourd, comportant moins de risque et plus d'espoir, doit être préféré. On ne peut pas demander que tout projet d'un système nouveau élimine, pour la France, la possibilité de perdre son indépendance nationale ; car le système actuel, si loin qu'on le pousse, ne l'élimine pas, puisqu'une défaite écrasante est toujours possible, sinon même probable.

La France, en Europe, n'est pas, et de loin, la plus forte. Elle doit donc renoncer à imprimer à l'Europe un avenir, même prochain, conforme à ses vues ou à ses traditions. Le problème de la défense nationale doit être pour elle celui d'une défense de son territoire contre une invasion, non celui d'une défense du système de traités et de pactes établi par elle au temps où elle pouvait se croire la plus forte.

La défense contre l'invasion apparaît, à la réflexion, comme plus diploma­tique que militaire. À l'exception des expéditions coloniales, les guerres de ces derniers siècles n'ont jamais eu, sauf erreur, comme objet ou occasion immédiate, bien qu'elles aient eu parfois pour résultat l'annexion par un pays d'un territoire étranger. Elles ont toujours été provoquées par des conflits ayant pour objet la conservation ou la conquête d'une certaine position diplo­matique. Une diplomatie raisonnable et modérée peut éviter à la France d'être prise en un pareil conflit.

Une telle diplomatie doit pourtant être couverte par un système militaire qui évite qu'une invasion de la France apparaisse, aux yeux des Français et aux yeux de l'étranger, comme assimilable à une expédition coloniale. Mais ce système n'étant plus que l'auxiliaire d'une diplomatie destinée à sauvegarder la paix pour la France, le problème à résoudre ne doit pas être : comment assurer encas d'invasion la défaite de l'ennemi, mais doit être : comment rendre une invasion éventuelle assez difficile pour que l'idée d'une telle invasion ne constitue pas une tentation aux yeux des États voisins.

Si ce problème était résolu, la sécurité ne serait pas de ce fait absolue ; mais elle serait plus grande que dans notre système, quand même nous aurions deux fois plus d'avions et de tanks.

Cette formule nouvelle du problème de la sécurité impliquerait une transformation complète de la méthode militaire, qui devrait dès lors, au point de vue technique, constituer une sorte de compromis entre la méthode de la guerre et celle de l'insurrection. Bouché préconise, comme procédé de défense passive contre avions, la décentralisation ; il me semble qu'on pourrait élargir cette idée, l'étendre à toute la conception de la défense du territoire. Décentra­lisation de la vie politique, économique et sociale en France, dispersion des agglomérations, union de la vie urbaine et de la vie rurale ; mais aussi décentralisation d'une résistance armée éventuelle, dont on devra toujours considérer que dans le cours naturel des choses elle ne doit pas avoir à se produire. Une certaine décentralisation étant supposée, la technique moderne rend, il me semble, possible, notamment par la rapidité des communications, une certaine forme de résistance qui tiendrait plus de la guérilla que de la guerre. Ne pas constituer de fronts, ne pas assiéger de villes ; harceler l'ennemi, entraver ses communications, l'attaquer toujours là où il ne s'y attend pas, le démoraliser et stimuler la résistance par une série d'actions infimes, mais victorieuses. Si les républicains espagnols avaient appliqué pareille méthode, surtout au début - ils ne l'ont jamais tenté -ils ne seraient peut-être pas dans la situation déplorable où nous les voyons. Mais, encore une fois, le véritable but d'un pareil système ne devrait pas être de forcer l'ennemi, une fois entré sur notre territoire, à en sortir ; il devrait être de donner à réfléchir à ceux que l'idée d'entrer en armes chez nous pourrait tenter.

Une semblable conception de la défense suppose un véritable esprit public, une vive conscience, chez tous les Français, des bienfaits de la liberté. Nous n'en sommes pas là. Présentement les dictatures, russe, italienne ou allemande, exercent un grand prestige sur une partie non négligeable de la population, à commencer par les ouvriers et les intellectuels, soutiens tradi­tionnels de la démocratie ; les paysans n'ont jamais encore trouvé le moyen de faire entendre leur voix dans le pays ; quant à la bourgeoisie urbaine grande et petite, absorbée par des intérêts mesquins ou livrée au fanatisme, on ne peut guère compter sur elle pour aucune forme d'enthousiasme civique. L'esprit idéaliste et généreux qu'on attribue par tradition à la France peut-il encore ressusciter ? Il est permis d'en douter. Mais dans le cas contraire, si la liberté doit périr lentement dans les âmes avant même d'être politiquement anéantie, la défense nationale perd tout objet réel ; car ce n'est pas un mot ou une tache sur la carte dont la défense peut valoir des sacrifices, mais un certain esprit lié à un milieu humain déterminé. Faute d'un tel esprit la France risque, et nous en voyons déjà des signes, d'être sans invasion la proie de l'étranger.

Tout cela ne concerne que la France. Dès qu'on considère l'Empire fran­çais, le problème se transforme totalement. Bouché n'a guère fait que toucher cet aspect de la question, sans doute fauté de temps. Il semble évident que l'Empire français dans sa forme actuelle exige que la France conserve et développe un armement offensif, et que le système militaire actuel se main­tienne ; les colons français sont de très loin trop peu nombreux pour la défensive, et les indigènes y seraient à juste titre peu disposés. Il semble non moins évident, étant donné le rapport des forces, que si la forme actuelle de l'Empire français est maintenue, la France est à peu prés vouée à perdre un jour ou l'autre ses colonies, en partie ou en totalité, avec ou sans guerre mondiale. Il serait infiniment préférable que ce fût sans guerre ; mais même sans guerre une pareille éventualité n'est désirable à aucun point de vue.

L'application de la méthode défensive préconisée par Bouché exige, comme condition essentielle et première, que l'Empire français évolue très rapidement dans le sens où a évolué l'Empire anglais, c'est-à-dire que la plu­part de nos colonies aient très vite une indépendance considérable, suffisante pour les satisfaire. Une pareille transformation doit être préparée d'assez longue main pour s'accomplir sans heurts ; la France, dans son aveuglement, ne l'ayant pas préparée, elle ne s'accomplira pas sans heurts. Mais il y a nécessité urgente. Les colonies françaises constitueront des proies tentantes et une cause perpétuelle de risques immédiats dans le monde aussi longtemps qu'il n'y aura pas pour les indigènes aussi une défense nationale, ce qui suppose une nation.

En somme, la conception de la défense nationale présentée par Bouché suppose la liberté ; elle ne convient qu'à des citoyens. Non seulement elle exige que les citoyens français aient l'esprit et possèdent les droits effectifs du citoyen ; mais surtout elle ne peut être qu'une chimère aussi longtemps que l'ensemble des territoires placés sous l'autorité de l'État français contiendra beaucoup moins de citoyens que d'esclaves. De sorte qu'on a présentement le choix : faire de ces esclaves des citoyens, ou devenir nous-mêmes des esclaves.

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

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