
- •Introduction
- •Situation de la lexicologie
- •L. Lexicologie : une définition
- •1. Le naturalisme de Cratyle.
- •III. — Des disciplines voisines
- •Roland Eluerd La lexicologie
- •Introduction
- •Situation de la lexicologie
- •L. Lexicologie : une définition
- •1. Le naturalisme de Cratyle.
- •III. — Des disciplines voisines
- •Statut lexicologique du mot
- •III. — Les faits qui ne peuvent être que décrits
- •1. Leur rôle dans le fonctionnement du langage. —
- •3. Les dimensions sociales et historiques.
- •Description lexicologique du sens
- •4. Le synopsis de significations : descriptions. —
- •III. — l'analyse du vocabulaire
1. Le naturalisme de Cratyle.
Dans le dialogue qui porte son nom, Cratyle défend le naturalisme absolu de la première hypothèse : le monde est la mesure qui valide le langage. Sa thèse est que la justesse du nom procède de la nature de la chose. La dénomination est l'ouvrage, difficile entre tous, de l'artisan de noms : il faut appliquer sur des syllabes différentes, grecques ou barbares, la forme de la chose (Platon, Cratyle, 390).
L'impossibilité de soutenir cette thèse ne doit pas cacher le fait qu'elle est la plus spontanée, une spontanéité du genre : le Soleil tourne autour de la Terre. Cela s'exprime non pas sous la forme spécifiquement cratylienne, mais dans le sentiment commun de tenir le mot pour l'étiquette d'une chose déjà là, une chose constituée avant d'être nommée.
Le rejet de la thèse de Cratyle ne signifie pas son effacement complet. Ainsi, les onomatopées ne sont pas universelles, mais ce qu'elles ont de semblable dans leurs diagrammes sonores, malgré les écarts entre les langues, a quelque chose de cratylien :
aucune langue ne fait chanter broum broum au coq. Quant à l'emploi cratylien des mots, il est bienentendu un des aspects fondamentaux de l'expression poétique. En cherchant une certaine correspondance entre le sens et la musique, le bruit, le graphisme de l'expression, le poète joue le cratylisme. Mais ce jeu est un simulacre, Gérard Genette parle de cratylisrne « mimologique » (Mimologiques, Le Seuil, p. 36), où la puissance sonore et graphique est conférée au mot par l'œuvre elle-même. Le trésor que certains poètes disent découvrir dans le mot dégagé de la gangue de l'usage courant (Mallarmé par ex.) est un trésor qu'ils ont apporté eux-mêmes par leur talent et leur culture.
2. L'idéalisme platonicien. — Au naturalisme de Cratyle, le dialogue de Platon oppose l'opinion d'Hermogène. Pour celui-ci, les dénominations sont conventionnelles, on peut les changer, de même qu'un maître peut changer le nom de son serviteur sans que l'un des noms soit, par nature, plus juste que l'autre(Cratyle, 383). Socrate discute l'idée. Elle place en effet dans le langage un principe d'instabilité qui le soumet à la mesure de l'homme (thèse des sophistes), mais le livre ainsi au caprice du tyran. Aussi Hermogène doit-il concéder à Socrate qu'on ne peut pas accepter que n'importe qui parle n'importe comment. Mais l'important du dialogue de Platon réside dans la réduction de la différence entre les deux thèses. En gros, Cratyle fonde le discours sur les choses, et Hermogène les choses sur le discours. Contre les deux, le platonisme affirme la dimension transcendante du langage. S'il a quelque stabilité, il la tient de la stabilité absolue d'un autre monde, un monde idéal. A peine assez transparent pour nous le laisser deviner, notre langage est trop imparfait pour nous le révéler pleinement. La critique de la thèse des sophistes est essentielle parce qu'elle invite à prendre cette thèse au sérieux. Sufffisamment d'exemples historiques la soutiennent. Tenons-nous en à un exemple littéraire, l'affirmation de 1 ' « Homme à la Cloche » de Lewis Carrol, lequel va répétant : « Ce que je vous dis trois fois est vrai »! La chasse au Snark). Comprendre que les Pouvoirs manipulent les mots, c'est aussi comprendre que l'affaire ne peut être enfermée dans le seul système de la langue.
3. Les thèses immanentistes. — Aristote écarte le débat du Cratyle en conférant au mot le statut de signe d'un concept. Il distingue le mot signifiant, le concept signifié et son référent. Cela lui permet d'expliquer que le langage soit à la fois conventionnel - les mots ne sont que des symboles des concepts -,et, d'une certaine façon, naturel : les concepts sont des « états de l'âme », non pas individuels mais universel, liés à leurs référents dans un rapport de « ressemblance » (De l'inter-prétation. I, 16 a 3-7). L'universalité des signifiés conceptuels donne un cadre logiqiue à l'analyse du contenu des mots. Le syllogisme articule ces contenus. La justesse des agencements syllo-gistiques fournit un critère de validation des é'noncés. Une généralisation validée élabore un concept où se lit l'essence de la chose.
Les stoïciens associent ce qu'Aristote distingue. Pour eux, la parole n'est pas une représentation de la pensée : le penser est le dire. Ce n'est pas au niveau du mot mais de l'énoncé que s'opère la jonction d'un signifiant articulé porteur de sens, et d'un signifié, « contenu de pensée » intégré dans le signifiant. Corollaire : cet énoncé ayant la forme d'une relation prédicative, il n'est signe de la chose que parce qu'il est le « conséquent » d'un énoncé assertif « antécédent » (Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, II, 104). Dans les deux cas, la validité du langage n'est plus située dans un monde transcendant, elle est immanente au monde qui est le nôtre. L'écart avec le platonisme semble net. Pourtant, il mérite d'être nuancé quand on s'interroge sur les descriptions de cette immanence.
Les thèses immanentistes valident en effet le langage par son rattachement à une dimension en profondeur du monde lui-même, une dimension qui est une sorte de deuxième monde. Cette dimension, on ne peut l'atteindre, en tout ou en partie, que par l'usage d'une langue autre que la langue ordinaire, une langue claire et explicitement validable. C'est l'enchaînement des syllogismes chez Aristote, les assertions nécessairement vraies du sage qui vit en conformité avec le monde pour les stoïciens. Ce sera, chez Descartes, la certitude des idées claires et distinctes ; chez Leibniz, une logique de la distinction et de la clarté ; pour Husserl, l'existence d'une grammaire a priori ; pour le positivisme logique de l'École de Vienne et Carnap, la logique ; pour Chomsky, l'innéisme du système... Tous expriment une méfiance à l'égard des usages ordinaires du langage et valident l'usage logique par un réalisme non critique. En regard, la part du réalisme critique, c'est bien entendu chez Kant qu'elle se rencontre : l'aspect caché du monde est inaccessible à la connaissance scientifique du fait des conditions de l'exercice de la pensée humaine.
Dans la perspective d'un réalisme non critique, la lexicologie trouve aujourd'hui profit à comprendre la théorie figurative de l'énoncé exposée par Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus : « Dans la proposition un état de choses est composé pour ainsi dire de manière démonstrative. Au lieu de dire : cette proposition a tel ou tel sens, on dira mieux : cette proposition représente tel ou tel état de choses» (4.031).
Cette théorie est d'abord une réponse à la question de la vérité des propositions logiques, mais cela concerne la représentation du monde dans le langage. Discuter le solipsisme ne conduit pas Wittgenstein à déduire l'organisation du langage d'une organisation du monde. Pour lui, l'exigence de l'organisation du monde (exigence au fond kantienne) et l'exigence de l'organisation du langage sont une seule et même exigence : « L'exigence de choses simples est l'exigence que le sens soit défini » (Carnets, 1914-1916, trad. G.-G. Granger, Gallimard, à la date du 17 juin 1915). Autrement dit : il faut que l'organisation du monde existe pour que le langage fonctionne (voir Ray Monk, Wittgenstein. Le devoir de génie, 1990, trad. A. Gerschenfeld, Odile Jacob, 1993, p. 135-136). Mais un tableau ne comporte pas un schéma géométrique de son mode de représentation. Ou alors il faudrait que ce schéma lui-même soit accompagné d'un schéma qui l'expliquerait, ouvrant ainsi une régression à l'infini. De même, le langage ne peut pas dire la logique du monde, il ne peut que la montrer en montrant son propre fonctionnement.
Pour Platon, Frege, Russell, Popper, les objets de la logique existent indépendamment de nous. Frege échappe pourtant à un platonisme naïf et se rapproche de Kant en ce qu'il ne considère pas que la saisie de ces objets relève d'une faculté spécifique, en tout cas différente de notre faculté d'appréhension du monde en général. Il suffit en effet de les renvoyer aux conditions mêmes de toute forme de pensée et ils n'impliquent que notre aptitude à saisir la vérité des lois logiques. C'est justement le point où Wittgenstein occupe une position différente : les propositions de la logique ne peuvent être vérifiées, elles ne disent rien, elles montrent la logique du monde (voir Jacques Bouveresse, Dire et ne rien dire, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, chap. IH).
Le Wittgenstein du Tractatus est donc moins platonicien que Russell. Sa position relève plus d'un réalisme immanentiel : le langage est fondé sur la nature de ce monde. Mais si, comme Kant, Wittgenstein prend le monde tel qu'il est, sa position n'est pas critique : le rôle de l'esprit n'est pas pris en compte. C'est à ce titre que David Pears parle de « platonisme négligent » (La pensée- Wittgenstein, 1987, trad. C. Chauviré. Aubier, 1993, p. 176). Et cette formule semble pouvoir s'appliquer à toutes les réponses examinées sous ce point 3.
4. Les thèses de l'usage. — Dans les questions que nous examinons, échapper au platonisme négligent ou non, c'est considérer que la raison de la validité et de la stabilité du langage n'est pas un mystère caché dans un autre monde, ou dans un aspect de ce monde inaccessible au langage ordinaire, accessible seulement à un langage caché dans le langage ordinaire, mais qu'elle repose sur une pratique apprise et perpétuée. Ici, les analyses contemporaines qu'il importe plus particulièrement de retenir sont celles de Charles Sanders Peirce et du « second » Wittgenstein. Quant à la source antique, elle peut être cherchée du côté des épicuriens et des sceptiques.
Pour les épicuriens et les sceptiques, les signes ne sont pas signes des idées que nous avons des choses mais signes des choses (voir Gérard Deledalle, Lire Peirce aujourd'hui, Bruxelles, De Boeck, 1990, p. 97). Certes, l'empirisme qui les rapproche a deux visages. Les sceptiques pensent que l'induction ne traite que des apparences (puisqu'on ne peut pas connaître la vérité sur les choses) et qu'il n'y a de stabilité possible du langage que dans l'usage, un usage en soi non justifiable mais qui procure les régularités nécessaires à la communication. En regard, les épicuriens considèrent que l'induction va légitimement au-delà de notre expérience du monde et qu'elle valide ainsi le lien entre les mots et les choses. Mais les deux écoles réfutent l'idée que le langage dépende d'un ordre venu d'un autre monde ou d'un aspect particulier de ce monde. Elles laissent entendre quelque chose de la dimension publique, pratique et ordinaire du langage.
Sur le fait que les noms sont signes des choses et que le sens n'est pas simplement affaire de représentation mentale, Peirce développe une théorie dynamique et triadique de la sémiose. Le signe est relation d'un premier, le representamen, qui tient lieu d'un second, son objet, pour un troisième, son interprétant : « Un signe est une relation conjointe avec la chose dénotée et avec l'esprit» (Peirce, 3.360, in Écrits sur le signe, 1978, p. 143).
Comme representamen, le signe est priméité, expérience directe, phénomène kantien (un sentiment de rouge), mais de la nature du noumène (la rougéité), simple qualité encore indéterminée, possibilité logique de signe ( rouge peut signifier couleur, arrêt, colère...). Par rapport à son objet « réel, imaginable ou inimaginable » (ibid., 2.230, p. 122), le signe est secondéité, existant individuel, le ici et maintenant de Duns Scot, rencontre avec le monde, voire simple résistance du monde. Comme interprêtant (surtout ne pas confondre avec l'interprète), le signe est médiation, tiercéité pour et par quoi sont mis en relation le representamen et l'objet. Il faut souligner que le signe est un tout, representanem. objet et interprétant ne sont pas des étapes ou des termes, mais des fonctions de la sémiose.
Dans la critique du Tractatus que Wittgenstein conduit lui-même, la rupture avec le «platonisme négligent » passe par l'idée qu'entre le langage et le monde il faut s'en tenir à une interaction et ne donner la maîtrise ni à l'un, ni à l'autre. Le langage est une pratique acquise qui cherche à élucider un monde dont elle fait elle-même partie. C'est emprunter à Hume. Mais l'habitude comme fondement de la stabilité n'est pas ici un argument définitivement sceptique. L'important est que cette approche anthropologique permet de refuser le dilemme réalisme ou conventionnalisme: «Pour qu'il y ait une compréhension mutuelle au moyen du langage, il doit y avoir une concordance non seulement dans les définitions, mais aussi (si étrange que cela puisse paraître) dans les jugements » (Investigations philosophiques, o.c., 242).
Peirce et Wittgenstein partagent donc une conception non psychologique du signe'. Cela ne signifie pas qu'il n'y a rien de psychologique dans le signe. Ce qui est exclu, c'est de fonder le signe sur cette dimension, de taire de la communication un échange exclusif entre deux intériorités. Tous deux exposent la nature publique, sociale du sens : « La signification d'un mot réside dans l'usage que l'on va en faire » (Peirce, ///G. Deledalle, Lire Peirce. o.c.. p. 41); «Faites-vous enseigner la signification par l'usage » (Wittgenstein, Investigations philosophiques, o.c., p. 235). Le rapprochement avec Saussure est éclairant. Le Cours de linguistique générale souligne que, « pris dans son tout » le langage appartient « au domaine individuel et au domaine social » (CLG. p. 25). Puis il distingue ce qui est social, la langue, de ce qui est individuel, la parole (p. 30). Certes, le Cours ne refuse pas toute dimension sociale à la parole, mais cette dimension y semble seconde alors que pour Peirce comme pour Wittgenstein cet individuel est en lui-même social.
Il en va de même pour le rapport au monde. Peirce et Wittgenstein prennent des positions qu'on peut qualifier de réalistes. Réalisme logique et, en quelque sorte, eschatologique pour le premier puisque la vérité de l'objet du signe est renvoyée à une perspective de compréhension globale et commune. Réalisme critique pour le second puisque l'usage (le comment de la question : Comment parlons-nous de ce dont nous parlons ?) ne constitue pas l'objet (le ce de cette question) sans que celui-ci ne fasse jouer sa nature. En regard, le CLG pose que «le signe linguistique unit non un nom et une chose, mais un concept et une image acoustique » (p. 9). Il fonde l'analyse sur une entité psychologique et écarte la question de la représentation du monde. Le bref chapitre où se trouve fermement exprimée la distinction entre les « éléments internes et externes de fa langue » (CLG, p. 40-43) souligne la richesse et l'importance de la « linguistique externe », puis conclut que « la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre ». C'est dans cet ordre que le signe linguistique développe toutes ses potentialités. De ce fait, les débats philosophiques sur la validité des dénominations des choses semblent congédiés. Mais depuis Emile Benveniste (Problèmes de linguistique générale, Gallimard, I, 1966; II, 1974), de nombreux linguistes ont souligné que l'immanentisme absolu de cette position devait être nuancé. Chez Saussure lui-même, le mot, de par sa signification, occupe moins une place « interne » qu'un rôle d'interface, rôle qu'Irène Tamba éclaire particulièrement en proposant de « retourner » le triangle sémiotique pour souligner le « rôle de "pivot formel" que joue le mot lexical dans la mise en place et la régulation du double processus de dénomination-signification» (La sémantique, 1998, p. 74).
On trouve là une prise en compte des usages qui peut rappeler celle que nous avons rencontrée dans certaines définitions de la lexicologie. Cependant, si la lexicologie veut prétendre à quelque autonomie, elle doit être plus conséquente et refuser de séparer la validité des usages de leur stabilité, refuser de séparer complètement le ce dont nous parlons du comment nous en parlons. On a pu voir que cette position ne manque pas de fondements théoriques solides : « Nous demandons: Comment te sers-tu du mot, qu'en fais-tu ? - Cela nous apprendra comment tu le comprends. La grammaire est le livre de comptes du langage : ce qu'on doit y trouver, ce ne sont pas les impressions qui accompagnent le langage, mais les transactions linguistiques réelles » (Wittgenstein, Grammaire philosophique, éd. R. Rhees, trad. M.-A. Lescourret,Gallimard, 1980, p. 44).
Il peut paraître inconséquent de revendiquer l'autonomie d'une discipline invitée à côtoyer la philosophie du langage ainsi que les innombrables disciplines qui étudient les realia dont elle doit, elle, étudier les vocabulaires. On ne voit certes pas comment la lexicologie pourrait se retirer dans une tour d'ivoire. Mais, pour autant, son domaine demande à être précisé par rapport aux disciplines linguistiques les plus proches.