
- •Entretien avec Anthony Lodge, professeur de linguistique
- •Comprenez-vous la crainte de Claude Hagège de voir la langue française envahie par les anglicismes?
- •La Loi Toubon qui a cherché à limiter les emprunts aux langues étrangères a-t-elle été une bonne loi et a-t-elle contribué à la sauvegarde de la langue française?
- •Quelle va être la place jouée par la langue française au sein de la communauté européenne?
- •L’anglais semble dominer dans le domaine de la recherche scientifique. Un chercheur qui ne parle ou n’écrit pas l’anglais est-il désavantagé?
L’anglais semble dominer dans le domaine de la recherche scientifique. Un chercheur qui ne parle ou n’écrit pas l’anglais est-il désavantagé?
Indiscutablement, étant donné que l’anglais est devenu la langue scientifique dans de nombreuses disciplines. Dans la majorité des spécialités, l’anglais est devenu la langue de communication internationale, et comme pour progresser, il faut être au courant de ce qui se passe dans les centres de recherche partout dans le monde, on ne peut se contenter de la recherche nationale. Si nous ne regardons pas ce qui se passe ailleurs, il y aura certainement d’autres personnes qui profiteront de l’expérience des autres. Il est donc absolument indispensable de lire et d’écrire l'anglais, et les scientifiques le savent. C’est un peu comme le latin au Moyen-âge: on ne pouvait rien étudier si on ne connaissait pas le latin, langue internationale au Moyen-âge. C’est l’anglais maintenant. Pour les Français, c'est un problème de valeur symbolique. Le choix de l’anglais c’est le choix de la facilité, c’est un outil mais pour les Français, c’est d'abord un symbole; se voir obligé d’avoir recours à l’anglais est perçu comme une défaite et je comprends cette sensibilité, mais on n’y peut rien. On ne peut pas faire comme le roi Canut qui a essayé d’empêcher la montée de la marée, qui n’a pas obéi.
Pensez-vous, comme Claude Hagège, que le combat pour le français est un combat pour le multilinguisme, pour la pluralité des cultures et des langues?
Non. Je crois que les Français se servent de cette notion de pluralité, simplement en désespoir de cause. Ils n’ont jamais souhaité le multiculturalisme et le multilinguisme en France au XVIIIe ou XIXe siècle. Ils ont eu la possibilité d’instaurer une société multiculturelle et multilingue en France au XIXe et au XXe siècle, mais les Jacobins l'ont emporté, non pas les Girondins. C’est une conversion assez récente au multiculturalisme à laquelle on assiste maintenant.
L’enseignement du français en Grande-Bretagne est-il en déclin? Et si Claude Hagège prône le combat pour le français, le linguiste que vous êtes est-il investi dans un autre combat, peut-être comme celui de défendre la langue française?
Absolument. La chute des études françaises en Grande-Bretagne n’est pas une question d’opinion, c’est un fait. On voit statistiquement la baisse du nombre de candidats aux examens en français. Comme Claude Hagège, je crois que cette baisse est une immense catastrophe pour la culture française et pour la culture britannique. Ce n’est pas tellement sur le plan commercial qu’il faut déplorer cette chute. C’est sur le plan assez arbitraire de la culture et des mentalités. Si un échantillon considérable de notre population ne connaît pas à fond les cultures européennes, françaises, allemandes, espagnoles et maintenant chinoises, nous tomberons de plus en plus sous la domination américaine, la domination culturelle, intellectuelle des Américains, c’est-à-dire qu’il n’y aura qu’une alternative. Nous n’aurons pas accès à d’autres solutions, car nous ne connaîtrons pas d’autres cultures. Il se peut qu’il y ait côté français, côté allemand, côté espagnol, des solutions supérieures aux solutions proposées par les Américains, mais on pourrait perdre l'habitude de regarder du côté de nos voisins européens, si bien que nos options seraient complètement bouchées. On deviendrait un état client des Etats-Unis et une culture cliente, entièrement dépendant de leurs modes de pensée et de leur politique économique ou militaire - ce qui serait pour moi catastrophique. C’est pour cela, plus que pour autre chose, qu’il est absolument indispensable de promouvoir les études du français, de l’allemand et de l’espagnol dans notre pays, pour la santé de notre culture, de notre mode de pensée.
propos recueillis par Michaël Abecassis
(Université d'Oxford)
(19 juin 2006)