
- •Entretien avec Anthony Lodge, professeur de linguistique
- •Comprenez-vous la crainte de Claude Hagège de voir la langue française envahie par les anglicismes?
- •La Loi Toubon qui a cherché à limiter les emprunts aux langues étrangères a-t-elle été une bonne loi et a-t-elle contribué à la sauvegarde de la langue française?
- •Quelle va être la place jouée par la langue française au sein de la communauté européenne?
- •L’anglais semble dominer dans le domaine de la recherche scientifique. Un chercheur qui ne parle ou n’écrit pas l’anglais est-il désavantagé?
La Loi Toubon qui a cherché à limiter les emprunts aux langues étrangères a-t-elle été une bonne loi et a-t-elle contribué à la sauvegarde de la langue française?
Il faut toujours se méfier des actes linguistiques faits par les hommes politiques. Les hommes politiques ne s’intéressent pas à la langue. Ce qui préoccupe un homme politique c’est le pouvoir. La langue c’est un instrument du pouvoir, mais la langue en tant que langue ne les intéresse nullement. Alors si un homme politique comme Toubon commence à se mêler de questions linguistiques c’est essentiellement pour des raisons politiques et non pour des raisons scientifiques. Il me semble que ces gens-là, quand ils mettent le poids de l’Etat derrière leur déclaration sur la langue, le font surtout pour des raisons nationalistes. Il me semble que langue et nation en France sont très proches: les hommes politiques sonnent alors constamment l’alarme en proposant une loi ou des quantités de publicité à propos de termes linguistiques. Il faut qu’ils mènent ces campagnes surtout pour rallier à eux la population française, pour la garder toujours en éveil devant la menace posée par le colosse américain. Il me semble donc qu'en France, les hommes politiques qui s’occupent de linguistique le font pour des raisons de propagande; c’est un leitmotiv de la politique étrangère, depuis De Gaulle, de combattre l’hégémonie américaine dans le monde et la langue, la politique linguistique en font partie.
Dans ce cas, une telle propagande réussira-t-elle? Oui je le crois. Il faut toutefois nuancer. Si par réussite on entend exclusion totale des mots anglais, c’est voué à l’échec. Si par réussite on entend ralentissement du flot d’anglicismes dans la langue française, des campagnes pareilles peuvent y contribuer. Certains français sont encouragés à emprunter de plus en plus de mots anglais (le prestige des Etats-Unis, le commerce international... D’un autre côté, les sentiments nationalistes et le gouvernement tirent les Français dans l’autre sens. Il les encourage à tout le temps parler français; ces deux forces sont en tension permanente et s’il n’y avait pas d’Etat pour appuyer dans un sens, le mouvement en serait affaibli. Il est donc indéniable que l’Etat aura une certaine influence, mais il est presque impossible de concevoir que l’Etat puisse empêcher complètement l’arrivée de mots anglais, qu’il puisse obliger les citoyens à se conformer à leurs normes politiques.
Quelle va être la place jouée par la langue française au sein de la communauté européenne?
Une place essentielle: il y a au moins 90 millions de locuteurs français en Europe, plus de locuteurs français natifs que d’anglophones. La première langue sur le plan démographique sera l’allemand, surtout avec les pays de l’est, mais le français ne pourra jamais être une langue minoritaire dans cette Europe et il serait beaucoup trop pessimiste, beaucoup trop alarmiste de dire que le français va disparaître. Ce n’est pas du tout le cas. Mais l’Europe a transformé des quantités de chose parce qu’en France, et en Angleterre aussi, l’idéologie langue-nation, l’idéologie nationale, nationaliste, est très enracinée dans les mentalités, beaucoup plus que dans d’autres pays. Les Allemands ou les Italiens y sont venus plus tardivement, mais ce sont les Anglais et les Français qui ont inventé la notion moderne de nation. L’Europe a ensuite miné l’idéologie nationaliste, par le haut, en créant une unité qui dépasse les nations.