
Marc Levy - Le Premier jour [WwW.vosBooks.NeT] / Marc Levy - Le Premier jour
.pdfdéplacé ce dernier d'une centaine de mètres. Mais c'est là aussi que se situe le temps universel, le midi de Greenwich qui a servi pendant longtemps de point de référence pour calculer l'heure qu'il est en tout point de la planète. Chaque fois que nous nous déplaçons de quinze degrés vers l'ouest, nous reculons d'une heure et lorsque nous faisons de même en allant vers l'est, nous avançons d'une heure. C'est d'ici même que partent tous les fuseaux horaires.
– Adrian, tout cela est passionnant mais, demain soir, je vous en prie, ne vous écartez pas de votre sujet, supplia Walter.
Las, j'abandonnai mes explications et entraînai mon ami vers le parc. La température était clémente et le grand air lui ferait le plus grand bien. Walter et moi passâmes la fin de notre soirée dans un pub voisin. Il m'interdit toute boisson alcoolisée et j'eus la terrifiante sensation d'être retombé en pleine adolescence. À 10 heures, nous étions de retour dans nos chambres respectives, Walter eut même le culot de me téléphoner pour me défendre de veiller trop tard devant la télévision.
*
**
Paris
Keira avait bouclé la petite valise qu'elle emporterait avec elle et Jeanne l'accompagna gare du Nord, elle avait pris une matinée de congé pour l'occasion. Les deux sœurs quittèrent l'appartement et montèrent à bord d'un bus.
–Tu me promets de m'appeler pour me dire que tu es bien arrivée ?
–Mais, Jeanne, je traverse juste la Manche et je ne t'ai jamais appelée d'où que ce soit pour te dire que j'étais bien arrivée !
–Eh bien, cette fois, je te le demande. Tu me raconteras ton voyage, si l'hôtel est agréable, si tu aimes ta chambre, comment tu trouves la ville...
–Tu veux aussi que je te raconte mes deux heures quarante de train ? Tu as mille fois plus le trac que moi, hein ? Avoue-le, tu es terrorisée par ce que je vais vivre ce soir !
–J'ai l'impression que c'est moi qui me présente à ce grand oral. Je n'ai pas fermé l'œil de la
nuit.
–Tu sais que nous n'avons probablement aucune chance de gagner ce prix ?
–Ne recommence pas à être négative, tu dois y croire !
–Puisque tu le dis. J'aurais dû rester un jour de plus en Angleterre et aller rendre visite à
papa.
–La Cornouailles, c'est un peu loin, et puis nous irons un jour toutes les deux.
–Si je gagne, je ferai le crochet et je lui dirai que tu n'as pas pu venir parce que tu avais trop de travail.
–Tu es vraiment une sale peste ! répliqua Jeanne en donnant un coup de coude à sa sœur. L'autobus ralentit et commença de se ranger le long du parvis. Keira attrapa son bagage et
embrassa Jeanne.
– Promis, je te téléphonerai avant d'entrer en scène.
Keira descendit sur le trottoir et attendit que l'autobus s'éloigne, Jeanne avait collé son visage à la vitre.
Il n'y avait pas grand monde gare du Nord ce matin-là. L'heure d'affluence était passée depuis longtemps et peu de trains se trouvaient à quai. Les passagers qui voyageaient vers l'Angleterre empruntaient l'escalator qui conduit au poste frontière. Keira passa le filtre des douanes, celui de la sécurité, et à peine s'était-elle installée dans l'immense salle d'attente que les portes d'embarquement s'ouvrirent.
Elle dormit pendant presque toute la durée du trajet. Quand elle se réveilla, une voix annonçait déjà dans les haut-parleurs l'arrivée imminente en gare de Saint-Pancras.
Un taxi noir la conduisit à travers Londres jusqu'à son hôtel. Séduite par la ville, c'est elle qui colla son visage à la vitre.
Sa chambre était telle que Jeanne la lui avait décrite, petite et pleine de charme. Elle abandonna sa valise au pied du lit, regarda l'heure sur la pendulette de la table de nuit et décida
qu'elle avait encore le temps de faire une promenade dans le quartier.
Remontant à pied Old Brompton Road, elle entra dans Bute Street et ne résista pas à l'appel de la vitrine de la librairie française du quartier.
Elle y flâna un long moment, finit par acquérir un livre sur l'Éthiopie qu'elle fut surprise de découvrir dans les rayonnages et s'installa à la terrasse d'une petite épicerie italienne, située sur le trottoir d'en face. Revigorée par un bon café, elle se décida à retourner à son hôtel. Le grand oral commençait à 18 heures précises et le chauffeur du taxi qui l'avait conduite depuis la gare l'avait prévenue qu'il faudrait une bonne heure de transport pour rejoindre les Dock Lands.
Elle arriva devant le 1, Cabot Square avec trente minutes d'avance. Plusieurs personnes entraient déjà dans le hall de la tour. Leurs tenues impeccables laissaient supposer qu'elles allaient toutes au même endroit. La désinvolture qu'affichait Keira jusqu'à présent l'abandonna et elle sentit son estomac se nouer. Deux hommes en costume sombre avançaient sur le parvis. Keira fronça les sourcils, l'un des deux avait un visage familier.
Elle fut distraite par la sonnerie de son téléphone portable. Elle le chercha au fond de ses poches et reconnut le numéro de Jeanne qui s'affichait à l'écran.
–Je te jure que j'allais t'appeler, j'étais justement en train de composer ton numéro.
–Menteuse !
–Je suis devant l'immeuble et, pour tout te dire, je n'ai qu'une envie, c'est de ficher le camp d'ici. Les examens de passage, ça n'a jamais été mon truc.
–Avec tout le temps que nous y avons consacré, tu vas aller au bout de cette aventure. Tu seras brillante, et au pire que peut-il t'arriver, que tu ne gagnes pas ce prix ? Ce ne sera pas la fin du monde.
–Tu as raison, mais j'ai le trac Jeanne, je ne sais pas pourquoi, je n'avais pas connu ça depuis...
–Ne cherche pas, tu n'as jamais eu le trac de ta vie !
–Tu as une voix étrange.
–Je ne devrais pas t'en parler, enfin, pas maintenant, mais j'ai été cambriolée.
–Quand ? demanda Keira affolée.
–Ce matin, pendant que je t'accompagnais à la gare. Rassure-toi, rien n'a été volé, enfin, je ne crois pas ; juste l'appartement qui est sens dessus dessous et Mme Hereira qui l'est encore plus.
–Ne reste pas seule ce soir, viens me rejoindre, saute dans un train !
–Mais non, j'attends le serrurier et puis, s'ils n'ont rien volé, pourquoi prendraient-ils le risque de revenir ?
–Peut-être parce qu'ils ont été dérangés ?
–Crois-moi, vu l'état du salon et de la chambre, ils ont pris tout leur temps, et je n'aurai pas assez de la nuit pour remettre l'appartement en ordre.
–Jeanne, je suis désolée, dit Keira en regardant sa montre, mais il faut vraiment que je te laisse. Je te rappellerai dès que...
–Raccroche tout de suite et file, tu vas être en retard. Tu as raccroché ?
–Non !
–Qu'est-ce que tu attends, file je te dis !
Keira coupa son téléphone et entra dans le hall de l'immeuble. Un vigile l'invita à prendre l'un des ascenseurs. La Fondation Walsh se réunissait au dernier étage. Il était 18 heures. Les portes de la cabine s'ouvrirent, une hôtesse conduisit Keira à travers un long couloir. La salle, déjà comble, était bien plus grande qu'elle ne l'avait imaginé.
Une centaine de sièges formaient un hémicycle autour d'une grande estrade. Au premier rang, les membres du jury assis chacun devant une table écoutaient attentivement celui qui présentait déjà ses travaux, s'adressant à l'assemblée à l'aide d'un micro. Le cœur de Keira s'emballa sans retenue, elle repéra la seule chaise encore libre au quatrième rang et se fraya un
chemin pour aller s'y asseoir. L'homme qui avait pris le premier la parole défendait un projet de recherche en biogénétique. Son exposé dura le temps des quinze minutes réglementaires et fut accueilli par une salve d'applaudissements.
Le deuxième candidat présenta un prototype d'appareil qui permettait de réaliser des sondages aquifères à moindre coût, ainsi qu'un procédé de purification d'eaux saumâtres fonctionnant à l'énergie solaire. L'eau serait l'or bleu du vingt et unième siècle, l'enjeu le plus précieux pour l'homme ; en bien des endroits de la planète, sa survie en dépendrait. Le manque d'eau potable serait à l'origine des prochaines guerres, des grands déplacements de populations. L'exposé finit par être plus politique que technique.
Le troisième intervenant fit un discours brillant sur les énergies alternatives. Un peu trop brillant au goût de la présidente de la Fondation, qui échangea quelques mots avec son voisin pendant que l'orateur parlait.
*
**
–Cela va bientôt être à nous, me chuchota Walter. Vous allez être épatant.
–Nous n'avons aucune chance.
–Si vous plaisez autant aux membres du jury qu'à cette jeune femme, c'est dans la poche.
–Quelle jeune femme ?
–Celle qui vous dévisage depuis qu'elle est entrée dans la salle. Là, insista-t-il en bougeant légèrement la tête, au quatrième rang sur notre gauche. Mais surtout ne vous retournez pas maintenant, maladroit que vous êtes !
Bien évidemment, je m'étais retourné et je n'avais vu aucune jeune femme me regarder.
–Vous hallucinez, mon pauvre Walter.
–Elle vous dévorait des yeux. Mais, grâce à votre discrétion légendaire, elle est rentrée dans sa coquille comme un bernard-l'ermite.
Je jetai un nouveau coup d'œil, la seule chose remarquable au quatrième rang était une chaise vide.
–Vous le faites exprès ! tempêta Walter. À ce point-là, cela relève du cas désespéré.
–Mais enfin, Walter, vous devenez complètement abruti !
On appela mon nom, mon tour était venu.
–Je m'efforçais juste de vous distraire, de vous faire évacuer votre stress, pour que vous ne perdiez pas vos moyens, et je trouve que j'y suis plutôt bien arrivé. Allez, maintenant, soyez parfait c'est tout ce que je vous demande.
Je réunis mes notes et me levai, Walter se pencha à mon oreille.
–Quant à la jeune femme, je n'ai rien inventé, bonne chance, mon ami, conclut-il en me donnant une joyeuse tape sur l'épaule.
Ce moment restera comme l'un des pires souvenirs de ma vie. Le microphone cessa de fonctionner. Un technicien grimpa sur l'estrade pour essayer de le réparer, en vain. On allait en installer un autre, mais il fallait que l'on retrouve la clé d'un local technique. Je voulais en finir au plus vite et décidai de m'en passer ; les membres du jury étaient assis au premier rang et ma voix devait porter assez fort pour qu'ils m'entendent. Walter avait deviné mon impatience et me fit de grands signes pour me faire comprendre que ce n'était pas une bonne idée, j'ignorai ses mimiques suppliantes et me lançai.
Mon exposé fut laborieux. Je tentais d'expliquer à mon auditoire que l'avenir de l'humanité ne dépendait pas seulement de la connaissance que nous avions de notre planète et de ses océans, mais aussi de ce que nous apprendrions de l'espace. À l'image des premiers navigateurs qui entreprirent de faire le tour du monde alors que l'on croyait encore que la Terre était plate, il
nous fallait partir à la découverte des galaxies lointaines. Comment envisager notre futur sans savoir comment tout avait commencé un jour. Deux questions confrontent l'homme aux limites de son intelligence, deux questions auxquelles même le plus savant d'entre nous ne peut répondre : qu'est-ce que l'infiniment petit ou l'infiniment grand et qu'est-ce que l'instant zéro, le moment où tout a commencé ? Et quiconque se prête au jeu de ces deux questions est incapable d'imaginer la moindre hypothèse.
Lorsqu'il croyait que la Terre était plate, l'homme ne pouvait rien concevoir de son monde au-delà de la ligne d'horizon qu'il percevait. De peur de disparaître dans le néant, il craignait le grand large. Mais, lorsqu'il décida d'avancer vers l'horizon, c'est l'horizon qui recula, et plus l'homme avança, plus il comprit l'étendue du monde auquel il appartenait.
À notre tour d'explorer l'Univers, d'interpréter, bien au-delà des galaxies que nous connaissions, la multitude d'informations qui nous parviennent d'espaces et de temps reculés. Dans quelques mois, les Américains lanceraient le télescope spatial le plus puissant qui ait jamais existé. Il permettrait peut-être de voir, d'entendre et d'apprendre comment l'Univers s'était formé, si d'autres vies étaient apparues sur des planètes semblables à la nôtre. Il fallait être de l'aventure.
Je crois que Walter avait raison, une jeune femme me regardait bizarrement depuis le quatrième rang. Son visage me disait quelque chose. Cela faisait au moins une personne dans la salle qui avait l'air captivée par mon discours. Mais le moment n'était pas à la séduction et, après cette courte hésitation, je conclus mon exposé.
La lumière du premier jour voyage depuis le fond de l'Univers, elle se dirige vers nous. Saurons-nous la capter, l'interpréter, comprendrons-nous enfin comment tout a commencé ?
Silence de mort. Personne ne bougeait. Le calvaire du bonhomme de neige qui fond lentement au soleil était le mien ; j'étais ce bonhomme de neige, jusqu'à ce que Walter frappe dans ses mains. Je regroupais mes notes quand la présidente du jury se leva et applaudit à son tour, les membres du comité se joignirent à elle et la salle enchaîna ; je remerciai tout le monde et quittai l'estrade.
Walter m'accueillit, avec une longue accolade.
–Vous avez été...
–Pathétique ou épouvantable ? Je vous laisse le choix. Je vous avais prévenu, nous n'avions aucune chance.
–Voulez-vous vous taire ! Si vous ne m'aviez pas interrompu, je vous aurais dit que vous avez été passionnant. L'auditoire n'a pas bronché, pas même une quinte de toux dans la salle !
–Normal, ils étaient tous morts au bout de cinq minutes !
C'est en me rasseyant que je vis la jeune femme du quatrième rang se lever et grimper sur l'estrade. Voilà pourquoi elle me dévisageait, nous étions en compétition et elle avait observé tout ce qu'il lui fallait éviter de faire.
Le micro ne fonctionnait toujours pas, mais sa voix claire portait jusqu'au fond de la salle. Elle releva la tête, son regard portait ailleurs, comme vers un pays lointain. Elle nous parla de l'Afrique, d'une terre ocre que ses mains fouillaient sans relâche. Elle expliqua que l'homme ne serait jamais libre d'aller où il le souhaitait tant qu'il n'aurait pas appris d'où il venait. Son projet était, d'une certaine façon, le plus ambitieux de tous, il ne s'agissait là ni de science ni de technologies pointues, mais d'accomplir un rêve, le sien.
« Qui sont nos pères ? » furent ses premiers mots. Et dire que je rêvais de savoir où commençait l'aube !
Elle captiva l'assemblée dès le début de son exposé. Exposé n'est pas le bon mot, c'était une histoire qu'elle nous racontait. Walter était conquis, comme l'étaient les membres du jury et chacun de nous dans la salle. Elle parla de la vallée de l'Omo, j'aurais été bien incapable de décrire les montagnes d'Atacama aussi joliment qu'elle dessinait devant nous les rives du fleuve
éthiopien. Par instants, il me semblait presque entendre le clapotis de l'eau, sentir le souffle du vent qui charriait la poussière, les morsures du soleil. Le temps d'un récit, j'aurais pu abandonner mon métier pour embrasser le sien ; appartenir à son équipe, creuser le sol aride à ses côtés. Elle sortit de sa poche un étrange objet qu'elle posa délicatement au creux de sa main avant de tendre le bras vers l'assemblée pour que chacun puisse le voir.
– C'est le fragment d'un crâne. Je l'ai trouvé à quinze mètres sous la terre, au fond d'une grotte. Il a quinze millions d'années. C'est un minuscule fragment d'humanité. Si je pouvais creuser plus profond, plus loin, plus longtemps, peut-être pourrais-je revenir devant vous, et vous dire, enfin, qui était le premier homme.
La salle n'eut pas besoin des encouragements de Walter pour ovationner la jeune femme à la fin de son exposé.
Il restait encore dix candidats et je n'aurais pas voulu être de ceux qui se présenteraient après elle.
À 21 h 30, le jury se retira pour délibérer. La salle se vidait et le calme de Walter me déconcertait. Je le soupçonnais d'avoir abandonné tout espoir nous concernant.
–Cette fois, je crois que nous avons mérité une bonne bière, me dit-il en me prenant par le
bras.
Mon estomac était trop noué pour ça ; j'avais fini par me prendre au jeu, et j'attendais que les minutes passent, incapable de me détendre.
–Adrian, et vos belles leçons sur la relativité du temps, qu'en faites-vous ? L'heure à venir va nous sembler rudement longue. Venez, allons prendre l'air et occupons-nous l'esprit !
Sur le parvis glacial, quelques candidats aussi inquiets que nous grillaient une cigarette, se réchauffant en sautillant sur place. Aucune trace de la jeune femme du quatrième rang, elle s'était volatilisée. Walter avait raison, le temps s'était arrêté et l'attente me parut durer une éternité. Attablé au bar du Marriott, je consultai sans cesse ma montre. Vint enfin le moment de regagner la grande salle où le jury annoncerait sa décision.
L'inconnue du quatrième rang avait repris sa place, elle ne m'adressa pas le moindre regard. La présidente de la Fondation entra, suivie des membres du jury. Elle monta sur l'estrade et félicita l'ensemble des candidats pour l'excellence de leurs dossiers. La délibération avait été difficile, affirma-t-elle et avait nécessité plusieurs tours de vote. Une mention spéciale fut décernée à celui qui avait présenté un projet d'assainissement d'eau, mais la récompense revenait au premier orateur, elle contribuerait à financer ses recherches en biogénétique. Walter encaissa le coup sans broncher. Il me tapota l'épaule et m'assura avec beaucoup de sollicitude que nous n'avions rien à nous reprocher, nous avions fait de notre mieux. La présidente du jury interrompit les applaudissements.
Comme elle l'avait annoncé, le jury avait eu beaucoup de difficultés à trancher. Exceptionnellement, la dotation serait partagée cette année entre deux candidats, plus exactement entre un candidat et une candidate.
L'inconnue du quatrième rang était la seule femme à s'être présentée devant les membres de la Fondation. Elle se leva, chancelante, alors que la présidente lui souriait et dans le fracas des applaudissements, je n'entendis pas son nom.
On assista à quelques accolades sur la scène et les participants, comme leur entourage, commencèrent à quitter les lieux.
–Vous m'offrirez quand même cette paire de bottes pour patauger dans mon bureau ? me demanda Walter.
–Une promesse est une promesse. Je suis désolé de vous avoir déçu.
–Notre dossier a déjà eu le mérite d'être sélectionné... non seulement vous méritiez ce prix, mais j'ai été très fier de vous accompagner dans cette aventure tout au long de ces dernières semaines.
Nous fûmes interrompus par la présidente du jury qui me tendit la main.
– Julia Walsh. Je suis ravie de faire votre connaissance.
À ses côtés se tenait un grand gaillard à la carrure solide. Son accent ne laissait planer aucun doute sur ses origines allemandes.
–Votre projet est passionnant, reprit l'héritière de la Fondation Walsh, c'était mon préféré. La décision s'est jouée à une voix près. J'aurais tellement aimé que vous remportiez ce prix. Représentez-vous l'an prochain, la composition du jury sera différente, je suis certaine que vous aurez toutes vos chances. La lumière du premier jour vous attendra bien une année de plus, n'est-ce pas ?
Elle me salua courtoisement et repartit aussitôt accompagnée de son ami, un certain Thomas.
–Eh bien, vous voyez, s'exclama Walter, nous n'avons vraiment rien à regretter !
Je ne répondis pas, Walter tapa violement du poing dans sa main.
–Pourquoi est-elle venue nous dire cela ? grommela-t-il. « À une voix près », c'est insupportable ! J'aurais mille fois préféré qu'elle nous annonce que nous étions totalement hors course, mais à une voix près ! Vous vous rendez compte de la cruauté de la chose ? Je vais passer les prochaines années de ma vie à travailler dans une mare, à une voix près ! Je voudrais bien connaître celui qui a fait basculer le vote pour lui tordre le cou.
Walter était furieux, et je ne savais pas comment le calmer. Son visage rougit, sa respiration se fit haletante.
–Walter, il faut vous reprendre, vous allez nous faire un malaise.
–Comment peut-on dire à quelqu'un que son sort s'est joué à une voix près ? Ce n'est qu'un jeu pour eux ? Comment peut-on oser dire cela ? hurla-t-il.
–Je crois qu'elle voulait simplement nous encourager et nous inciter à tenter notre chance une nouvelle fois.
–Dans un an ? La belle affaire ! Adrian, je vais rentrer chez moi, pardonnez-moi de vous abandonner ainsi, mais je risque d'être infréquentable ce soir. Nous nous retrouverons demain à l'Académie ; si j'ai dessoûlé d'ici là.
Walter tourna les talons et s'éloigna d'un pas pressé. Je me retrouvai seul au milieu de cette salle, il ne me restait plus qu'à me diriger vers la sortie.
J'entendis tinter la sonnette de l'ascenseur au bout du couloir, je pressai le pas pour entrer dans la cabine avant que les portes ne se referment. À l'intérieur, la lauréate m'adressa son plus joli regard.
Elle tenait son dossier sous le bras. Je m'attendais à lire sur son visage le bonheur que devait lui procurer sa victoire. Elle se contenta de me regarder, un léger sourire aux lèvres. J'entendais résonner dans ma tête la voix de Walter qui, s'il avait été là, m'aurait probablement dit, quelle que soit ma façon de me présenter, « Maladroit que vous êtes ! ».
–Toutes mes félicitations ! balbutiai-je humblement.
La jeune femme ne répondit pas.
– J'ai tant changé ? finit-elle par lâcher.
Et comme je ne trouvais aucune réponse appropriée, elle ouvrit son dossier, arracha une feuille, la mit dans sa bouche et commença à la mâcher calmement, sans se départir de ce petit air narquois.
Et, soudain, la mémoire d'une salle d'examens se raviva et avec elle les mille souvenirs d'un incroyable été, c'était il y a quinze ans.
La jeune femme recracha la boulette de papier dans sa main et soupira.
– Ça y est, tu me reconnais enfin ?
Les portes de l'ascenseur s'ouvraient sur le hall, je restais immobile, bras ballants ; la cabine repartit vers le dernier étage.
–Il t'en aura fallu du temps, j'espérais t'avoir marqué un peu plus que ça, ou alors j'ai vraiment vieilli...
–Non, bien sûr que non, mais ta couleur de cheveux...
–J'avais vingt ans, j'en changeais souvent à l'époque, ça m'a passé. Toi, tu n'as pas changé,
quelques rides peut-être, mais tu as toujours ce regard perdu dans le vide.
–C'est tellement inattendu, te retrouver ici... après toutes ces années.
–Je reconnais que dans un ascenseur ce n'est pas banal. On refait un aller-retour à travers les étages ou tu m'emmènes dîner ?
Et sans attendre la réponse, Keira laissa tomber son dossier, plongea dans mes bras et m'embrassa. Ce baiser avait le goût du papier mâché ; c'est exactement cela, un vrai baiser de papier où j'avais jadis rêvé d'écrire les sentiments que je lui portais. Il y a des premiers baisers qui font basculer votre vie. Même si l'on refuse de se l'avouer, c'est ainsi. Ces premiers baisers vous cueillent, sans prévenir. Parfois cela arrive au second baiser, même s'il ne vient que quinze ans après le premier.
Chaque fois que les portes se rouvraient sur le hall, l'un de nous appuyait sur le bouton et resserrait son étreinte. Au sixième voyage, le gardien de la tour nous attendait, bras croisés. Son ascenseur n'était pas une chambre d'hôtel, sinon il n'y aurait pas de caméra à l'intérieur ; nous étions priés de quitter les lieux. J'entraînai Keira par la main et nous nous retrouvâmes sur le parvis désert, aussi confus l'un que l'autre.
–Je suis désolée, je n'ai pas réfléchi... c'est l'ivresse de cette victoire.
–Et moi celle de ma défaite, répondis-je.
–Je suis désolée, Adrian, je suis tellement maladroite.
–Eh bien, si Walter était là, il nous trouverait au moins un point commun. Tu veux bien essayer une nouvelle fois ?
–Quoi donc ?
–Ma maladresse, ta victoire, ma défaite, je te laisse choisir.
Keira effleura mes lèvres d'un baiser, puis elle me supplia de quitter l'endroit sinistre où nous nous trouvions.
–Viens, allons marcher un peu, lui dis-je, de l'autre côté de la Tamise il y a un parc magnifique...
–Est-ce qu'il y a des bœufs dans ton parc ?
–Je ne crois pas. Pourquoi ?
–Je pourrais en bouffer un, tellement j'ai faim. Je n'ai rien avalé depuis ce matin, emmènemoi dans un pub où l'on sert encore quelque chose à dîner.
Je me souvenais d'un restaurant que nous fréquentions souvent à l'époque ; j'ignorais s'il existait toujours mais je donnai l'adresse au chauffeur de taxi.
Pendant que nous roulions le long de la Tamise, Keira prit ma main. Je n'avais pas ressenti de tendresse depuis longtemps. À cet instant, j'oubliai tout de mon échec, de la distance qui s'était résolument établie ce soir entre Londres où je vivrais désormais et le plateau d'Atacama, où mes rêves étaient restés.
*
**
Amsterdam
L'homme qui descendait de la rame du tramway pour remonter à pied le canal Singel avait l'allure anonyme de n'importe quel individu revenant de son bureau. Hormis l'heure tardive, hormis la chaînette qui reliait la poignée de sa sacoche à son propre poignet, hormis le pistolet suspendu au holster sous son veston. Arrivé place Magna, il s'arrêta au feu afin de s'assurer que personne ne le suivait. Dès que le signal passa au vert, l'homme s'élança sur la chaussée. Faisant fi des klaxons, il se faufila entre un bus et une camionnette, força deux berlines à piler et évita de justesse un motocycliste qui l'insulta copieusement. Sur le trottoir d'en face, il accéléra le pas jusqu'à la place Dam, traversa l'esplanade et se faufila à l'intérieur de la Nouvelle Église par la porte latérale. Le majestueux bâtiment portait un drôle de nom pour un édifice qui datait du quinzième siècle. L'homme n'avait guère le temps d'admirer la somptueuse nef, il poursuivit son chemin jusqu'au transept, dépassa le tombeau de l'amiral de Ruyter, bifurqua devant celui du commodore Jan Van Galen et se dirigea vers l'absidiole. Il sortit une clé de sa poche, fit tourner le loquet d'une petite porte située au fond de la chapelle et descendit l'escalier dérobé qui se trouvait derrière.
Cinquante marches plus bas, il pénétra dans le long couloir qui s'étirait devant lui. Le souterrain creusé sous la Grande Place permet à celui qui connaît le moyen d'y accéder de se rendre de la Nouvelle Église jusqu'au palais de Dam. L'homme se hâta, l'étroit souterrain l'oppressait chaque fois qu'il devait l'emprunter, l'écho de ses pas ne faisait qu'augmenter son malaise. Plus il avançait, plus la lumière se raréfiait, seules les deux extrémités du corridor étaient pourvues d'un éclairage sommaire. L'homme sentit ses mocassins s'imprégner de l'eau saumâtre qui stagnait sur le sol. Au milieu du passage, il se retrouva dans un noir absolu. À cet endroit, il savait qu'il lui faudrait parcourir cinquante pas en ligne droite, la concavité du caniveau central servant de guide dans l'obscurité.
Enfin, la distance se réduisait, un autre escalier apparaissait devant lui. Les marches étaient glissantes et il fallait s'accrocher à la cordelette de chanvre qui longeait le mur. En haut de la volée, l'homme se trouva face à une première porte en bois armée de lourdes barres de fer forgé. Deux poignées rondes se superposaient ; pour libérer la serrure, il fallait savoir actionner un mécanisme vieux de trois siècles. L'homme fit tourner la poignée haute de quatre-vingt-dix degrés sur la droite, pivoter la basse de quatre-vingt-dix degrés sur la gauche et les tira toutes deux à lui. Un déclic se fit entendre, le pêne était débloqué. Il aboutit enfin dans une antichambre au rez-de-chaussée du palais de Dam. Le bâtiment, né de l'imagination de Jacob Van Campen, avait été érigé au milieu du dix-septième siècle, il faisait alors office d'hôtel de ville. Les Amstellodamois n'hésitaient pas à le considérer comme la huitième merveille du monde. Une statue d'Atlas domine la grande salle du palais, sur le sol trois gigantesques cartes en marbre représentent, pour l'une un hémisphère occidental, pour l'autre un hémisphère oriental et pour la troisième une carte des étoiles.
Jan Vackeers fêterait bientôt ses soixante-seize ans, il en paraissait dix de moins. Il entra dans la Burgerzaal1, foula la Voie lactée, marcha sur l'Océanie, traversa l'océan Atlantique d'une enjambée et poursuivit son chemin vers l'antichambre où l'attendait son rendez-vous.
–Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il en entrant.
–Surprenantes, monsieur. Notre Française bénéficie d'une double nationalité. Son père était anglais, un botaniste qui a passé une grande partie de sa vie en France. Rentré sur ses terres natales en Cornouailles, juste après son divorce, il y est mort d'un arrêt cardiaque en 1997. Le certificat de décès et l'autorisation d'inhumer figurent au dossier.
–Et la mère ?
–Décédée elle aussi. Elle était enseignante en sciences humaines à la faculté d'Aix-en- Provence. Elle fut tuée en juin 2002, dans un accident de voiture. Le chauffard qui l'a percutée avait 1,6 gramme d'alcool dans le sang.
–Épargnez-moi les détails sordides ! demanda Jan Vackeers.
–Une sœur, de deux ans son aînée, elle travaille dans un musée parisien.
–Fonctionnaire du gouvernement français ?
–En quelque sorte.
–Il faudra en tenir compte. Venez-en à cette jeune archéologue, s'il vous plaît.
–Elle s'est rendue à Londres pour se présenter devant le jury de la Fondation Walsh.
–Et, comme nous le souhaitions, elle a remporté la dotation, n'est-ce pas ?
–Pas exactement, monsieur, le membre du jury qui travaille pour nous a fait tout son possible, mais la présidente n'était pas influençable. Votre protégée partage son prix avec un autre candidat.
–Est-ce que cela sera suffisant pour qu'elle reparte en Éthiopie ?
–Un million de livres sterling, c'est une somme qui devrait largement lui suffire à poursuivre ses recherches.
–Parfait. Avez-vous d'autres choses à m'apprendre ?
–Votre jeune archéologue a fait la connaissance d'un homme au cours de la cérémonie. Ils ont poursuivi leur soirée dans un petit restaurant et à l'heure qu'il est, tous deux...
–Je pense que cela ne nous concerne pas, interrompit Vackeers. À moins que vous m'annonciez demain qu'elle renonce à ses projets de voyage parce qu'ils ont eu un coup de foudre l'un pour l'autre. Ce qu'elle fait de ses nuits lui appartient.
–C'est que, monsieur, nous avons aussitôt pris nos renseignements ; l'homme en question est un astrophysicien qui dépend de l'Académie des sciences britannique.
Vackeers avança jusqu'à la fenêtre pour contempler la place en contrebas. Il la trouva encore plus belle de nuit que de jour. Amsterdam était sa ville et il l'aimait plus que toute autre. Il en connaissait chaque ruelle, chaque canal, chaque édifice.
–Je n'aime pas beaucoup ce genre d'imprévu, reprit-il. Astrophysicien, dites-vous ?
–Rien ne prouve qu'elle l'entretienne de ce qui nous préoccupe.
–Non, mais c'est une éventualité que nous ne pouvons écarter. J'imagine qu'il serait préférable de nous intéresser aussi à ce scientifique.
–Il sera difficile de le surveiller sans attirer l'attention de nos amis Anglais. Comme je vous le disais, c'est un membre de l'Académie des sciences de Sa Majesté.
–Faites votre possible, mais ne prenez aucun risque. Nous ne voulons surtout pas éveiller l'attention là-bas. D'autres informations à me communiquer ?
–Tout se trouve dans le dossier que vous m'avez demandé.
L'homme ouvrit sa sacoche et remit une large enveloppe en kraft à son interlocuteur. Vackeers la décacheta. Des photos de Keira prises à Paris, devant l'immeuble de Jeanne, au
jardin des Tuileries, quelques-unes volées alors qu'elle faisait des courses rue des Lions-Saint- Paul ; enfin une série prise depuis son arrivée à la gare de Saint-Pancras, à la terrasse d'une épicerie italienne sur Bute Street et à travers la vitrine d'un restaurant de Primrose Hill où on la voyait dîner en compagnie d'Adrian.