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Marc Levy - Le Premier jour [WwW.vosBooks.NeT] / Marc Levy - Le Premier jour

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12.05.2015
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son rêve absolu était d'identifier un jour un trou de ver. À peine remis de la découverte de l'existence des trous noirs, Walter crut d'abord à une plaisanterie avant de supplier Martyn de lui donner plus d'informations. Martyn avait un mal fou à maintenir son vieux break en trajectoire rectiligne, aussi, je pris le relais et expliquai à Walter que les trous de ver étaient des raccourcis dans l'espace-temps, comme des portes entre deux points de l'Univers et que si nous réussissions un jour à établir la preuve de leur existence, alors peut-être ferions-nous les premiers pas vers la possibilité de voyager dans l'espace plus vite que la lumière.

Sur le quai de la gare, Walter serra Martyn dans ses bras en lui affirmant, non sans une certaine émotion, qu'il faisait un métier formidable. Puis il sortit la dragonne de sa poche et la restitua solennellement à son propriétaire.

Et dans le train de Londres, alors que Manchester s'éloignait, Walter me confia que si les membres de la Fondation Walsh ne sélectionnaient pas notre projet, ce serait à son sens une terrible injustice.

*

**

Paris

Comme elle l'avait juré à Max, Keira passa toutes les soirées de la semaine à partager des moments complices avec sa sœur.

– Tu penses souvent à papa ?

Keira passa la tête à travers la porte de la cuisine et vit Jeanne qui contemplait une tasse en porcelaine.

Il buvait son café dedans tous les matins, dit Jeanne en versant une tisane dans la tasse avant de l'offrir à Keira. C'est idiot, chaque fois que je la vois dans ce placard, cela me fiche le bourdon.

Keira observait sa sœur en silence.

Et, chaque fois que je m'en sers, j'ai l'impression qu'il est là, en face de moi et qu'il me sourit. C'est ridicule, non ?

Non. Confidence pour confidence, j'ai gardé une de ses chemises ; je la porte de temps en temps et j'ai la même sensation que toi. Dès que je l'enfile, c'est comme s'il passait la journée avec moi.

Tu crois qu'il serait fier de nous ?

Deux filles célibataires, sans enfants et qui se retrouvent à partager le même appartement

àla trentaine passée ? Je pense que si le paradis existe, c'est le toboggan vers l'enfer dès qu'il jette un œil ici-bas pour voir ce que nous sommes devenues.

Papa me manque, Keira, tu ne peux pas savoir à quel point, et maman aussi.

Tu veux bien changer de sujet de conversation, Jeanne ?

Tu vas vraiment repartir en Éthiopie ?

Je n'en sais rien. Je ne sais même pas ce que je ferai la semaine prochaine. Et il faudrait que je me débrouille pour trouver quelque chose très vite, sinon tu vas bientôt devoir m'entretenir.

Ce que je vais te dire va te paraître égoïste, mais je voudrais tellement que tu restes. Papa et maman nous manquent, mais c'était dans l'ordre des choses, et puis je veux croire qu'ils sont réunis ; mais nous, nous sommes en vie, et, que tu sois si loin, c'est trop de temps perdu.

Je sais Jeanne, mais tôt ou tard tu rencontreras un autre Jérôme, et le bon cette fois. Tu auras des enfants, et tante Keira viendra leur rendre visite en rentrant de mission, avec plein de belles histoires à leur raconter. Et puis tu es ma sœur, même quand je suis loin, je pense à toi. Je te promets que si je repars, j'appellerai plus souvent et pas seulement pour échanger des banalités.

Tu as raison, changeons de conversation, je n'avais pas le droit de te dire ça. Je veux que tu vives là où tu es la plus heureuse. Bon, soyons pragmatiques et mettons mes états d'âme de côté. Qu'est-ce qu'il te faudrait pour retourner dans ta vallée de l'Omo ?

Une équipe, du matériel, de quoi payer la première et de quoi acquérir le second, autant dire une broutille !

Combien ?

Bien au-delà de ton plan épargne-logement, ma grande sœur.

Pourquoi tu n'essaies pas de te faire financer par le secteur privé ?

Parce que les archéologues se promènent rarement devant les caméras de télévision avec des tee-shirts qui vantent des marques de lessives, de boissons gazeuses ou de je ne sais quelles banques. Du coup les mécènes se font rares, pour ne pas dire inexistants. Remarque, c'est une idée, on pourrait tenter d'organiser un rallye. Un genre de course en sac de pommes de terre, avec des truelles à la main. Le premier qui réussit à déterrer un os gagne un an d'abonnement à une revue canine.

Ne tourne pas tout en dérision, ce n'est pas complètement idiot ce que je te dis. C'est fatigant, dès qu'on émet une idée, la première réponse est toujours : « Ce n'est pas possible » ! Si tu présentais tes travaux à certaines fondations, tu aurais peut-être des opportunités ? Qu'est-ce que tu en sais ?

Tout le monde se moque de mes recherches, Jeanne. Qui serait prêt à miser le moindre euro sur moi ?

Je crois que tu ne te fais pas assez confiance. Tu viens de passer trois ans sur le terrain, tu as noirci des pages de rapports. Je l'ai lue, ta thèse, et, si j'en avais les moyens, je financerais immédiatement ta prochaine expédition.

Mais tu es ma sœur ! C'est gentil Jeanne, mais ton hypothèse est peu probable. Merci quand même, tu m'as fait rêver pendant trente bonnes secondes.

Au lieu de perdre ton temps toute la journée, tu ferais mieux d'aller sur Internet recenser les organismes susceptibles, en France comme en Europe, de s'intéresser à ce que tu fais.

Je ne perds pas mon temps !

Qu'est-ce que tu fricotais avec Ivory au musée ces derniers jours ?

C'est un drôle de type, non ? Il s'est passionné pour mon pendentif et je dois avouer qu'il a réussi à m'intriguer. Nous avons essayé de le dater, sans résultat. Il reste néanmoins convaincu que ce caillou est très ancien, et rien ne prouve qu'il ait tort ou raison.

Son instinct ?

Avec tout le respect que j'ai pour lui, ce n'est pas suffisant.

C'est vrai que cet objet est assez particulier. J'ai un ami gemmologue, veux-tu que je lui demande de jeter un coup d'œil ?

Ce n'est pas une pierre, pas non plus du bois fossilisé.

Alors qu'est-ce que c'est ?

Nous l'ignorons.

Fais voir ? demanda Jeanne soudainement excitée.

Keira ôta le collier et le tendit à sa sœur.

Et si c'était un fragment de météorite ?

Tu as déjà entendu parler d'une météorite aussi douce que la peau d'un bébé ?

Je ne peux pas dire que je sois experte en la matière, mais j'imagine que nous sommes loin d'avoir découvert tout ce qui nous arrive de l'espace.

C'est une hypothèse, répondit Keira en retrouvant ses reflexes d'archéologue. Je me souviens d'avoir lu quelque part qu'il en tombait près de cinquante mille par an sur la Terre.

Interroge un spécialiste !

Quel genre de spécialiste ?

Le boucher du coin, andouille, un type qui s'occupe de ça, un astronome ou un astrophysicien, je ne sais pas, moi.

Bien sûr, ma Jeanne, je vais aller chercher mon agenda et je vais regarder à la page « copains astronomes ». Je me demande bien lequel d'entre eux je pourrais appeler en premier !

Résolue à ne pas se disputer, Jeanne ne releva pas la pique de sa sœur. Elle se dirigea vers le petit bureau dans l'entrée de son appartement et s'installa devant l'ordinateur.

Qu'est-ce que tu fais ? demanda Keira.

Je travaille pour toi ! Je commence dès ce soir, et toi demain, tu ne bouges pas d'ici. Tu

restes rivée à cet écran et, quand je reviens, je veux trouver une liste de toutes les organisations qui soutiennent la recherche en archéologie, paléontologie, géologie, y compris celles qui œuvrent au développement durable en Afrique, c'est un ordre !

*

**

Zurich

Un seul bureau était encore occupé au dernier étage de l'immeuble du Crédit national suisse. Un homme élégant achevait la lecture des courriers électroniques reçus pendant son absence. Il était arrivé le matin même de Milan, sa journée ne lui avait guère laissé de répit. Réunions et lectures de dossiers s'étaient succédé. Il consulta sa montre, s'il ne tardait pas, il pourrait rentrer chez lui profiter de la fin de sa soirée. Il fit pivoter son fauteuil, appuya sur une touche du téléphone et attendit que son chauffeur réponde à l'appel.

– Préparez la voiture, je serai en bas dans cinq minutes.

Il resserra le nœud de sa cravate, mit de l'ordre sur sa table de travail, quand il remarqua sur l'écran de son ordinateur une icône de couleur témoignant qu'un mémo avait échappé à son attention. Il le lut et l'effaça aussitôt. Il prit un petit carnet noir dans la poche intérieure de son veston, en feuilleta les pages, ajusta ses lunettes pour lire le numéro qu'il cherchait et décrocha son téléphone.

Je viens de lire votre message, qui d'autre est au courant ?

Paris, New York et vous, monsieur.

Quand a eu lieu cette rencontre ?

Avant-hier.

Retrouvez-moi dans une demi-heure sur l'esplanade de l'École polytechnique.

Cela va m'être difficile, j'entre à l'Opéra.

Qu'est-ce que l'on y joue, ce soir ?

Puccini, Madame Butterfly.

Eh bien, elle attendra. À tout à l'heure.

L'homme rappela son chauffeur pour annuler l'ordre qu'il venait de lui donner et le libéra pour le reste de la nuit. Il avait finalement plus de travail qu'il ne l'avait pensé, il resterait tard au bureau. Inutile de venir le chercher demain à son domicile, il dormirait probablement en ville. Aussitôt la communication terminée, il se rendit à la fenêtre et écarta les lamelles des stores pour regarder la rue en contrebas. Lorsqu'il vit sa voiture sortir du parking et traverser Paradeplatz, il abandonna son poste d'observation, attrapa son pardessus au porte-manteau et sortit en fermant la porte à clé.

À cette heure tardive, un seul ascenseur permettait de quitter le bâtiment. Dans le hall, le gardien le salua et libéra la commande qui verrouillait la porte à tambour centrale.

Une fois dehors, l'homme se fraya un chemin dans la foule toujours dense qui envahissait la place principale de Zurich. Il se dirigea vers Bahnhofstrasse et grimpa à bord du premier tramway qui passait. Installé à l'arrière du wagon, il céda sa place, à la station suivante, à une femme âgée qui ne trouvait pas de siège.

Le grincement des pantographes qui glissaient le long des caténaires se fit entendre lorsque le tram abandonna la grande artère commerçante et bifurqua pour traverser le pont qui enjambait la rivière. Une fois sur la rive opposée, l'homme descendit de la rame et se mit à

marcher en direction de la station du funiculaire.

Le Polybahn, avec sa couleur rouge flamboyant, est une drôle de machine ; surgissant comme par enchantement au milieu de la façade d'un petit immeuble, il grimpe le long d'une côte ardue, traverse la frondaison des marronniers pour resurgir sur le haut de la colline. L'homme ne s'attarda guère sur le panorama qu'offre la terrasse de l'École polytechnique surplombant la ville. Il traversa la grande dalle d'un pas toujours égal, contourna la coupole de l'Institut des sciences, descendit les escaliers qui conduisaient aux colonnades. Son rendez-vous l'attendait déjà.

Je suis désolé d'avoir compromis votre soirée, mais cela ne pouvait pas attendre demain.

Je comprends, monsieur, répondit son interlocuteur.

Marchons, l'air me fera le plus grand bien, j'ai passé la journée enfermé dans un bureau. Pourquoi Paris a-t-il été averti avant nous ?

Ivory l'a contacté directement.

Une rencontre a vraiment eu lieu ?

L'homme acquiesça d'un signe de tête et précisa que le rendez-vous s'était tenu au premier étage de la tour Eiffel.

Vous avez une photo ?

Du déjeuner ? demanda l'homme étonné.

Mais non voyons, de l'objet.

Ivory n'en a communiqué aucune et la pièce qui nous intéresse avait quitté le laboratoire de Los Angeles avant que nous puissions intervenir.

Ivory pense que cet objet est du même genre que celui que nous possédons ?

Il a toujours été persuadé qu'il en existait plusieurs, mais comme vous le savez, monsieur, il est seul à le croire.

Ou le seul à avoir le culot de le dire à haute voix. Ivory est un vieux fou, mais particulièrement intelligent, et espiègle. Il peut poursuivre une vieille lubie ou nous jouer un tour afin de se moquer de nous.

Quel serait son intérêt ?

Une revanche qu'il guette depuis longtemps... il a un affreux caractère.

Et dans l'hypothèse contraire ?

Dans ce cas, certaines mesures s'imposent. Nous devons à tout prix récupérer cet objet.

Selon Paris, Ivory l'aurait restitué à sa propriétaire.

Savons-nous qui est cette femme ?

Pas encore, il n'a rien voulu nous révéler.

Il est encore plus dingue que je l'imaginais, mais cela me convainc d'autant plus qu'il est sérieux. Vous verrez que dans quelques jours il se débrouillera pour que nous découvrions son identité, tous en même temps.

Pourquoi pensez-vous cela ?

Parce que, en agissant de la sorte, il nous contraint à réveiller la cellule, et à nous réunir. Je vous ai fait perdre assez de temps comme cela, retournez à votre opéra, je m'occuperai de la suite

àdonner à cette fâcheuse affaire.

Le deuxième acte ne débute que dans une demi-heure, dites-moi comment vous comptez procéder ?

Je vais prendre la route dès ce soir et le rencontrer aux premières heures du matin pour le convaincre de mettre un terme à son manège.

Vous allez passer la frontière au milieu de la nuit ? Votre déplacement risque de ne pas passer inaperçu.

Ivory a un tour d'avance sur nous. Je ne le laisserai pas mener la danse. Il faut que je le ramène à la raison.

Vous êtes en état de rouler pendant sept heures ?

Non, probablement pas, répondit l'homme en passant la main sur son visage fatigué.

Ma voiture est garée à deux rues d'ici, laissez-moi venir avec vous, nous conduirons à tour

de rôle.

– Je vous remercie, c'est très généreux de votre part, un passeport diplomatique risque déjà d'éveiller l'attention à la frontière, deux, ce serait jouer avec le feu inutilement. En revanche, si vous acceptiez de me confier les clés de votre véhicule, vous me feriez gagner un temps précieux. J'ai congédié mon chauffeur pour la soirée.

Le coupé sport de son collègue n'était en effet pas très loin. Jörg Gerlstein s'installa derrière le volant, recula le siège pour en adapter la position à la longueur de ses jambes et enclencha le contact.

Penché à la portière, son interlocuteur l'invita à ouvrir la boîte à gants.

– Si la fatigue devenait trop pesante, vous trouverez quelques CD. Ils appartiennent à ma fille, elle a seize ans et je vous promets que la musique qu'elle écoute réveillerait un mort.

À 21 h 10, le coupé s'engageait sur UniversitätStrasse, remontant vers le nord.

L'autoroute était dégagée. Jörg Gerlstein aurait dû se rabattre sur la file de gauche pour emprunter la bretelle qui filait en direction de Mulhouse, il préféra poursuivre sa route vers le nord. En passant par l'Allemagne, le voyage serait plus long, mais Gerlstein pourrait entrer en France sans présenter ses papiers. Paris ne saurait rien de sa visite.

Àminuit, il arriva dans la banlieue de Karlsruhe, une demi-heure plus tard, il emprunta la sortie de Baden-Baden. Si ses calculs étaient exacts, il arriverait à Thionville à 2 h 30 du matin et rejoindrait l'île Saint-Louis vers 6 heures.

Les phares éclairaient la route en lacets, le moteur ronronnait joliment, répondant à la moindre sollicitation de l'accélérateur. À 1 h 40, la voiture fit une légère embardée sur la droite. Gerlstein reprit rapidement le contrôle du véhicule et ouvrit la vitre en grand. L'air frais qui fouetta son visage vint effacer la fatigue qui pesait jusque sur sa nuque. Il se pencha pour ouvrir la boîte à gants et chercha à tâtons les disques de la fille de son collègue, ceux qui devaient le tenir en éveil jusqu'à destination. Il n'eut jamais le loisir d'en écouter le premier morceau. Le pneu avant droit mordit le bas-côté de la chaussée avant de s'enfoncer dans un trou, le coupé chassa de l'arrière et partit en toupie. L'instant d'après, il rebondit sur un rocher et finit sa course en s'écrasant contre un pin centenaire. La décélération brutale de 75 à 0 kilomètre à l'heure en moins d'une seconde propulsa en avant le cerveau de Gerlstein qui percuta la boîte crânienne sous l'effet d'une poussée de trois tonnes. À l'intérieur de son thorax, son cœur subit le même sort, veines et artères se déchirèrent aussitôt.

L'alerte fut donnée par un routier qui avait aperçu dans ses phares la carcasse de la voiture, il était 5 heures du matin. La gendarmerie nationale trouva le cadavre de Gerlstein baignant dans une mare de sang. Le capitaine en charge n'eut pas besoin d'attendre l'avis d'un médecin légiste pour prononcer la mort du conducteur dont la pâleur et la froideur ne laissaient planer aucun doute.

À10 heures du matin, un communiqué de l'AFP annonçait le décès d'un diplomate helvète, administrateur du Crédit national suisse, victime d'un accident de la route au milieu de la nuit sur les routes de l'est de la France. Les analyses n'avaient révélé aucune trace d'alcool dans le sang et les causes du drame étaient probablement imputables à un endormissement au volant. La nouvelle fut brièvement reprise par des sites d'information en continu. Ivory en prit connaissance vers midi sur l'écran de son ordinateur, alors même qu'il se préparait à aller déjeuner. Fou de rage, il renonça à son repas, transféra le contenu de ses tiroirs dans sa sacoche et quitta son bureau en veillant à en laisser la porte ouverte. Il quitta le musée et se dirigea vers l'une des rares cabines téléphoniques que l'on trouvait encore sur la rive droite de la Seine.

De là, il appela immédiatement Keira et lui demanda s'il était possible qu'ils se voient dans l'heure.

– Vous avez une voix bizarre, Ivory.

– Je viens de perdre un ami très cher.

Je suis sincèrement désolée, mais quel rapport avec moi ?

Aucun, je vous rassure. Je vais partir en congé, la mort de cet ami me rappelle combien la vie est précaire, j'en ai un peu assez de croupir au musée ces derniers temps, je vais finir par faire partie de leurs collections. Il est temps pour moi d'entreprendre ce petit voyage dont je rêve depuis tant d'années.

Et où allez-vous ?

Justement, si nous discutions de tout cela autour d'un bon chocolat chaud ? Angelina, rue de Rivoli, quand pourriez-vous m'y retrouver ?

Keira était en route vers l'hôtel Meurice où elle avait donné rendez-vous à Max pour un déjeuner tardif. Elle regarda sa montre et assura au professeur qu'elle le rejoindrait d'ici un quart d'heure.

*

**

Jeanne profitait d'un moment de détente pour mettre en œuvre une idée qui la préoccupait depuis qu'elle avait pris, la veille, un café avec Ivory. Enfant, Keira lui disait déjà : « Plus tard je serai fouilleuse de trésors. » Contrairement à elle, sa petite sœur avait toujours su ce qu'elle voulait faire de sa vie. Même si Jeanne détestait la distance qu'imposait le métier de Keira, elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l'aider à retourner en Éthiopie.

*

**

Ivory était installé à une table au fond de la salle. Il fit un signe de la main à Keira qui le rejoignit.

J'ai pris la liberté de commander deux gâteaux aux marrons. Ils sont excellents ici, vous aimez les marrons, j'espère ?

Oui, avait répondu Keira, mais je n'ai pas encore déjeuné et je suis attendue.

Ivory fit une moue d'enfant déçu.

Vous ne m'avez pas demandé de vous retrouver ici pour me faire goûter un gâteau ?

Non, en effet. Je voulais vous voir avant de partir.

Pourquoi une telle précipitation ?

La mort de cet ami, je vous en ai parlé, n'est-ce pas ?

Comment est-il... ?

Un accident de voiture. Il se serait endormi au volant, et le pire, c'est que j'ai le sentiment qu'il avait pris la route pour venir me rendre visite.

Sans vous en avertir ?

C'est généralement l'usage lorsque l'on veut faire une surprise.

Vous étiez si proches ?

J'avais de l'estime pour lui, mais je ne l'aimais pas beaucoup, un type très suffisant, parfois même méprisant.

Je ne comprends pas Ivory, vous m'avez dit qu'il s'agissait d'un ami.

Je ne me suis jamais réjoui de la mort de quelqu'un, ami, ennemi, qui peut jurer de cela de nos jours ? C'est l'une des choses les plus difficiles dans la vie que de reconnaître ses amis.

Ivory, qu'est-ce que vous me voulez exactement ? demanda Keira en regardant sa montre.

Annulez ou tout du moins retardez votre déjeuner, il faut vraiment que je vous parle !

Mais de quoi à la fin ?

J'ai toutes les raisons de penser que cet homme qui s'est tué cette nuit a pris la route à cause de votre pendentif. Keira, vous pourrez choisir d'oublier tout ce que j'ai à vous dire. Vous aurez la liberté de penser que je suis un vieux fou qui s'ennuie et pimente sa vie d'affabulations grotesques, mais je dois vous avouer maintenant que je ne vous ai pas tout dit au sujet de votre collier.

Qu'est-ce que vous ne m'avez pas dit ?

La serveuse déposa sur la table deux magnifiques pâtisseries généreusement décorées de filaments de crème. Ivory attendit qu'elle s'éloigne avant de poursuivre.

Il en existe un autre.

Un autre quoi ?

Un autre fragment, aussi parfaitement taillé et lisse que le vôtre. Et même si sa forme diffère légèrement, aucun examen, aucune analyse n'a permis de le dater, lui non plus.

Vous l'avez vu ?

Je l'ai même eu entre les mains, il y a fort longtemps. J'avais votre âge, c'est vous dire.

Et où se trouve cet objet jumeau ?

Ivory ne répondit pas et plongea sa cuillère dans son gâteau.

Pourquoi accordez-vous tant d'importance à cette pierre ? reprit Keira.

Je vous l'ai déjà dit, il ne s'agit pas d'une pierre, mais probablement d'un alliage de métaux. Peu importe, là n'est pas la question. Connaissez-vous la légende de Tikkun Olamu ?

Non, je n'en ai jamais entendu parler.

Ce n'est pas à proprement parler une légende, mais plutôt un récit biblique que l'on trouve dans l'Ancien Testament. Le plus intéressant avec les Écritures sacrées n'est pas toujours ce qu'elles nous disent, leurs interprétations sont subjectives et souvent déformées par les hommes au travers des âges ; non, le plus passionnant est de comprendre pourquoi elles ont été écrites, sous l'impulsion de quel événement.

Et dans le cas de Tikkun Olamu ?

Cette écriture nous apprend qu'il y a de cela longtemps le monde aurait été dissocié en plusieurs morceaux et qu'il serait du devoir de chacun d'en retrouver les pièces afin de les rassembler. Ce n'est que lorsque l'homme aura accompli cette mission que le monde dans lequel il vit sera parfait.

Quel rapport entre cette légende et mon collier ?

Tout dépend de la signification que l'on donne au mot « monde ». Mais imaginez un instant que votre pendentif soit l'un des fragments de ce monde ?

Keira regarda fixement le professeur.

Cet ami, mort cette nuit, venait m'ordonner de ne rien vous révéler, et probablement cherchait-il aussi un moyen de vous dérober votre pendentif.

Vous suggérez qu'il a été assassiné ?

Keira, que vous décidiez ou non d'accorder de l'importance à cet objet, je vous supplie d'y veiller avec beaucoup d'attention. Il n'est pas impossible que l'on essaie de vous le prendre.

Qui ça, « on » ?

Cela n'a aucune importance. Concentrez-vous sur ce que je suis en train de vous dire.

Mais je ne comprends rien à ce que vous me dites, Ivory. Cette pierre, enfin ce pendentif, je l'ai depuis deux ans et personne n'y portait le moindre intérêt. Alors pourquoi maintenant ?

Parce que j'ai commis une imprudence, un péché d'orgueil... pour leur prouver que j'avais raison.

Raison sur quoi ?

Je vous ai confié qu'il en existait un presque semblable au vôtre, je suis convaincu que ce n'est pas le seul. Personne n'a jamais voulu me croire et l'apparition de votre pendentif fut, pour le vieillard que je suis, une trop belle occasion de prouver que j'avais raison.

Soit, admettons qu'il existe plusieurs objets comme le mien et qu'ils aient un quelconque lien avec votre légende invraisemblable, qu'est-ce que cela peut bien faire ?

C'est à vous d'en décider, à vous de chercher. Vous êtes jeune, vous aurez peut-être le temps de trouver.

Trouver quoi, Ivory ?

Selon vous, que pourrait bien être un monde parfait ?

Je ne sais pas, un monde libre ?

C'est une excellente réponse ma chère Keira. Trouvez ce qui empêche les hommes d'accéder à la liberté, cherchez ce qui est la cause de toutes les guerres, alors vous finirez peutêtre par comprendre.

Le vieux professeur se leva et laissa quelques billets sur la table.

Vous partez ? demanda Keira stupéfaite.

Un déjeuner vous attend, je vous ai dit tout ce que je savais. Il faut que je prépare ma valise, j'ai un avion ce soir. J'ai été sincèrement enchanté de faire votre connaissance. Vous avez beaucoup plus de talent que vous ne le supposez. Je vous souhaite une longue et heureuse route ; plus encore, je vous souhaite d'être heureuse. Finalement, le bonheur, n'est-ce pas ce après quoi nous courons tous sans être jamais vraiment capables de le reconnaître ?

Le vieux professeur quitta la salle et adressa un dernier signe de la main à Keira. La serveuse encaissa l'addition qu'Ivory avait réglée.

Je crois que ceci est à vous, dit la jeune femme en tendant à Keira un petit mot qui se trouvait sous la coupelle.

Keira sursauta et déplia le bout de papier.

Je sais que vous ne renoncerez pas, j'aurais aimé vous accompagner dans cette aventure, avec le temps j'aurais pu vous prouver que j'étais un ami. Je serai toujours près de vous. Votre dévoué, Ivory.

En sortant rue de Rivoli, Keira ne prêta aucune attention à la grosse cylindrée garée devant les grilles du jardin des Tuileries, juste en face du salon de thé, pas plus qu'au motard qui la visait dans la mire de son objectif, elle était bien trop loin pour entendre le moteur de l'appareil photo qui la mitraillait. À cinquante mètres de là, Ivory, installé à l'arrière d'un taxi, sourit et dit au chauffeur qu'il pouvait maintenant démarrer.

*

**