
Marc Levy - Le Premier jour [WwW.vosBooks.NeT] / Marc Levy - Le Premier jour
.pdfGPS et entrai les coordonnées qu'Erwan et Martyn m'avaient fournies.
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Londres
13° 26' 50'' N, 94° 15' 52'' E.
Sir Ashton replia la feuille de papier que lui avait remis son assistant.
–Qu'est-ce que cela veut dire ?
–Je ne sais pas, monsieur, et je dois vous avouer que c'est à n'y rien comprendre. Leur véhicule est garé dans une rue de Lingbao, au nord de la Chine et il n'en a pas bougé depuis hier matin. Ils ont simplement entré ces coordonnées dans le GPS de bord, mais je doute fort qu'ils rejoignent cette destination par la route.
–Et pourquoi donc ?
–Parce que cela les conduirait sur une petite île située au milieu de la mer d'Andaman ; même avec un 4 × 4, il n'est pas facile d'y accéder en voiture.
–Qu'est-ce qu'elle a de particulier cette île ?
–Justement rien, monsieur, il ne s'agit que d'un minuscule îlot volcanique. À part quelques oiseaux, il est totalement inhabité.
–Et ce volcan est en activité ?
–Non, monsieur, il n'a connu aucune éruption depuis plus de quatre mille ans.
–Ont-ils quitté la Chine pour se rendre sur cet îlot de malheur ?
–Non, pas encore, monsieur, nous avons vérifié auprès de toutes les compagnies aériennes, aucune trace d'eux ; de plus, d'après le mouchard que nous avons placé dans la montre de l'astrophysicien, ils sont toujours dans le centre-ville de Lingbao.
Sir Ashton repoussa son fauteuil et se leva.
–La plaisanterie a assez duré ! Réservez-moi une place sur le premier vol pour Pékin. Qu'une voiture et deux hommes m'attendent à l'arrivée. Il est grand temps de mettre un terme à tout cela avant qu'il ne soit trop tard.
Sir Ashton prit son chéquier dans le tiroir de son bureau et sortit un stylo de la poche de son veston.
–Vous réglerez mon billet avec votre propre carte de crédit, je vous laisse inscrire sur ce chèque la somme qu'il faudra pour vous rembourser. Je préfère que l'on ne sache pas où je me rends. Si l'on cherche à me joindre, notez le message, dites que je suis souffrant et que je me repose chez des amis à la campagne.
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Île du Puits de l'enfer
J'avais calculé que la nuit tomberait dans quatre heures. Je préférais ne pas reprendre la mer dans l'obscurité, ce qui ne nous laissait pas beaucoup de temps devant nous. Keira fut la première à gagner le sommet.
– Dépêche-toi, c'est magnifique, me dit-elle.
Je pressai le pas pour la rejoindre. Elle n'avait pas exagéré, une végétation luxuriante recouvrait le cratère. Un toucan que nous avions dérangé s'éleva dans les airs. Je vérifiai mon appareil de navigation, sa précision était de l'ordre de cinq mètres. Le point qui clignotait approchait du centre de l'écran, nous n'étions plus très loin du but.
Je regardai le paysage en contrebas et découvris que je pouvais me passer du GPS emprunté à notre pilote. Au beau milieu du volcan, on distinguait une petite parcelle de terre, où les herbes n'avaient pas poussé.
Keira s'y précipita. Je n'eus pas le droit d'approcher.
Agenouillée, elle grattait la terre. Elle prit une pierre saillante, traça un carré et commença de creuser ; ses doigts retournèrent la poussière, encore et encore.
Une heure s'était écoulée, sans que jamais Keira ait cessé de creuser. Un petit monticule s'était formé à ses côtés. Elle était épuisée, son front ruisselait de sueur, je voulais prendre la relève mais elle m'ordonna de rester à distance ; et puis, soudain, elle cria mon nom de toutes ses forces.
Dans ses mains brillait un fragment d'une matière aussi lisse et dure que l'ébène, sa forme presque triangulaire en empruntait la teinte. Keira ôta le collier qu'elle portait autour du cou, elle approcha son pendentif et les deux morceaux s'attirèrent avant de s'unir pour n'en former plus qu'un.
Aussitôt joints, ils changèrent de couleur. Du noir de l'ébène, elle vira au bleu de la nuit. Soudain se mirent à scintiller à la surface des fragments réunis des millions de points, des millions d'étoiles, telles qu'elles apparaissaient dans le ciel, il y a quatre cents millions d'années.
Je sentais sous mes doigts la chaleur de l'objet. Les points brillaient de plus en plus et, parmi eux, un plus que les autres. Était-ce l'étoile du premier jour, celle que je guettais depuis l'enfance, celle que j'étais parti chercher en m'exilant sur les hauts plateaux chiliens ?
Keira posa délicatement l'objet sur le sol. Elle me serra dans ses bras et m'embrassa. Il faisait encore plein jour, et pourtant, à nos pieds, brillait la plus belle nuit que nous ayons jamais vue.
Il ne fut pas facile de séparer à nouveau les fragments. Nous avions beau tirer de toutes nos forces chacun sur un morceau, rien n'y faisait.
Puis le scintillement baissa d'intensité et disparut. Cette fois, il suffit d'un léger effort pour les dissocier. Keira remit son collier autour du cou, et moi l'autre morceau dans le fond de ma poche.
Nous nous regardions l'un l'autre, chacun se demandant ce qui se produirait, si un jour nous
réussissions à réunir les cinq fragments.
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Lingbao, Chine
Le Lisunov se posa sur la piste et roula jusqu'à son hangar. Le pilote aida Keira à descendre de l'appareil. Je lui remis mes derniers dollars et le remerciai de nous avoir ramenés sains et saufs. Notre agent de voyages nous attendait avec sa motocyclette. Il nous déposa à notre voiture, et nous demanda si nous étions contents de notre voyage. Je lui promis que je ne manquerais pas de recommander son agence. Ravi, il se courba gracieusement pour nous saluer et retourna vers sa boutique.
– Tu as encore la force de conduire ? me demanda Keira en bâillant.
Je n'osai pas lui avouer que je m'étais assoupi alors que nous survolions le Laos. Je tournai la clé de contact et le moteur du 4 × 4 démarra.
Il nous fallait aller chercher les affaires que nous avions laissées au monastère. Nous en profiterions pour remercier le moine de son accueil. Nous passerions une dernière nuit là-bas et repartirions vers Pékin dès le lendemain. Nous voulions rentrer à Londres au plus vite, impatients de voir l'image que le nouveau fragment projetterait une fois exposé à la lumière d'un laser. Quelles constellations allions-nous découvrir ?
Alors que nous roulions le long de la Rivière Jaune, je réfléchissais à toutes les vérités que cet étrange objet nous révélerait. J'avais bien quelques idées en tête, mais avant d'en faire part à Keira je préférais attendre d'être à Londres et constater le phénomène de mes propres yeux.
–Dès demain, j'appelle Walter, dis-je à Keira. Il sera aussi excité que nous.
–Il faudra que je pense à appeler Jeanne, me répondit-elle.
–Quelle est la plus longue période où tu es restée sans lui donner de nouvelles ?
–Trois mois ! avoua Keira.
Une grosse berline nous collait au train. Son conducteur avait beau me faire des appels de phares pour que je le laisse me doubler, la route en lacet était trop étroite. D'un côté la paroi de la montagne, de l'autre le lit de la Rivière Jaune, je lui fis un signe de la main, je me rabattrais pour le laisser passer dès que cela serait possible.
–Ce n'est pas parce que l'on n'appelle pas quelqu'un, qu'on ne pense pas pour autant à cette personne, reprit Keira.
–Alors pourquoi ne pas l'appeler ? lui demandai-je.
–Parfois, la distance empêche de trouver les mots justes.
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Paris
Ivory aimait ce moment de la semaine où il se rendait au marché place d'Aligre. Il y connaissait chacun des commerçants, Annie la boulangère, Marcel le fromager, Étienne le boucher, M. Gérard, ce quincaillier qui, depuis vingt ans, avait toujours sur son étal une nouveauté sensationnelle. Ivory aimait Paris, l'île où il vivait au milieu de la Seine, et le marché, place d'Aligre, avec sa structure en forme de coque de bateau à l'envers.
En rentrant chez lui, il posa son cabas sur la table de la cuisine, rangea méticuleusement ses maigres courses et gagna son salon en croquant une carotte. Le téléphone sonna.
–Je voulais partager avec vous une information qui me contrarie, dit Vackeers. Ivory reposa la carotte sur la table basse et écouta son partenaire d'échecs.
–Nous avons eu une réunion ce matin, nos deux scientifiques intriguent beaucoup la communauté. Ils se trouvent à Lingbao, une petite ville en Chine, ils n'en ont pas bougé depuis plusieurs jours. Personne ne comprend ce qu'ils sont allés faire là-bas, mais ils ont rentré dans leur GPS des coordonnées pour le moins étrange.
–Lesquelles ? demanda Ivory.
–Une petite île sans grand intérêt, au milieu de la mer d'Andaman.
–Y a-t-il un volcan sur cette île ? demanda Ivory.
–Oui, en effet, comment le savez-vous ?
Ivory ne répondit pas.
–Qu'est-ce qui vous contrarie, Vackeers ?
–Sir Ashton s'est fait porter malade, il n'a pas assisté à la réunion. Je ne suis pas le seul que cela inquiète, personne n'est dupe de son hostilité à l'encontre de la motion votée par notre assemblée.
–Avez-vous des raisons de penser qu'il soit plus informé que nous ?
–Sir Ashton a beaucoup d'amis en Chine, répondit Vackeers.
–Lingbao, vous avez dit ?
Ivory remercia Vackeers de son appel. Il retourna s'appuyer au balcon et resta là quelques instants à réfléchir. Le repas qu'il voulait se préparer devrait attendre. Il se rendit dans sa chambre et s'assit derrière l'écran de son ordinateur. Il réserva une place à bord d'un vol qui partait pour Pékin à 19 heures et une correspondance pour Xi'an. Puis il prépara un sac de voyage et appela un taxi.
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Route de Xi'an
– Tu devrais le laisser nous doubler.
Je partageais l'avis de Keira, mais la voiture qui nous suivait roulait trop vite pour que je freine et la route était toujours trop étroite pour qu'elle puisse passer. Le conducteur impatient devrait attendre encore un peu, je décidai d'ignorer ses coups de klaxon. À la sortie d'un virage, alors que la route grimpait, il se rapprocha dangereusement et je vis la calandre de la berline grossir dans mon rétroviseur.
–Mets ta ceinture, dis-je à Keira, ce con va finir par nous envoyer dans le ravin.
–Ralentis, Adrian, je t'en supplie.
–Je ne peux pas ralentir, il nous colle au train !
Keira se retourna et regarda par la lunette arrière.
– Ils sont malades de rouler comme ça !
Les pneus crissèrent et le 4 × 4 fit une embardée. Je réussis à contrôler la direction et appuyai sur l'accélérateur pour semer ces dingues.
–Ce n'est pas possible, ils en ont après nous, dit Keira, le type au volant vient de me faire un geste assez malsain.
–Arrête de les regarder et accroche-toi. Tu es attachée ?
–Oui.
Ma ceinture n'était pas bouclée mais il m'était impossible de lâcher le volant.
Nous ressentîmes un choc violent qui nous projeta en avant. Nos poursuivants jouaient aux autos tamponneuses, les roues arrière de la voiture chassèrent de côté et la paroi de la montagne griffa la portière de Keira. Elle serrait si fort la dragonne que ses phalanges en devenait blanches. Le 4 × 4 s'accrochait tant bien que mal à la route, nous étions ballotés à chaque virage. Un nouveau coup de bélier nous poussa de travers, la voiture qui nous poursuivait s'éloigna enfin dans le rétroviseur, mais à peine avais-je réussi miraculeusement à nous remettre dans l'axe de la route, que la berline se rapprochait. Le salaud regagnait du terrain. L'aiguille de mon compteur approchait les soixante-dix miles, une vitesse intenable sur une route de montagne aussi sinueuse. Jamais nous n'arriverions à passer le prochain tournant.
– Freine, Adrian, je t'en supplie.
Le troisième coup fut encore plus violent, l'aile droite mordit la roche, le phare éclata sous l'impact. Keira s'enfonça dans son fauteuil. Le 4 × 4 se mit en travers et partit en tête à queue. Je vis le parapet exploser quand nous le percutâmes ; un instant j'eus l'impression que nous nous soulevions de terre, que nous étions immobiles, suspendus dans les airs, et puis les roues avant plongèrent dans le précipice. Un premier tonneau nous renversa sur le toit, la voiture glissait le long de la pente vers la rivière. On heurta un rocher, un nouveau tonneau nous reposa sur les roues, le toit s'était enfoncé et la glissade vers l'abîme continuait sans que je ne puisse plus rien y faire. Le tronc d'un pin se rapprochait à toute vitesse, le 4 × 4 repartit de travers, évitant l'arbre de justesse ; rien ne semblait pouvoir nous arrêter. Nous filions vers un talus, la calandre s'éleva
vers le ciel, la voiture fit un vol plané et j'entendis un énorme bruit sourd, suivi d'une violente secousse. Le 4 × 4 venait de plonger dans les eaux de la Rivière Jaune.
Je me tournai aussitôt vers Keira, elle avait une vilaine entaille au front, elle saignait, mais elle était consciente. La voiture flottait, cela ne durerait pas, l'eau submergeait déjà le capot.
–Il faut sortir d'ici, criai-je à Keira.
–Je suis coincée, Adrian.
Sous le choc, le siège passager était sorti de ses rails, la poignée de sa ceinture était inaccessible. Je tirai dessus de toutes mes forces mais rien n'y faisait. J'avais dû me briser les côtes, chaque fois que je respirais, une violente douleur irradiait dans ma poitrine, j'avais un mal de chien, mais l'eau montait et il fallait libérer Keira de son étau.
L'eau montait toujours, nous la sentions à nos pieds, le pare-brise commençait à disparaître.
– Barre-toi, Adrian, barre-toi tant qu'il est temps.
Je me retournai pour trouver de quoi déchirer cette maudite ceinture. La douleur fut fulgurante, j'avais le souffle court, mais je ne renoncerais pas. Je me penchai sur les genoux de Keira pour essayer d'ouvrir la boîte à gants. Elle posa sa main sur ma nuque et caressa mes cheveux.
–Je ne sens plus mes jambes, tu ne pourras pas me sortir d'ici, murmura-t-elle, maintenant il faut que tu t'en ailles.
J'ai pris sa tête entre mes mains et nous nous sommes embrassés. Je n'oublierais jamais le goût de ce baiser.
Keira a regardé son pendentif et elle a souri.
–Prends-le, m'a-t-elle dit. On ne s'est pas donné tout ce mal pour rien.
J'ai refusé qu'elle l'ôte de son cou, je ne partirais pas, je resterais ici avec elle.
– J'aurais voulu revoir Harry une dernière fois, dit-elle.
L'eau continuait d'envahir l'habitacle, le courant nous entraînait lentement.
–Dans cette salle d'examens, je ne trichais pas, me dit-elle. Je voulais juste attirer ton attention, parce que tu me plaisais déjà. À Londres, j'ai fait demi-tour au bout de ta rue ; si un taxi n'était pas passé par là, je serais revenue me coucher près de toi ; mais j'ai eu peur, peur d'être déjà trop amoureuse, parce que, tu sais, j'étais déjà bien trop amoureuse de toi.
Nous nous sommes serrés dans les bras l'un de l'autre. La voiture continuait de s'enfoncer. La lumière du jour finit par disparaître. L'eau nous recouvrait maintenant jusqu'aux épaules. Keira frissonnait, la peur avait fait place à la tristesse.
–Tu m'avais promis une liste, il faut te dépêcher de me la dire maintenant.
–Je t'aime.
–Alors c'est une jolie liste, tu ne pouvais pas en trouver de plus belle.
Je resterai avec toi mon amour, jusqu'au bout je suis resté avec toi, et encore après. Je ne t'ai jamais quittée. Je t'ai embrassée alors que les eaux de la Rivière Jaune nous submergeaient, et t'ai donné mon dernier souffle. Cet air dans mes poumons était ton air. Tu as fermé les yeux quand l'eau a recouvert nos visages ; j'ai gardé les miens ouverts jusqu'au tout dernier instant. J'étais parti chercher des réponses à mes questions d'enfant au plus profond de l'Univers, vers les étoiles les plus lointaines, et tu étais là, juste à coté de moi. Tu as souri, tes bras se sont agrippés à mes épaules et je n'ai plus senti aucune douleur, mon amour. Ton étreinte s'est défaite, et ce furent là mes derniers instants de toi, mes derniers souvenirs, mon amour, j'ai perdu connaissance en te perdant.
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Hydra
Je noircis les pages de ce cahier depuis Hydra, assis sur cette terrasse, d'où je regarde souvent la mer.
J'ai repris conscience dans un hôpital de Xi'an, cinq jours après l'accident. Des pêcheurs, m'a- t-on dit, m'ont sauvé la vie en me sortant in extremis du 4 × 4 qu'ils avaient vu plonger dans la rivière. La voiture a dérivé ; le corps de Keira n'a pas été retrouvé. C'était il y a trois mois. Pas un jour ne passe sans que je pense à elle. Pas une nuit mes yeux ne se ferment sans qu'elle dorme à mes côtés. Je n'ai jamais connu pareille douleur que celle de son absence. Ma mère ne s'inquiète plus de rien, comme si elle devinait qu'il ne fallait plus rien ajouter au chagrin qui avait envahi notre maison. Le soir, nous dînons ensemble sur cette terrasse d'où j'écris. J'écris, car c'est le seul moyen qui me reste de faire revivre Keira. J'écris parce que chaque fois que je parle d'elle, elle est là, comme une ombre fidèle. Je ne sentirai plus jamais l'odeur de sa peau quand elle dormait collée à moi, je n'entendrai plus ses éclats de rire quand elle riait de mes maladresses, je ne la verrai plus fouiller la terre à la recherche d'un trésor, ni jamais plus manger ces friandises qu'elle avalait comme si on allait les lui confisquer, mais j'ai mille souvenirs d'elle et mille souvenirs de nous. Il me suffit de fermer les paupières pour qu'elle réapparaisse.
De temps à autre, tante Elena vient nous rendre visite. La maison est plutôt vide et les voisins se font discrets. Quelquefois, Kalibanos passe sur le chemin qui longe la propriété, pour voir son âne, dit-il, mais je sais que ce n'est pas vrai. Nous nous asseyons sur un banc et ensemble nous regardons la mer. Lui aussi a aimé, c'était il y a longtemps. Ce n'est pas une rivière de Chine qui a emporté sa femme, juste une maladie, mais la douleur que nous partageons est la même et j'entends dans ses silences qu'il l'aime encore.
Demain Walter arrivera de Londres, il m'appelle chaque semaine depuis que je suis ici. Je n'ai pas pu retourner à Londres. Marcher dans ma ruelle où les pas de Keira résonnent encore, pousser la porte de la maison, celle de la chambre où nous avons dormi, est au-dessus de mes forces. Keira avait raison, le plus petit détail réveille la douleur.
Keira était une femme éblouissante, décidée, parfois têtue, elle dévorait la vie avec un appétit sans pareil. Elle aimait son métier et respectait ceux qui travaillaient avec elle. Elle avait un instinct infaillible et une très grande humilité. Elle a été mon amie, mon amante, la femme que j'ai aimée. J'ai compté les jours que nous avons passés ensemble, même s'ils sont peu nombreux, je sais qu'ils suffiront à remplir le reste de ma vie, je voudrais maintenant que le temps passe très vite.
Lorsque vient la nuit, je regarde le ciel et je le vois différemment. Peut-être qu'une nouvelle étoile est née dans une constellation lointaine. Je repartirai un jour à Atacama et je la trouverai dans la lentille de ce grand télescope, où qu'elle soit dans l'immensité du ciel je la trouverai et lui donnerai son nom.
Je t'écrirai cette liste mon amour, mais plus tard, car, pour cela, il me faudra ma vie entière.
Walter est arrivé par la navette de midi. Je suis allé le chercher au port. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et nous avons pleuré comme deux gamins. Tante Elena était sur le pas de la porte de son magasin, et, quand le cafetier d'à côté lui a demandé ce que nous avions tous deux, elle lui a répondu d'aller s'occuper de sa clientèle, même si la terrasse du café était déserte.
Walter n'avait rien oublié de la façon de monter sur un âne. En route, il n'est tombé que deux fois, et la première, ce n'était pas vraiment de sa faute ; quand nous sommes arrivés, maman l'a accueilli comme si un second fils entrait dans sa maison. Elle lui a soufflé à l'oreille, croyant que je n'entendais pas, qu'il aurait quand même pu lui dire plus tôt. Walter lui a demandé de quoi elle parlait. Elle a haussé les épaules et murmuré le prénom de Keira.
Walter est un drôle de bonhomme. Tante Elena est venue se joindre à notre table, au cours du dîner, il l'a tellement fait rire que j'ai fini par en sourire. Ce sourire-là a ravivé les couleurs de la vie sur le visage de ma mère. Elle s'est levée, sous prétexte de débarrasser la table et, en passant à ma hauteur, elle a caressé ma joue.
Le lendemain matin, et pour la première fois depuis la mort de mon père, elle m'a parlé de son chagrin. Elle aussi n'a pas fini d'écrire sa liste. Et puis, elle m'a dit cette phrase que je n'oublierai jamais. Perdre quelqu'un qu'on a aimé est terrible, mais le pire serait de ne pas l'avoir rencontré.
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