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Marc Levy - Le Premier jour [WwW.vosBooks.NeT] / Marc Levy - Le Premier jour

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Et comment retrouver ce document ? La Bibliothèque nationale est immense.

Je suis certain de l'avoir consulté dans les locaux de Francfort, il m'est arrivé plusieurs fois de me rendre à l'établissement de Munich et à celui de Leipzig, mais je suis sûr qu'en ce qui concerne ce manuscrit, c'était bien à Francfort. D'ailleurs, maintenant cela me revient, il se trouvait dans un codex, mais lequel ? Tout cela remonte à une dizaine d'années. Il faudrait vraiment que je range mes affaires. Je vais m'y atteler dès ce soir et, si je découvre quelque chose, je vous appellerai aussitôt.

Après que le conservateur nous eut laissés, Keira et moi décidâmes de rentrer à pied. La vieille ville de Nebra ne manquait pas de charme et une promenade nous aiderait à digérer ce repas trop copieux.

Je suis désolé, je crois que je t'ai entraînée dans une aventure qui n'a ni queue ni tête.

Tu plaisantes, j'espère, me répondit Keira. Tu ne vas pas te dégonfler quand ça commence

àdevenir intéressant ? Je ne sais pas quels sont tes plans pour demain matin, mais moi je vais à Francfort.

Nous traversions tranquillement une petite place avec une ravissante fontaine en son centre quand surgit une voiture aux phares aveuglants.

Merde, ce con fonce droit sur nous ! hurlai-je à Keira.

J'eus tout juste le temps de la pousser dans le renfoncement d'une porte cochère, le bolide me frôla et dérapa au milieu de la place avant de filer par la grande rue. Si ce dingue avait voulu nous ficher la trouille de notre vie, il avait réussi son coup. Je n'avais même pas eu le temps de relever sa plaque d'immatriculation. J'aidai Keira à se redresser, elle me regarda stupéfaite ; avait-elle rêvé ou ce type avait-il délibérément tenté de nous écraser ? Je dois dire que sa question me laissa perplexe.

Je lui proposai de l'emmener boire un remontant. Elle avait eu son compte d'émotions et préférait rentrer à l'hôtel. En arrivant à notre étage, je fus étonné de trouver le palier plongé dans l'obscurité. Qu'une ampoule ait rendu l'âme passe encore, mais le couloir tout entier... Cette fois, ce fut Keira qui eut la présence d'esprit de me retenir.

N'y va pas.

Notre chambre est au bout de ce couloir, nous n'avons pas vraiment le choix.

Descends avec moi à la réception, ne joue pas au héros maintenant, il y a quelque chose qui cloche, je le sens.

Les plombs ont sauté, voilà ce qui cloche !

Mais je sentais Keira inquiète et nous sommes redescendus.

Le réceptionniste s'excusa et s'excusa encore, cela ne s'était jamais produit. C'était d'autant plus étrange que l'étage et le rez-de-chaussée dépendaient du même fusible et visiblement, ici, tout était éclairé. Il attrapa une lampe de poche, nous demanda d'attendre dans le hall et promit de revenir dès qu'il aurait réparé la panne.

Keira m'entraîna vers le bar, finalement, un petit schnaps lui permettrait peut-être de trouver le sommeil.

Cela faisait déjà vingt minutes que notre réceptionniste était parti.

Reste ici, je vais voir ce qui se passe et, si je ne suis pas de retour dans cinq minutes, appelle la police.

Je viens avec toi.

Non, tu restes ici, Keira, pour une fois tu m'écoutes, ou un de ces jours, je vais vraiment finir par ouvrir la portière. Et ne dis rien, je me comprends très bien !

Je me sentais coupable d'avoir laissé ce concierge partir seul, alors que Keira avait pressenti un danger auquel je n'avais pas cru. J'ai grimpé l'escalier à l'affût du moindre bruit qui trahirait une présence ; j'ai appelé par tous les prénoms allemands que je connaissais, avancé à tâtons dans l'obscurité du couloir et j'ai d'abord trouvé la lampe de poche, en marchant dessus, et puis notre réceptionniste allongé sur le sol. Sa tête baignait dans une flaque de sang s'égouttant d'une

méchante plaie au crâne. La porte de notre chambre était ouverte, la fenêtre aussi. Nos bagages avaient été vidés, toutes nos affaires étaient éparpillées. Mais à part un peu de mon amourpropre, on ne nous avait rien dérobé.

L'officier de police relut ma déclaration ; je n'avais rien d'autre à ajouter. J'ai apposé ma signature au bas du document, Keira a fait de même et nous avons quitté le commissariat.

L'hôtelier nous avait aidés à nous reloger dans un autre établissement de la ville. Ni elle ni moi n'arrivions à nous endormir. La violence de cet épisode nous avait rapprochés. Cette nuit-là, dans le lit où nous nous blottissions dans les bras l'un de l'autre, Keira rompit sa promesse, nous nous sommes embrassés.

Ce n'était pas à proprement parler le contexte romantique dont j'avais rêvé, mais l'inattendu révèle parfois des trésors inespérés ; en s'endormant, Keira prit ma main dans la sienne et ce geste de tendresse était plus irrésistible qu'un baiser.

Le lendemain matin, nous prenions un petit déjeuner à la terrasse d'une brasserie.

Il faut que je te confie quelque chose. Ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive de vivre une mésaventure comme celle d'hier. J'en viens à me demander si la porte de notre chambre a été forcée par un simple cambrioleur et je m'interroge aussi sur ce chauffard qui a failli nous écraser.

Keira a posé son croissant, elle m'a fixé du regard et j'ai pu lire dans ses yeux autre chose que de l'étonnement.

Tu sous-entends que quelqu'un en a après nous ?

En tout cas, après ton pendentif ; avant que je m'intéresse à lui, ma vie était plus calme... à part une crise d'hypoxie en haute altitude.

Et je fis le récit à Keira de ce qui nous était arrivé à Walter et à moi à Héraklion, la façon dont ce professeur avait voulu s'emparer de son collier, comment Walter l'en avait dissuadé et la course-poursuite qui s'était ensuivie.

Keira s'est moquée de moi, elle a éclaté de rire et, pourtant, je ne voyais rien de drôle dans ce que je venais de lui raconter.

Vous avez cassé la figure à un type parce qu'il voulait garder mon collier quelques heures pour l'étudier, vous avez assommé et menotté un agent de sécurité, vous vous êtes barrés comme des voleurs et vous pensiez être au cœur d'une conspiration ?

Je crois que Keira se moquait également de Walter, ça ne me réconfortait pas plus que cela, mais un peu tout de même.

Et pendant que tu y es, la mort du vieux chef mursi n'était pas non plus un accident ?

Je n'ai rien répondu.

Tu divagues. Comment aurait-on su où nous étions ? reprit-elle.

Je n'en sais rien, je ne veux rien exagérer, mais je pense que nous devrions être un peu plus sur nos gardes.

Le conservateur du musée nous aperçut de loin, il se précipita vers nous. Nous l'invitâmes à s'asseoir.

J'ai appris, dit-il, la terrible mésaventure qui vous est arrivée cette nuit. C'est épouvantable, la drogue fait des ravages en Allemagne. Pour le prix d'une dose d'héroïne, les jeunes sont prêts à commettre n'importe quel crime. Nous avons eu plusieurs vols à l'arraché, quelques chambres d'hôtels cambriolées, comme en connaissent tous les lieux où affluent les touristes, mais jusque-là jamais de violences.

C'était peut-être un vieux qui voulait sa dose, les vieux sont plus méchants, répondit Keira d'un ton sec.

Je lui donnai un discret coup de genou sous la table.

Pourquoi toujours tout mettre sur le dos des jeunes ? reprit-elle.

Parce que les personnes âgées sautent plus difficilement par la fenêtre du premier étage

d'un hôtel pour prendre la fuite, répondit le conservateur du musée.

Vous couriez gaillardement tout à l'heure et vous n'êtes pas un perdreau de l'année, répliqua Keira, plus entêtée que jamais.

Je ne pense pas que monsieur le conservateur du musée soit venu visiter notre chambre hier soir, dis-je en ricanant pour sauver la situation.

Ce n'est pas non plus ce que je suggérais, répondit Keira.

Je crains d'avoir perdu le fil de la conversation, intervint le conservateur. Malgré tous ces tracas, j'ai quand même deux bonnes nouvelles. La première est que le réceptionniste est hors de danger. La seconde, c'est que j'ai retrouvé la cote du codex à la Bibliothèque nationale. Cela me travaillait, j'ai passé une bonne partie de la nuit à ouvrir boîtes et cartons et j'ai fini par mettre la main sur un petit carnet où j'indexais toutes les documentations que je consultais dans le temps. Une fois à la bibliothèque, vous demanderez la référence suivante, dit-il en nous tendant un petit bout de papier. Ce genre d'ouvrage est trop ancien et bien trop fragile pour être accessible au grand public, mais vos qualités professionnelles vous y donneront accès. Je me suis permis d'adresser une télécopie à ma consœur, conservatrice de la bibliothèque de Francfort, vous y serez bien accueillis.

Nous avons remercié notre hôte de tout le mal qu'il s'était donné et nous avons quitté Nebra, laissant derrière nous de bons et de mauvais souvenirs.

Keira fut peu diserte pendant le trajet. De mon côté, je pensais à Walter, espérant qu'il répondrait au courriel que je lui avais adressé. Nous sommes arrivés en fin de matinée à la Bibliothèque nationale.

Le bâtiment de facture récente s'élevait sur deux niveaux. À l'arrière, la façade en verre bordait un grand jardin. Nous nous sommes présentés à l'accueil et, quelques instants plus tard, une femme en tailleur strict vint à notre rencontre. Elle se présenta sous le nom d'Helena Weisbeck et nous invita à la suivre jusqu'à son bureau. Elle nous y offrit du café et des biscuits secs. Nous n'avions pas pris le temps de déjeuner, Keira les dévora.

Décidément ce codex commence à m'intriguer, il y a des années que personne ne s'y était intéressé et voilà qu'aujourd'hui vous êtes les seconds à vouloir le consulter.

Quelqu'un d'autre est venu vous rendre visite ? demanda Keira.

Non, mais j'ai reçu une demande par courrier électronique ce matin. Le livre en question ne se trouve plus ici, il est archivé à Berlin. Nous n'avons entre ces murs que des documents plus récents. Mais ces textes, ainsi que bien d'autres ouvrages, ont été numérisés afin d'assurer leur pérennité. Vous auriez pu vous aussi m'en faire la demande par courriel, je vous aurais transmis une copie des pages qui vous intéressent.

Puis-je savoir qui a fait une demande similaire à la nôtre ?

Elle émanait de la direction générale d'une université étrangère, je ne peux pas vous en dire plus, je me suis contentée de signer l'autorisation. C'est ma secrétaire qui a traité la requête et elle est partie déjeuner.

Vous ne vous souvenez pas de quel pays dépendait cette université ?

La Hollande, me semble-t-il, oui, je crois bien qu'il s'agissait de l'université d'Amsterdam. En tout cas, elle émanait d'un professeur, mais je ne me souviens pas de son nom, je signe tellement de papiers chaque jour, nos sociétés deviennent de véritables hydres administratives.

La conservatrice nous tendit une enveloppe en kraft, à l'intérieur se trouvait un fac-similé en couleurs du document que nous recherchions. Le manuscrit était bien rédigé en langage guèze ; Keira l'étudia avec la plus grande attention. La conservatrice toussota et nous indiqua que l'exemplaire qu'elle venait de nous remettre était à nous. Nous pouvions en disposer comme bon nous semblait. Nous l'avons remerciée avant de quitter les lieux.

De l'autre côté de la rue se trouvait un immense cimetière, il me rappelait celui d'Old Brompton, à Londres, où j'allais souvent me promener. Ce n'est pas qu'un cimetière, c'est aussi un

très joli parc boisé, un paysage inattendu et paisible au milieu d'une grande métropole.

Nous sommes allés nous asseoir sur un banc ; un ange d'albâtre perché sur son piédestal semblait nous épier. Keira lui fit un petit signe de la main et se pencha sur le texte. Elle compara les signes avec la traduction anglaise assez sommaire qui l'accompagnait. Le texte avait aussi été traduit en grec, en arabe, en portugais et en espagnol, mais ce que nous lisions en anglais comme en français n'avait aucun sens :

Sous les trigones étoilés, j'ai confié aux mages le disque des facultés, dissocié les parties qui conjuguent les colonies.

Qu'ils y restent celés sous les piliers de l'abondance. Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'un est gardienne du prélude.

Que l'homme ne l'éveille, à la jonction des temps imaginaires se dessine l'aboutissement de l'aire.

Nous voilà bien avancés ! dit Keira en remettant le document dans son enveloppe ; je ne sais absolument pas ce que cela veut dire et je suis incapable de le traduire moi-même. Où est-ce que le conservateur du musée de Nebra nous a dit avoir trouvé ce codex ?

Il ne nous l'a pas dit. Simplement qu'il remontait au cinquième ou sixième siècle avant notre ère. Et il nous a précisé que le manuscrit en question était lui-même une retranscription d'un texte encore plus ancien.

Alors nous sommes dans une belle impasse.

Tu n'as personne dans tes relations qui serait capable de jeter un œil à ce texte ?

Si, je connais quelqu'un qui pourrait nous aider, mais il habite Paris.

Keira avait dit cela sans grand enthousiasme, comme si cette perspective semblait la contrarier.

Adrian, je ne peux pas continuer ce voyage, je n'ai plus un centime et nous ne savons pas où nous allons, ni même pourquoi.

J'ai quelques économies de côté et je suis encore assez jeune pour ne pas avoir à me soucier de ma retraite. Nous partageons cette aventure, Paris n'est pas bien loin, nous pouvons même y aller en train si tu préfères.

Justement, Adrian, tu as dit partager et je n'ai plus les moyens de partager quoi que ce soit.

Faisons un pacte si tu veux. Imaginons que je mette la main sur un trésor, je te promets de déduire la moitié de nos frais de la part qui te reviendra.

Et si c'était moi qui le trouvais ton trésor, c'est quand même moi l'archéologue !

Alors, j'aurais gagné au change.

Keira finit par accepter que nous nous rendions à Paris.

*

**

1-Bibliothèque nationale allemande.

Amsterdam

La porte s'ouvrit brusquement. Vackeers sursauta et ouvrit d'un geste sec le tiroir de son bureau.

Tirez-moi dessus, pendant que vous y êtes ! Vous m'avez déjà planté un couteau dans le dos, nous ne sommes plus à cela près.

Ivory ! Vous auriez pu frapper, j'ai passé l'âge de vivre ce genre de frayeur, répondit Vackeers en repoussant son arme au fond du tiroir.

Vous avez drôlement vieilli, vos réflexes ne sont plus ce qu'ils étaient, mon pauvre.

Je ne sais pas ce qui vous met dans une telle colère, mais si vous commenciez par vous asseoir, nous pourrions peut-être avoir une explication décente entre personnes civilisées.

Arrêtez avec vos bonnes manières, Vackeers ; je pensais pouvoir vous faire confiance.

Si vous le pensiez vraiment, vous ne m'auriez pas fait suivre à Rome.

Je ne vous ai jamais fait suivre, je ne savais même pas que vous vous étiez rendu à Rome.

Vraiment ?

Vraiment.

Alors si ce n'était pas vous, c'est encore plus inquiétant.

On a essayé d'attenter à la vie de nos protégés et c'est inadmissible !

Tout de suite les grands mots ! Ivory, si l'un de nous avait voulu les tuer, ils seraient déjà morts, on a essayé de les intimider, tout au plus, il n'a jamais été question de les mettre en danger.

Mensonges !

Cette décision était stupide, je vous l'accorde, mais elle n'est pas de mon fait, et je m'y suis opposé. Lorenzo a pris de fâcheuses initiatives ces derniers jours. D'ailleurs, si cela peut vous consoler, je lui ai fait savoir combien nous étions en désaccord avec sa façon d'agir. C'est précisément pour cela que je me suis rendu à Rome. Il n'empêche que notre assemblée est très préoccupée par la tournure que prennent les événements. Il faut que vos protégés, comme vous les appelez, cessent de s'agiter à travers le monde. Nous n'avons eu aucun drame à déplorer jusqu'à présent, mais je redoute que nos amis n'en viennent à des moyens plus radicaux si les choses continuent ainsi.

Parce que la mort d'un vieux chef de tribu n'est pas un drame pour vous ? Mais dans quel monde vivez-vous ?

Dans un monde qu'ils pourraient mettre en danger.

Je croyais que personne n'accordait de crédit à mes théories ? Je vois que, finalement, même les imbéciles changent d'avis.

Si la communauté adhérait complètement à vos théories, il n'y aurait pas eu que l'émissaire de Lorenzo pour croiser le chemin de vos deux scientifiques. Le conseil ne veut courir aucun risque, si vous tenez tant que cela à vos deux chercheurs, je vous suggère vivement de les dissuader de poursuivre leur enquête.

Je ne vais pas vous mentir, Vackeers, nous avons passé de longues soirées à jouer ensemble aux échecs ; je gagnerai cette partie, seul contre tous s'il le faut. Prévenez la cellule qu'ils sont déjà mat. Qu'ils essaient une autre fois d'attenter à la vie de ces scientifiques, et ils perdront inutilement une pièce importante de leur jeu.

Laquelle ?

Vous, Vackeers.

Vous me flattez, Ivory.

Non, je n'ai jamais sous-estimé mes amis, c'est pour cela que je suis toujours en vie. Je rentre à Paris, inutile de me faire suivre.

Ivory se leva et quitta le bureau de Vackeers.

*

**

Paris

La ville avait bien changé depuis ma dernière visite. On y voyait des vélos partout, s'ils n'avaient pas été tous identiques, je me serais cru à Amsterdam. Voilà bien une étrangeté des Français, ils sont incapables d'unifier la couleur de leurs taxis, mais, pour les bicyclettes, ils ont tous acheté le même modèle. Décidément, je ne les comprendrai jamais.

C'est parce que tu es anglais, me répondit Keira, la poésie de mes concitoyens vous échappera toujours, à vous les Britanniques.

Je ne voyais pas beaucoup de poésie dans ces bicyclettes grises, mais il fallait reconnaître que la ville avait embelli ; si la circulation y était encore plus infernale que dans mes souvenirs, les trottoirs s'étaient élargis, les façades avaient blanchi, seuls les Parisiens semblaient ne pas avoir changé en vingt ans. Traversant au feu vert, se bousculant sans jamais s'excuser... L'idée de faire la queue leur semblait totalement étrangère. Gare de l'Est, nous nous étions fait doubler deux fois dans la file de taxis.

Paris est la plus belle ville du monde, reprit Keira, ça ne se discute pas, c'est un fait.

La première chose qu'elle voulut faire en arrivant fut de rendre visite à sa sœur. Elle me supplia de ne rien lui raconter de ce qui s'était passé en Éthiopie. Jeanne était de nature inquiète, surtout en ce qui concernait Keira, pas question donc de lui parler des tensions qui avaient obligé sa petite sœur à quitter momentanément la vallée de l'Omo ; Jeanne serait bien capable d'aller s'allonger dans la passerelle de l'avion pour empêcher Keira d'y retourner. Il fallait maintenant inventer une histoire pour justifier notre présence à Paris ; je lui proposai de dire qu'elle était venue me rendre visite ; Keira me répondit que sa sœur ne croirait jamais un tel bobard. J'ai fait comme si cela ne m'avait pas vexé et, pourtant, c'était le cas.

Elle passa un appel à Jeanne, se gardant bien de lui révéler que nous faisions route vers elle. Mais après que le taxi nous eut déposés au musée, Keira appela sa sœur depuis son portable et lui demanda d'aller à la fenêtre de son bureau voir si elle reconnaissait la personne qui lui faisait des signes dans le jardin. Jeanne descendit en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire et nous rejoignit à la table où nous avions pris place. Elle serra si fort sa sœur dans ses bras que je crus que Keira allait étouffer. J'aurais voulu à ce moment avoir un frère à qui j'aurais pu faire ce genre de surprise. Je pensai à Walter, à notre amitié naissante.

Jeanne m'inspecta de la tête aux pieds, elle me salua, je la saluai à mon tour. Elle me demanda, très intriguée, si j'étais anglais. Mon accent ne laissait planer aucun doute sur la question, mais par courtoisie je me sentis obligé de lui répondre que c'était bien le cas.

Vous êtes un Anglais d'Angleterre, donc ? demanda Jeanne.

Tout à fait, répondis-je prudemment.

Jeanne rougit presque.

Je voulais dire un Anglais d'Angleterre de Londres ?

Absolument.

Je vois, dit Jeanne.

Je ne résistai pas à l'envie de l'interroger sur ce qu'elle voyait exactement, et pourquoi ma réponse l'avait fait sourire ?

Je me demandais ce qui avait bien pu arracher Keira à sa maudite vallée, dit-elle, maintenant, je comprends mieux...

Keira me foudroya du regard. J'allais m'éclipser, elles devaient avoir des tas de choses à se dire, mais Jeanne insista pour que je reste en leur compagnie. Nous avons partagé un très agréable moment pendant lequel Jeanne ne cessa de m'interroger sur mon métier, ma vie en général, et je fus presque gêné qu'elle semblât s'intéresser plus à moi qu'à sa sœur. Keira finit d'ailleurs par en prendre ombrage.

Je peux vous laisser tous les deux si je dérange, je repasserai à Noël, dit-elle alors que Jeanne voulait savoir, pour je ne sais quelle raison, si j'avais accompagné Keira sur la tombe de leur père.

Nous ne sommes pas encore assez intimes, dis-je en taquinant un peu Keira.

Jeanne espérait que nous resterions la semaine entière, elle faisait déjà des projets de dîners, de week-end. Keira lui avoua que nous n'étions là que pour un jour ou deux, tout au plus. Lorsqu'elle nous demanda, déçue, où nous nous rendions, Keira et moi échangeâmes des regards confus, nous n'en avions pas la moindre idée. Jeanne nous invita chez elle.

Pendant le repas, Keira réussit à joindre au téléphone cet homme que nous devions retrouver, celui qui pourrait peut-être nous éclairer sur le texte découvert à Francfort. Rendezvous fut pris pour le lendemain matin.

Je crois qu'il serait mieux que j'y aille seule, me suggéra Keira en regagnant le salon.

Où cela ? demanda Jeanne.

Voir un de ses amis, répondis-je, un confrère archéologue si j'ai bien compris. Nous avons besoin de son aide pour interpréter un texte écrit dans une langue ancienne africaine.

Quel ami ? interrogea Jeanne qui semblait plus curieuse que moi.

Keira ne répondit pas et se proposa d'aller chercher le plateau de fromages, ce qui annonçait le moment du dîner que je redoutais le plus. Pour nous les Anglais, le camembert restera à jamais une énigme.

Tu ne vas pas voir Max, j'espère ? cria Jeanne pour que Keira l'entende depuis la cuisine. Keira s'abstint de répondre.

Si tu as un texte à interpréter, j'ai tout les spécialistes nécessaires au musée, poursuivit Jeanne sur le même ton.

Mêle-toi de ce qui te regarde, grande sœur, dit Keira en réapparaissant dans le salon.

Qui est ce Max ?

Un ami que Jeanne aime beaucoup !

Si Max est un ami, moi je suis une bonne sœur, répondit Jeanne.

Il y a des moments où j'en viens à me le demander, dit Keira.

Puisque Max est un ami, il sera ravi de rencontrer Adrian. Les amis d'amis sont des amis, n'est-ce pas ?

Quelle est la partie de « mêle-toi de ce qui te regarde » qui t'a échappé, Jeanne ?

Le moment était propice à ce que j'intervienne et j'informai Keira que je l'accompagnerais le lendemain à son rendez-vous. Si j'avais réussi à mettre un terme à une querelle naissante entre les deux sœurs, j'avais aussi réussi à agacer Keira, qui me fit la tête le reste de la soirée et m'offrit pour lit le canapé du salon.

Le matin suivant, nous sommes partis en métro, direction boulevard de Sébastopol ; l'imprimerie de Max se trouvait dans une rue adjacente. Il nous reçut très aimablement et nous invita dans son bureau situé sur la mezzanine. J'ai toujours été émerveillé par l'architecture des vieux bâtiments industriels construits à l'époque d'Eiffel, les assemblages de poutrelles sorties des aciéries de Lorraine sont uniques au monde.

Max se pencha sur notre document, il attrapa un bloc-notes, un crayon à papier et se mit au

travail avec une aisance qui ne manqua pas de me fasciner. On aurait dit un musicien déchiffrant une partition et la jouant aussitôt.

Cette traduction est truffée d'erreurs, je ne dis pas que la mienne sera parfaite, il me faudrait du temps, mais je trouve déjà ici et là des fautes impardonnables. Approchez-vous, nous dit-il, je vais vous montrer.

Le crayon posé sur la feuille, il parcourait le texte, nous indiquant les équivalences grecques qu'il jugeait erronées.

Ce ne sont pas des « mages » dont on parle ici, mais des magistères. Le mot « abondance » est une stupide erreur d'interprétation, il faut lire à la place « infinité ». Abondance et infinité peuvent avoir des sens voisins mais c'est le second terme qu'il convient d'utiliser dans ce cas. Un peu plus bas, ce n'est pas non plus le mot « homme » qu'il faut lire mais le mot « personne ».

Il repoussa ses lunettes sur le bout de son nez. Le jour où à mon tour je serai obligé d'en porter, il faudra que je me souvienne de ne jamais faire ce geste, c'est fou comme cela vous vieillit soudainement. Si l'érudition de ce Max forçait le respect, la façon dont il reluquait Keira m'exaspérait au plus haut point ; j'avais l'impression d'être le seul à m'en apercevoir, elle, faisait comme si de rien n'était, ce qui m'agaçait encore plus.

Je pense qu'il y a aussi quelques erreurs de conjugaison et je ne suis pas certain que l'ordonnancement des phrases soit exact, ce qui bien sûr dénature complètement l'interprétation du texte. Je ne fais ici qu'un travail liminaire, mais par exemple le segment « sous les trigones étoilés » n'est pas situé au bon endroit. Il faut inverser les mots et le rattacher à la fin de la phrase

àlaquelle il appartient. Un peu comme en anglais, n'est-il pas ?

Max avait certainement voulu agrémenter son cours magistral d'un trait d'humour, je m'abstins de tout commentaire. Il arracha la feuille du bloc et nous la tendit. À notre tour, Keira et moi nous penchâmes sur sa traduction, pour lire et, cette fois, sans lunettes :

J'ai dissocié la table des mémoires, confié aux magistères des colonies les parties qu'elle conjugue.

Sous les trigones étoilés que restent celées les ombres de l'infinité. Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'un garde l'origine. Que personne ne l'éveille, à la réunion des temps imaginaires, se dessinera la fin de l'aire.

– C'est sûr que vu comme ça, c'est beaucoup plus clair !

À défaut d'avoir fait sourire Max, ma pique avait amusé Keira.

Dans des écrits aussi anciens que celui-ci, l'interprétation de chaque mot compte autant que la traduction.

Max se leva pour aller photocopier le document, il nous promit d'y consacrer son week-end et demanda à Keira où il pourrait la joindre ; elle lui donna le numéro de téléphone de Jeanne. Max voulut savoir jusqu'à quand elle restait à Paris, Keira répondit qu'elle n'en savait rien. J'avais la désagréable impression d'être invisible. Heureusement, un chef de service appela Max, il y avait un problème sur une machine. J'en profitai pour déclarer que nous avions suffisamment abusé de sa gentillesse et que le moment était venu de le laisser retourner travailler. Max nous raccompagna.

Au fait, dit-il sur le pas de la porte, pourquoi ce texte t'intéresse ? Il a un rapport avec tes recherches en Éthiopie ?

Keira me regarda discrètement et mentit à Max en lui disant qu'un chef de tribu le lui avait remis. Quand il me demanda si j'aimais autant qu'elle la vallée de l'Omo, Keira affirma sans aucune gêne que j'étais l'un de ses plus précieux collaborateurs.

Nous sommes allés prendre un café dans une brasserie du Marais. Keira n'avait pas dit un mot depuis que nous avions quitté Max.

– Il est drôlement calé pour un imprimeur.

Max était mon professeur d'archéologie, il a changé de carrière.

Pourquoi ?

Éducation bourgeoise, il n'avait pas le goût de l'aventure ni du terrain, et puis, à la mort de son père, il a repris l'affaire familiale.

Vous êtes restés longtemps ensemble ?

Qui te dit que nous avons été ensemble ?

Je sais que mon français laisse à désirer, mais le mot « liminaire » fait-il partie du vocabulaire courant ?

Non, pourquoi ?

Quand on utilise des formules aussi compliquées pour dire des choses simples, c'est généralement que l'on ressent le besoin de se donner de l'importance, ce que les hommes ont la faiblesse de faire quand ils ont envie de plaire. Ton imprimeur archéologue a une très haute opinion de lui-même, ou alors il cherche encore à t'impressionner. Et ne me dis pas que j'ai tort !

Et toi, ne me dis pas que tu es jaloux de Max, ce serait pathétique.

Je n'ai aucune raison d'être jaloux de qui que ce soit, puisque je suis tantôt l'un de tes amis, tantôt l'un de tes précieux collaborateurs. N'est-il pas ?

Je demandai à Keira pourquoi elle avait menti à Max.

Je ne sais pas, ça m'est venu comme ça.

Je préférais parler d'autre chose que de Max. J'avais surtout envie que nous nous éloignions le plus tôt possible de son imprimerie, de son quartier et de Paris ; je proposai à Keira de rendre visite à l'une de mes connaissances londoniennes qui pourrait peut-être nous aider à décrypter ce texte, une personne bien plus érudite que son imprimeur.

Pourquoi n'en as-tu pas parlé plus tôt, me dit-elle ?

Parce que je n'y avais pas pensé, voilà.

Après tout Keira n'avait pas le monopole du mensonge !

Pendant que Keira faisait ses adieux à Jeanne et récupérait quelques affaires, j'en profitai pour appeler Walter. Après avoir pris de ses nouvelles, je lui demandai un service qui lui parut pour le moins étrange.

Vous voudriez que je vous trouve quelqu'un à l'Académie, qui s'y connaisse en dialectes africains ? Vous avez fumé quelque chose d'illicite Adrian ?

L'affaire est assez délicate, mon cher Walter, je me suis engagé un peu vite, nous prenons le train dans deux heures et arrivons ce soir à Londres.

Quelle heureuse nouvelle, enfin pour la seconde partie de votre phrase tout du moins ; pour le marabout que je dois vous dénicher, c'est plus compliqué. Ai-je entendu nous ?

Vous l'avez entendu.

Ne vous avais-je pas dit qu'il était judicieux que vous partiez seul en Éthiopie ? Vous avez en moi un vrai ami, Adrian, je vais essayer de vous trouver votre sorcier.

Walter, c'est d'un traducteur en guèze ancien dont j'ai besoin.

C'est bien ce que je dis, et moi d'un magicien pour lui mettre la main dessus ! Dînons ensemble ce soir, appelez-moi dès que vous arriverez à Londres, je verrai ce que je peux faire d'ici là.

Et Walter raccrocha.

*

**