
Marc Levy - Le Premier jour [WwW.vosBooks.NeT] / Marc Levy - Le Premier jour
.pdfj'avais réussi à obtenir une cabine avec deux couchettes. De son côté, Walter avait acheté une casquette à un marchand ambulant et un drôle de chapeau qu'il me tendit.
–N'embarquons pas en même temps, laissez s'intercaler une dizaine de passagers entre nous, si la police est à nos trousses elle cherche deux hommes qui voyagent ensemble ; et mettez donc ce ridicule chapeau, il vous ira comme un gant ! Rejoignons-nous sur le pont avant du navire, dès qu'il aura largué les amarres.
J'exécutai les instructions de Walter à la lettre et le retrouvai une heure plus tard, au lieu du rendez-vous.
–Walter, je dois vous avouer que vous m'avez sacrément impressionné. Entre votre fulgurant coup de poing et cette course-poursuite à travers la ville, je ne m'attendais pas du tout à cela... Est-ce que vous pouvez enfin m'expliquer pourquoi vous avez assommé ce professeur ?
–Mais c'est qu'il va m'engueuler en plus ! Lorsque nous sommes entrés dans le bureau de cette Magdalena, quelque chose m'a tout de suite intrigué. Le confrère qui nous avait recommandés m'avait confié avoir fait ses études avec elle. Or le collègue en question part à la retraite dans deux mois et la femme qui s'est présentée à nous avait à peine trente-cinq ans. À Hydra, j'avais aussi consulté l'annuaire du centre et le directeur n'est absolument pas ce professeur qui pourtant en revendiquait le titre. Étrange, non ?
–Admettons, mais de là à lui briser la mâchoire !
–Ce sont plutôt mes phalanges que j'ai esquintées, si vous saviez ce que j'ai mal à la main !
–Et où avez-vous appris à vous battre comme ça ?
–Vous n'avez jamais connu le pensionnat, n'est-ce pas ? Ni les brimades, ou les châtiments corporels, pas plus que les bizutages ?
J'avais eu la chance d'avoir des parents qui ne se seraient séparés de leur fils pour rien au monde.
–C'est bien ce que je pensais, reprit Walter.
–Était-ce nécessaire de réagir avec autant d'emportement, il suffisait de nous en aller.
–Il y a des moments, Adrian, où vous devriez redescendre un peu de vos étoiles ! Quand ce Dimitri vous a demandé s'il pouvait vous emprunter le pendentif, il l'avait déjà mis dans sa poche. Je ne crois pas que l'arrivée du vigile vous aurait laissé beaucoup le choix, et je doute fort que vous ayez revu votre précieux objet de sitôt. Un dernier détail, et pas des moindres, au cas où vous ayez encore quelques reproches à me faire : ce professeur que j'ai un peu bousculé me semblait moins étonné que nous du résultat de notre expérience. J'ai peut-être réagi un peu fort, mais je suis certain d'avoir eu raison.
–Nous voilà maintenant comme deux fugitifs et je me demande bien quelles seront les suites de cette affaire.
–Nous le verrons à la descente de ce navire, mais je ne serais pas étonné qu'il y en ait quelques-unes.
*
**
Athènes
–Comment va le professeur ? demanda la voix dans le combiné.
–Une fracture de la mandibule, une torsion des ligaments du cou, mais pas de traumatisme crânien, répondit la femme.
–Je n'avais pas prévu qu'ils réagiraient de la sorte. Je crains que désormais la partie se complique.
–Rien de tout cela n'était prévisible, monsieur.
–Et l'objet nous a filé entre les doigts, ce qui est encore plus regrettable. Aucune idée de l'endroit où se trouvent nos deux fugitifs ?
–Ils ont embarqué à bord d'un ferry qui relie Héraklion à Athènes, ils débarqueront demain
matin.
–Avons-nous quelqu'un à bord ?
–Oui, cette fois la chance était de notre côté. Un de nos hommes les a repérés sur le port ; sans instruction, il ne les a pas interpellés, mais il a eu la présence d'esprit de monter sur le navire. J'ai reçu un message alors que le bateau appareillait. Que puis-je faire d'autre ?
–Vous avez fait ce qu'il fallait. Débrouillez-vous pour que cet incident passe inaperçu, le professeur aura fait une mauvaise chute dans l'escalier. Ordonnez au chef de la sécurité qu'aucune mention de ce regrettable épisode ne soit portée dans les mains courantes de l'institut, il n'est pas question qu'à son retour de vacances le directeur découvre quoi que ce soit.
–Vous pouvez compter sur moi, monsieur.
–Il serait aussi peut-être temps de faire changer le nom qui figure sur la porte de votre bureau. Magdalena est décédée il y a six mois et cela commence à être de très mauvais goût.
–Peut-être mais cela nous aura été fort utile aujourd'hui !
–Au vu des résultats, je n'en jurerais pas, répondit l'homme en reposant le combiné sur son
socle.
*
**
Amsterdam
Jan Vackeers s'approcha de la fenêtre pour réfléchir quelques instants. La situation le contrariait bien plus qu'il ne voulait se l'avouer. Il décrocha à nouveau son téléphone et composa un numéro à Londres.
–Je voulais vous remercier de votre appel hier, Sir Ashton ; hélas, l'opération à Héraklion a échoué.
Vackeers fit un rapport détaillé à son interlocuteur des événements qui s'étaient déroulés quelques heures plus tôt.
–Nous souhaitions la plus grande discrétion.
–Je le sais et croyez bien que j'en suis désolé, répondit Vackeers.
–Pensez-vous que nous soyons compromis ? demanda Sir Ashton.
–Non, je ne vois pas comment un lien quelconque pourrait être établi. Ce serait leur accorder trop d'intelligence.
–Vous m'avez demandé de mettre sur écoute téléphonique deux membres de l'Académie des sciences, j'ai accédé à votre requête, relayé celle-ci à Athènes, et cela en dérogeant à toutes les procédures d'usage. J'ai eu l'obligeance de vous informer que l'un d'entre eux sollicitait un confrère pour obtenir un accès privilégié au centre de recherches d'Héraklion. J'ai fait en sorte que sa requête aboutisse et, à votre demande, vous ai laissé pleins pouvoirs pour mener à bien la suite des opérations. Le lendemain, une bagarre éclate dans les sous-sols et nos deux lascars s'enfuient ; vous ne croyez toujours pas qu'ils risquent de se poser quelques questions ?
–Pouvions-nous rêver meilleure opportunité de récupérer cet objet ? Ce n'est pas de ma faute si Athènes a raté son coup. Paris, New York et le nouveau Zurich sont désormais sur le quivive, je crois qu'il est temps de tous nous réunir et de décider en commun de ce que nous devons faire. À agir de la sorte, nous allons finir par provoquer exactement ce que nous souhaitons empêcher.
–Eh bien moi, je vous suggère le contraire et d'être plus discret, Vackeers. Je ne donne pas longtemps avant que la rumeur de cet incident ne s'ébruite. Faites le nécessaire pour que cela ne soit pas le cas. Sinon, je ne réponds plus de rien.
–Qu'entendez-vous par là ?
–Vous m'avez très bien compris, Vackeers.
On frappa à la porte de son bureau. Vackeers mit un terme à la conversation.
–Je ne vous dérange pas ? demanda Ivory en entrant dans la pièce.
–Pas le moins du monde.
–J'ai cru vous entendre parler.
–Je dictais un courrier à mon assistante.
–Tout va bien ? Vous avez mauvaise mine.
–Ce vieil ulcère qui me fait souffrir.
–Je suis désolé de l'apprendre. Êtes-vous toujours partant pour une partie d'échecs chez
vous ce soir ?
–Je crains de devoir y renoncer, je vais me reposer.
–Je comprends, répondit Ivory, une autre fois peut-être ?
–Dès demain, si vous le souhaitez.
–Alors à demain, cher ami.
Ivory referma la porte et emprunta le couloir qui menait vers la sortie, il fit demi-tour et s'arrêta devant le bureau de l'assistante de Vackeers. Il poussa la porte et constata que la pièce était vide, ce qui à presque 21 heures ne l'étonnait pas plus que cela.
*
**
Mer Égée
Le ferry filait à bonne allure sur la mer calme, je dormais profondément sur la couchette supérieure de la cabine quand Walter me réveilla. J'ouvris les yeux, le jour n'était pas encore levé.
–Qu'est-ce que vous voulez, Walter ?
–Cette côte dont nous nous rapprochons, c'est quoi ?
–Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne suis pas nyctalope !
–Vous êtes d'ici, oui ou non ?
Je me levai à contrecœur et m'approchai du hublot. Il n'était pas difficile de reconnaître la forme en croissant de l'île de Milos ; pour en avoir le cœur net, il suffirait de monter sur le pont et vérifier qu'Antimilos, un îlot inhabité, se présentait à bâbord.
–Le navire s'y arrête ? demanda Walter.
–Je mentirais si je vous disais que j'ai une carte de fidélité sur cette liaison maritime, mais la terre se rapprochant de plus en plus, j'imagine que nous faisons escale à Adamas.
–C'est une grande ville ?
–Je dirais plutôt un grand village.
–Alors levez-vous, c'est là que nous descendons.
–Qu'est-ce que nous allons faire à Milos ?
–Demandez-moi plutôt ce que je préfère que nous ne fassions pas en arrivant à Athènes.
–Walter, vous croyez vraiment qu'on guette notre arrivée au Pirée ? Nous ne savons même pas si cette voiture de police était à nos trousses ou si elle passait simplement par là. Je crois que vous accordez bien trop d'importance à ce fâcheux épisode.
–Alors vous m'expliquerez pourquoi quelqu'un a essayé deux fois d'entrer dans la cabine pendant que vous dormiez.
–Rassurez-moi, vous n'avez pas aussi assommé cette personne ?
–Je me suis contenté d'ouvrir la porte, mais la coursive était déserte, l'individu avait déjà
filé.
–Ou il est entré dans la cabine d'à côté après s'être aperçu de son erreur !
–Deux fois de suite ? Permettez-moi d'en douter. Rhabillez-vous et descendons discrètement dès que le navire sera à quai. Nous attendrons sur le port et prendrons le prochain bateau pour Athènes.
–Même si celui-ci ne part que la nuit prochaine ?
–Nous avions prévu de passer la nuit à Héraklion, non ? Si vous avez peur que votre mère s'inquiète de notre retard, nous l'appellerons dès que le jour sera levé.
Je ne savais pas si les inquiétudes de Walter étaient fondées, ou si ce dernier trouvait du plaisir dans l'aventure que nous avions vécue la veille, et cherchait par quelque artifice à la prolonger un peu plus. Et pourtant, lorsque la passerelle se releva, je vis cet homme qui nous regardait fixement depuis le pont supérieur et que Walter me montrait. Je ne suis pas sûr que mon collègue ait eu raison de lui faire un bras d'honneur alors que le ferry s'éloignait du quai.
Nous nous sommes installés à la terrasse d'un bar de pêcheurs qui ouvrait ses portes dès qu'accostait le premier ferry, il était 6 heures du matin et le soleil se levait derrière la colline. Un petit avion grimpa dans le ciel et changea de cap au-dessus du port avant de filer vers le large.
–Il y a un aéroport par ici ? demanda Walter.
–Une piste, oui, si ma mémoire est bonne, mais je crois que seuls les avions postaux et quelques appareils privés l'utilisent.
–Allons-y ! Si par chance nous pouvions embarquer sur l'un d'eux, nous sèmerions définitivement nos poursuivants.
–Walter, je crois que vous êtes en pleine crise de paranoïa, je ne pense pas une seconde que quiconque nous poursuive.
–Adrian, malgré toute l'amitié que je vous porte, laissez-moi vous dire que vous m'emmerdez sérieusement !
Walter régla les deux cafés que nous avions consommés et je n'eus plus qu'à lui montrer la route qui conduisait vers le petit aérodrome.
Nous voilà, Walter et moi sur le bord de la route, à faire du stop. La première demi-heure ne fut pas très concluante, le soleil faisait briller les pierres blanches et la chaleur montait.
Un groupe de jeunes semblait s'amuser de notre situation. Nous devions avoir l'air de deux touristes égarés et ils furent plutôt surpris quand je les appelai à notre aide, en grec, ne faisant aucun cas de leurs moqueries. Le plus âgé d'entre eux voulut monnayer son assistance, mais Walter qui avait tout compris de la situation fut suffisamment convaincant pour que deux selles de mobylettes s'offrent à nous comme par enchantement.
Nous sommes partis, agrippés à nos pilotes respectifs ; à cette vitesse et à ce degré d'inclinaison dans les virages, je ne trouve pas d'autre mot pour qualifier ceux qui nous conduisaient sur les routes sinueuses. Nous filions vers le petit aérodrome de l'île. Devant nous s'étendait un grand marais salant ; derrière, une piste de goudron s'étirait d'est en ouest, le tarmac était désert. Le plus dégourdi de ceux qui nous avaient accompagnés m'indiqua que l'appareil qui livrait le courrier tous les deux jours était déjà reparti, nous venions de le rater.
–C'est certainement celui que nous avons vu tout à l'heure, dis-je.
–Quelle perspicacité ! répondit Walter.
–Il y a toujours l'avion médical, si vous êtes si pressés, me confia le plus jeune de la bande.
–Quel avion ?
–Le médecin qui vient quand quelqu'un tombe gravement malade, il a son propre coucou. Dans la cahute là-bas, il y a un téléphone pour l'appeler, mais c'est seulement en cas d'urgence. Quand mon cousin a eu une crise d'appendicite, il est venu le chercher en une demi-heure.
–Je crois que je commence à avoir très mal au ventre, me dit Walter à qui je venais de traduire la conversation.
–Vous n'allez quand même pas déranger un toubib et dérouter son appareil pour gagner Athènes ?
–Si je décède d'une péritonite, vous porterez la responsabilité de ma mort toute votre vie ! Lourd fardeau ! gémit Walter en tombant à genoux.
Les gamins se mirent à rire. Les simagrées de Walter étaient irrésistibles.
Le plus âgé me montra le vieux combiné téléphonique vissé à la paroi de ce qui faisait office de tour de contrôle. Une cahute en bois, avec une chaise, une table et un poste de radio VHF qui devait dater de la guerre. Il refusa de passer l'appel, si notre supercherie était découverte il en prendrait pour son grade et il préférait éviter la trempe que son père ne manquerait pas de lui administrer. Walter se releva pour lui tendre quelques billets, de quoi convaincre notre nouvel ami qu'une bonne fessée n'était pas si terrible.
–Et maintenant vous corrompez des enfants. De mieux en mieux !
–J'allais vous demander de partager cette somme, mais si vous m'avouez que vous vous amusez autant que moi, je prends tout à ma charge !
Je n'avais pas besoin de mentir et je sortis mon portefeuille pour participer au prix du mensonge. Le garçon décrocha le combiné, fit tourner la manivelle et expliqua au médecin que son aide était requise au plus vite. Un touriste se tordait de douleur, on l'avait conduit jusqu'à la piste, il n'avait plus qu'à venir le chercher.
Une demi-heure plus tard, nous entendîmes le ronronnement d'un moteur qui se rapprochait. Soudain, Walter n'eut plus besoin de simuler un quelconque mal à l'estomac pour se jeter ventre à terre ; le petit Piper-cub nous avait survolés en rase-mottes. L'appareil fit un virage sur l'aile avant de s'aligner dans l'axe de la piste, sur laquelle il rebondit trois fois avant de s'immobiliser.
– Je comprends mieux maintenant le terme de « coucou » ! soupira Walter.
L'avion fit demi-tour et se rapprocha de nous. Une fois à notre hauteur, le pilote coupa le moteur, l'hélice continua de tourner encore quelques instants, les pistons toussotèrent et le calme revint. Les gamins étaient tous attentifs à la scène qui allait se dérouler. Pas un ne pipait mot.
Le pilote descendit de son avion, ôta sa casquette en cuir, ses lunettes et nous salua. Le Dr Sophie Schwartz, soixante-dix ans passés, avait l'allure élégante d'une Amelia Earhart. Elle nous demanda dans un anglais presque parfait, bien que teinté d'un léger accent allemand, lequel de nous deux était malade.
–Lui ! s'exclama Walter en me désignant du doigt.
–Vous n'avez pas l'air très souffrant jeune homme ? Que vous arrive-t-il ?
J'étais pris de court, et il m'était impossible d'entretenir le mensonge de Walter. J'avouai tout de notre situation à cette doctoresse qui m'interrompit le temps d'allumer sa cigarette.
–Si je comprends bien, me dit-elle, vous avez dérouté mon avion médical, parce que vous aviez besoin d'un transport privé jusqu'à Athènes ? Vous ne manquez pas de toupet !
–C'est moi qui ai eu cette idée, souffla Walter.
–Ça ne change pas grand-chose à votre irresponsabilité, jeune homme ! lui dit-elle en écrasant son mégot sur le goudron.
–Je vous présente toutes mes excuses, dit Walter d'un air penaud.
Les enfants qui assistaient à la scène, sans comprendre ce qui se disait, semblaient se régaler du spectacle.
–Vous êtes recherchés par la police ?
–Non, jura Walter, nous sommes deux scientifiques de la Royal Academy de Londres et nous nous trouvons dans une situation délicate. Nous ne sommes pas malades, c'est vrai, mais nous avons besoin de votre aide, supplia-t-il.
la doctoresse sembla soudain se détendre.
–L'Angleterre, Dieu que j'aime ce pays. J'étais follement admirative de Lady Di, quelle tragédie !
Je vis Walter se signer et je me demandai où s'arrêteraient ses talents de comédien.
–Le problème, reprit la doctoresse, c'est que mon avion n'est équipé que de deux sièges, dont le mien.
–Et les blessés, comment faites-vous pour les évacuer ? demanda Walter.
–Je suis un médecin volant, pas une ambulance. Si vous êtes disposés à vous serrer, je pense pouvoir décoller quand même.
–Pourquoi quand même ? interrogea Walter, inquiet.
–Parce que nous serons un peu plus lourds que le maximum toléré, mais la piste n'est pas aussi courte qu'elle paraît. En partant pleins gaz et freins serrés, nous aurons probablement assez de vitesse pour nous envoler.
–Et dans le cas contraire ? demandai-je.
–Plouf ! répondit la doctoresse.
Dans un grec cette fois dénué de tout accent, elle ordonna aux enfants de s'éloigner et nous invita à la suivre. En faisant le tour de son avion pour effectuer sa visite prévol, elle se livra un peu à nous.
Son père était un juif allemand, sa mère italienne. Pendant la guerre, ils s'étaient installés sur une petite île grecque. Les villageois les avaient cachés ; après l'armistice ils n'avaient jamais voulu quitter l'île.
–Nous avons toujours vécu ici ; quant à moi, je n'ai jamais pensé m'installer ailleurs. Connaissez-vous dans le monde plus beau paradis que ces îles ? Papa était pilote, maman infirmière, allez chercher pourquoi je suis devenue médecin volant ! À vous maintenant ; si vous m'expliquiez ce que vous fuyez vraiment. Oh, et puis, après tout, cela ne me regarde pas et vous n'avez pas l'air bien méchants. De toute façon, on va bientôt m'ôter ma licence, alors toutes les occasions de voler sont bonnes à prendre. Vous me paierez mon carburant, voilà tout.
–Pourquoi vont-ils vous enlever votre licence ? s'inquiéta Walter.
La doctoresse continuait d'inspecter son avion.
– Chaque année, un pilote doit effectuer une visite médicale et tester son acuité visuelle. Jusqu'à présent, c'était un vieil ami ophtalmo, et très complaisant, qui s'en chargeait, il feignait gentiment d'ignorer que je connais par cœur le tableau d'examen, y compris la dernière ligne où les lettres sont devenues bien trop petites pour moi. Mais il a pris sa retraite et je ne vais plus pouvoir tromper mon monde bien longtemps. Ne faites pas cette tête-là, même les yeux fermés, je pourrais encore faire voler ce vieux Piper ! dit la doctoresse en partant dans un grand éclat de rire.
Elle préférait ne pas se poser à Athènes. Pour atterrir sur un aéroport international, il faut demander une autorisation par radio, passer un contrôle de police à l'arrivée, elle aurait beaucoup trop de formulaires à remplir. En revanche, elle connaissait, à Porto Éli, un petit terrain abandonné dont la piste était encore praticable. De là, nous n'aurions plus qu'à prendre un bateau-taxi jusqu'à Hydra.
Walter s'assit le premier, je me calais du mieux que je le pouvais sur ses genoux. La ceinture n'était pas assez grande pour nous sécuriser tous les deux, nous devrions nous passer d'elle. Le moteur toussa, l'hélice se mit à tournoyer lentement avant d'accélérer dans un crachement de fumée. Sophie Schwartz tapota sur la carlingue pour nous faire comprendre que nous allions bientôt décoller. Le vacarme était tel que c'était bien le seul moyen de communiquer. L'appareil remonta lentement la piste, fit demi-tour pour se mettre face au vent, le moteur grimpa en régime. L'avion tremblait si fort que je m'attendais à le voir se disloquer avant le décollage. Notre pilote libéra les freins et le goudron commença à défiler sous les roues. Nous étions presque arrivés au bout de la piste quand enfin l'avant se souleva et nous quittâmes la terre ferme. Sur le tarmac, les enfants agitaient leurs mains en signe d'au revoir. Je hurlais à Walter d'en faire de même, pour les remercier, mais il me hurla à son tour qu'il faudrait probablement une clé à molette, à notre arrivée, pour desserrer ses doigts de la ferrure à laquelle il s'accrochait.
Je n'avais encore jamais vu l'île de Milos comme ce matin-là, nous survolions la mer à quelques centaines de mètres d'altitude, l'avion n'avait pas de verrière, le vent sifflait entre les haubans et je ne m'étais jamais senti aussi libre.
*
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Amsterdam
Il fallut quelques instants à Vackeers avant de s'accoutumer à la pénombre des sous-sols ; il y a encore quelques années, ses yeux s'en accommodaient aussitôt, mais il avait vieilli. Lorsqu'il jugea y voir suffisamment clair pour parcourir le dédale de poutres qui soutenaient le bâtiment, il avança prudemment sur les passerelles de bois posées à quelques dizaines de centimètres audessus de l'eau, insensible au froid et à l'humidité qu'entretenait le canal souterrain. Vackeers connaissait bien les lieux, il se trouvait maintenant à la verticale de la grande salle ; lorsqu'il se situa sous les cartes en marbre, il appuya sur une clé de soutènement fichée dans un madrier et attendit que le mécanisme opère. Deux planches pivotèrent, ouvrant un chemin qui permettait maintenant de rejoindre le mur du fond. Une porte, jusque-là invisible dans l'obscurité, se détachait de l'uniformité de la brique. Vackeers referma à clé derrière lui et alluma la lumière.
Une table en métal et un fauteuil composaient le mobilier ; pour tout matériel, la salle était équipée d'un écran plat et d'un ordinateur. Vackeers s'installa devant le clavier et regarda sa montre. Un signal sonore le prévint que la conférence venait de débuter.
–Bonjour messieurs, pianota Vackeers sur le clavier de son ordinateur. Vous savez pourquoi nous sommes réunis aujourd'hui.
–MADRID : Je croyais ce dossier clos depuis des années ?
–AMSTERDAM : Nous le pensions tous, mais certains événements récents rendaient nécessaire la recomposition de cette cellule. Cette fois, il serait préférable qu'aucun de nous ne cherche à défier les autres.
–ROME : L'époque n'est plus la même.
–AMSTERDAM : Heureux de vous l'entendre dire, Lorenzo.
–BERLIN : Qu'attendez-vous de nous ?
–AMSTERDAM : Une mise en commun de nos moyens, et que chacun applique les décisions que nous serons amenés à prendre.
–PARIS : La lecture de votre rapport laisse entendre qu'Ivory aurait vu juste il y a trente ans, je me trompe ? Ne devrions-nous pas l'inviter à se joindre à nous ?
–AMSTERDAM : Cette découverte semble en effet corroborer les théories d'Ivory mais je pense préférable de le tenir à l'écart. Il reste imprévisible dès que l'on aborde le sujet qui nous réunit aujourd'hui.
–LONDRES : Il existe donc bien un second objet, en tout point identique au nôtre ?
–ATHÈNES : Sa forme est différente mais leur appartenance commune est désormais certaine. Si l'épisode d'hier soir fut un incident regrettable, il nous en a apporté la preuve irréfutable. Et nous aura révélé une propriété que nous ignorions. L'un des nôtres a pu la constater de visu.
–ROME : Celui qui s'est fait casser la figure ?
–AMSTERDAM : Celui-là même.
–PARIS : Pensez-vous qu'il y ait d'autres objets ?
–AMSTERDAM : Ivory en est convaincu, mais la vérité est que nous n'en savons rien. Notre préoccupation du moment est de récupérer celui qui vient d'apparaître et non de savoir s'il en existe d'autres.
–BOSTON : En êtes-vous bien certain ? Comme vous l'avez rappelé, nous n'avions pas accordé de crédit aux mises en garde d'Ivory, et nous nous sommes trompés. Je veux bien que nous octroyions des fonds et des ressources humaines pour récupérer cet objet mais je préférerais savoir où nous mettons les pieds. Je doute que nous soyons encore là dans trente ans !
–AMSTERDAM : Cette découverte est purement accidentelle.
–BERLIN : Ce qui veut dire que d'autres accidents pourraient se produire !
–MADRID : À bien y réfléchir, je ne crois pas que nous ayons intérêt à tenter quoi que ce soit maintenant. Amsterdam, votre première tentative s'est soldée par un échec, un second raté éveillerait l'attention. De plus, rien ne nous prouve que celui ou celle qui détient cet objet sache de quoi il s'agit. Nous n'en sommes d'ailleurs nous-mêmes toujours pas certains. Ne ravivons pas un feu que nous ne pourrions éteindre ensuite.
–ISTANBUL : Madrid et Amsterdam expriment deux positions divergentes. Je me range aux côtés de Madrid, et vous propose de ne rien faire d'autre que de les observer, tout du moins pour l'instant. Nous nous réunirons à nouveau si la situation venait à évoluer.
–PARIS : J'adhère au point de vue de Madrid.
–AMSTERDAM : C'est une erreur. Si nous réunissions les deux objets, nous pourrions peutêtre en apprendre plus.
–NEW DELHI : Mais justement, Amsterdam, nous ne voulons pas en apprendre plus, s'il y a une chose sur laquelle nous sommes tous d'accord depuis trente ans, c'est bien celle-ci !
–LE CAIRE : New Delhi a tout à fait raison.
–LONDRES : Nous devrions confisquer cet objet et clore ce dossier au plus vite.
–AMSTERDAM : Londres a raison. Celui qui le détient est un éminent cosmologue, le hasard a voulu qu'il lui soit remis par une archéologue, croyez-vous, compte tenu de leurs compétences respectives, qu'ils mettront beaucoup de temps avant de découvrir la vraie nature de ce qu'ils ont entre les mains ?
–TOKYO : À condition toutefois qu'ils y réfléchissent de concert ; sont-ils toujours en contact, l'un et l'autre ?
–AMSTERDAM : Non, pas à l'heure où nous nous parlons.
–TEL-AVIV : Alors je suis d'accord avec Le Caire, attendons.
–BERLIN : Je pense comme vous, Tel-Aviv.
–TOKYO : Moi de même.
–ATHÈNES : Vous souhaitez donc que nous les laissions libres de leurs mouvements ?
–BOSTON : Appelons cela une liberté surveillée.
Puisque rien d'autre n'était à l'ordre du jour, la séance fut levée. Vackeers éteignit son écran, de fort mauvaise humeur. La réunion ne s'était pas conclue comme il l'aurait souhaité, mais il avait été le premier à demander que s'unissent les forces de ses alliés, il respecterait donc la décision prise à la majorité.
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