
Учебный год 22-23 / The Public Law-Private Law Divide
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privé, mais commun aux deux. On est très loin du schéma envisagé par les auteurs des textes de 1986-1987 !
B. – VERS UN DROIT ÉCONOMIQUE COMMUN ?
L’hypothèse est la suivante : à l’instar des règles de concurrence, d’autres règles de droit économiques, jadis considérées comme de droit privé, s’étendraient au droit public. J’appuierai cette hypothèse sur deux exemples seulement, mais deux exemples importants : le droit de propriété et la liberté d’entreprendre.
1. – LA QUESTION DU DROIT DE PROPRIÉTÉ
Le droit français des biens repose historiquement sur une distinction dualiste : ceux des personnes privées et ceux des personnes publiques (eux-mêmes répartis entre deux sous-ensembles, appelés domaine public et domaine privé).
On s’est longtemps interrogé sur la nature du droit que les personnes publiques exercent sur les biens domaniaux, et, en particulier, sur leur domaine public. Il paraissait en tout cas très différent de la propriété que l’article 544 du Code civil définit pour les personnes privées.
Un mouvement les a rapprochés tout au long du XXe siècle. Tandis que la propriété privée perdait le caractère absolu qui était le sien en 1804, le droit des personnes publiques sur leurs biens a progressivement été analysé comme un droit de propriété, différent dans doute de celui de l’article 544, mais véritable.
Le mouvement s’est accéléré depuis quinze ans, et la considération de la valeur économique du domaine public (en lui-même, et comme siège d’activités économiques, d’ailleurs le plus souvent exercées par des entreprises privés) a été déterminante dans cette évolution.
Un pas important a été fait en ce sens par le Conseil constitutionnel, lorsque, saisi d’une loi de privatisation d’entreprises publiques, il a affirmé, les 25 et 26 juin 1986 que le protection du droit de propriété par la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 (laquelle est aujourd’hui un texte de droit constitutionnel positif) « ne concerne pas seulement la propriété privée des particuliers, mais aussi, à un titre égal, la propriété de l’État et des autres personnes publiques ».
Depuis lors, le législateur est intervenu pour permettre la constitution de droits réels sur le domaine public au profit de personnes privées, dans des conditions, il est vrai, strictement délimitées. Et une tendance doctrinale, attestée par des thèses récentes qui remettant même en cause l’utilité de la domanialité publique, affirment que la propriété administrative est de la même essence que la propriété privée.
Il y aurait ainsi un droit de propriété commun au droit public et au droit privé. Il est vrai que ce rapprochement ne signifie pas unification pleine et entière, pas encore du moins. En particulier, le domaine public reste protégé par les principes très anciens d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et d’insaisissabilité, qui distinguent radicalement son régime de celui de la propriété privée. La Cour de cassation l’a rappelé : « s’agissant des biens appartenant à des personnes publiques, même exerçant une activité industrielle et commerciale, le principe de l’insaisissabilité de ces biens ne permet pas de recourir aux voies d’exécution du

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droit privé »7 ; il est ainsi impossible à une personne privée d’obtenir une saisiearrêt sur les comptes d’un établissement public pour obtenir le paiement d’une créance qu’elle a sur cet établissement. Quoique reposant sur de solides motifs, cet arrêt a quelque chose d’anachronique au regard des tendances actuelles du droit français ; il n’est pas certain que cette jurisprudence demeure très longtemps en vigueur.
2. – LA QUESTION DE LA LIBERTÉ D’ENTREPRENDRE
On retrouve ici la même tendance au droit commun, et les mêmes résistances que ci-dessus.
La tradition juridique française considère que la liberté d’entreprendre (ou liberté du commerce et d’industrie, si l’on admet que les deux expression désignent la même chose) n’existe que pour les personnes privées : elle interdit aux personnes publiques toute activité industrielle et commerciale. Les deux aspects sont liés dans une vision libérale : c’est pour protéger l’initiative privée contre la concurrence des personnes publiques – concurrence qui serait inévitablement déloyale du fait des prérogatives publiques dont disposent ces dernières – que l’initiative publique est en principe exclue. La prohibition ne cède que devant une carence de l’initiative privée qui ne répond pas de manière satisfaisante à un intérêt public8.
Telle est toujours la règle, réaffirmée récemment, dans certaines de ses applications, par le législateur et la jurisprudence.
Mais pour combien de temps ? On sent bien qu’une forte pression s’exerce en faveur d’une extension – au moins partielle – de la liberté d’entreprendre au profit des personnes publiques. Nombre d’entre elles (des établissements publics, bien sûr, mais des collectivités territoriales aussi) brûlent manifestement d’aller comme opérateurs sur des marchés concurrentiels.
Le Conseil constitutionnel a créé des conditions favorables à cette évolution dans sa décision du 16 janvier 1982 relative à une loi de nationalisation, en reconnaissant une valeur constitutionnelle à la liberté d’entreprendre : on pourrait dès lors considérer que, commune aux droits privés et public, elle a désormais vocation à s’appliquer, en principe, aux personnes privées et publiques.
En outre, la jurisprudence présentée plus haut montre que le respect des règles de concurrence licite s’impose, non seulement aux opérateurs publics, mais encore à la puissance publique régulatrice. Cette situation nouvelle affecte évidemment la force de l’argument selon lequel seul le cantonnement de l’initiative publique pourrait protéger efficacement l’entreprise privée contre la concurrence déloyale de la puissance publique et sauvegarder le caractère libéral de notre économie.
Dans ces conditions, la « logique de l’industriel ordinaire », prolongée ou inversée, pourrait signifier que l’opérateur public, soumis aux mêmes disciplines que l’opérateur privé, devrait disposer de la même liberté. On ne voit pas en quoi une telle analyse pourrait contredire le droit communautaire.
7Cass. 21 déc. 1987, Bureau de recherches géologiques et minières.
8CE 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers.

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On n’en est certes pas là ; rien ne dit que l’on y arrivera, ni qu’il soit souhaitable d’y parvenir. A tout le moins faudrait-il s’assurer que les personnes publiques se consacrent à leurs missions d’intérêt général et disposent des moyens nécessaires pour les remplir ! On peut cependant voir un pas en ce sens dans la jurisprudence la plus récente du Conseil d’État : « aucun principe n’interdit, en raison de sa nature, à une personne publique, de se porter candidate
àl’attribution d’un marché public ou d’un contrat de délégation de service publique » et d’entrer à cette occasion en concurrence avec des candidats privés,
àcondition que soient observées des conditions assurant la loyauté de cette compétition9.
*
Le bref tableau que j’ai essayé de dresser paraîtra sans doute assez flou. Cette impression me semble fidèle à la réalité d’une matière dont la rapide évolution n’est certainement pas achevée. Toutes les tendances que l’on peut observer sont contredites sur certains points, tous les principes connaissent des exceptions.
Le droit économique, et spécialement le droit de la concurrence, affecte le dualisme juridique français un peu comme un « virus » le fait d’un programme informatique. C’est encore plus vrai pour le dualisme juridictionnel.
Je suis de ceux, peu nombreux dans mon pays, qui pensent que ce dernier présente aujourd’hui plus d’inconvénients que d’avantages pour la France contemporaine et qui croient en revanche à l’utilité du dualisme juridique. Mais l’un et l’autre existent, et pour longtemps encore, selon toute vraisemblance. Le droit économique doit donc s’en accommoder, quitte à en remodeler les contours.
9 CE avis 8 nov. 2000, Société Jean-Louis Bernard Consultants.
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LA DISTINCTION
DU DROIT PUBLIC ET DU DROIT PRIVÉ DANS LE DROIT DU TRAVAIL*
Jean-Michel Olivier
« Droit public et droit privé : le point de vue du droit du travail » : tel était l’intitulé premier du sujet.
La formulation change un peu, mais au fond, le sujet est-il différent ? A la réflexion, je ne l’ai pas pensé ; à la réflexion encore, je ne suis pas sûr qu’à m’en tenir à une lecture très (trop) étroite du sujet tel qu’il est ici libellé, il y ait vraiment place pour un exposé.
Si l’on veut bien en effet admettre que le critère de la distinction entre droit public et droit privé est un critère simple tiré de la qualité des personnes1 – publiques ou privées – et que la distinction, simple « distinction d’ordre », « d’esprit concret et utilitaire », « de portée modeste », qui « tend seulement à mettre de l’ordre parmi les diverses règles » ; qui « puise moins sa force dans des raisons de fond que dans des considérations plus proches des simples commodités administratives que des débats philosophiques »2, ne revêt pas de caractère idéologique3, on est conduit à considérer que le droit du travail relève fondamentalement du droit privé. Dès lors, en effet encore que l’on considère qu’appartiennent au droit public les mesures qui régissent l’organisation des pouvoirs publics et les rapports entre les personnes publiques et les personnes
* Le texte n’a été que très partiellement actualisé, sa forme orale été conservée.
1 V. ci-dessus, O. Beaud. V. aussi, J.-M. Olivier, Les sources administratives du droit privé, thèse, Paris II, 1981, p. 61 et s., n° 26 et s. Dans son remarquable article, Charles Eisenmann (« Droit public et droit privé », RD publ. 1952, p. 903 et s.) défend avec force ce critère, même si à vouloir en faire un critère monolithique, il en tire certaines conséquences excessives, voire absurdes.
2Ch. Eisenmann, « Droit public et droit privé », RD publ. 1952, p. 903 ; J. Flour, « L’influence du droit public sur le droit privé en France, Trav. Ass. H. Capitant, t. II, Dalloz, 1946, p. 184.
3Comme on l’a trop souvent soutenu au lendemain de la Libération où était dénoncé l’envahissement du droit privé par le droit public ; « Tout devient droit public » écrivait Ripert (G. Ripert, Le déclin du droit, LGDJ, 1949, p. 37, n° 11) ; v. notre thèse, op. cit., p. 65 et s., n° 277 et s. L’opinion est
encore parfois défendue, v. récemment, F.-X. Testu, « La distinction du droit public et du droit privé est-elle idéologique ? », D. 1998, p. 345.

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privées et que ressortissent au droit privé les normes qui régissent les rapports entre personnes privées, le droit du travail – entendu justement comme le droit privé du travail – qui régit les relations tant individuelles que collectives entre des employeurs et des salariés subordonnés, les premiers comme les seconds, personnes privées, appartient assurément au droit privé. « Le droit du travail, renchérit un auteur4, ressortit indiscutablement au droit privé ».
A vrai dire, si débat il y a eu en doctrine, beaucoup plus que sur l’appartenance du droit du travail au droit privé ou au droit public, c’est sur l’autonomie du droit du travail par rapport à sa matrice civiliste, qu’il s’est cristallisé. Dans les années soixante-dix, cette autonomie a parfois été revendiquée par une partie de la doctrine5. Aujourd’hui, le débat est pour l’essentiel clos, en tout cas beaucoup plus serein, et chacun s’accorde à reconnaître que le droit du travail ne peut se suffire à lui-même sans avoir recours aux lumières du droit civil. Comme l’écrivent des auteurs6, « Quoi qu’il en soit, en droit positif, le droit du travail ne constitue pas une branche autonome, c’est-à-dire un ensemble autosuffisant de règles… On peut tout au plus parler d’un particularisme de la branche ». S’il en fallait une preuve, une étude statistique des arrêts de la Chambre sociale de la Cour de cassation en droit du travail montrerait sans doute, que l’un des textes le plus souvent invoqué, voire « visé » dans les arrêts de censure, est sans doute l’article 1134 du Code civil. Au demeurant, « opposer de façon manichéenne les bienfaits du droit du travail aux maléfices du droit civil s’est … révélé hasardeux »7. Aujourd’hui, on reconnaît que le Code civil, naguère considéré comme un « code bourgeois » est loin parfois d’être défavorable au salarié : exemple parmi d’autres, la jurisprudence sur la modification du contrat de travail fondée sur l’article 1134 du Code civil8.
En définitive, à s’en tenir aux propos qui précèdent et à une lecture étroite – étroitissime – du sujet, on pourrait presque s’arrêter là : le droit du travail relève du droit privé et « il n’a pas rompu avec ses origine civilistes »9. Exit le droit public ?
En réalité, bien évidemment, les choses ne sont pas si simples. Il ne suffit bien sûr pas d’affirmer que le droit du travail appartient au droit privé pour en déduire qu’il n’entretient pas des rapports avec le droit public, et vice-versa. Comme l’observe à raison l’organisateur d’un colloque10 dont le thème était
4X. Prétot, « Droit administratif et droit social », RD publ. 1998, p. 959.
5G. Lyon-Caen, « Du rôle des principes généraux du droit civil en droit du travail, RTD civ. 1974,
p. 229 ; et la réplique de G. Couturier, « Les techniques civilistes et le droit du travail », D. 1975, chr., p. 151. Sur les rapports entre droit civil et droit du travail, v. les actes du colloque tenu à Montpellier le 18 mars 1988, Dr. soc. 1988, p. 371, spéc. J.-J. Dupeyroux, « Droit civil et droit du travail : l’impasse », p. 371.
6J. Pelissier, A. Supiot et A. Jeammaud, Droit du travail, Dalloz, 20e éd., 2000, n° 47, p. 46 et 47.
7J.-J. Dupeyroux, op. cit., p. 371 qui salue la démonstration de G. Couturier (op. cit., supra, note 5).
8Dans une très récente décision (CE 29 juin 2001, Philippe Berton, Dr. soc. 2001, p. 955, concl. S. Boissard, ibid., p. 948), le Conseil d’État reprend la même solution en se référant expressément à l’art. 1134, même si c’est sous couvert d’un principe général (sur ce point, v. infra).
9Y. Gaudemet, « Droit public et droit social, rapport de synthèse », Dr. soc. 1991, p. 241, n° 1.
10B. Teyssié, « Droit public et droit social : variations autour d’un thème », Dr. soc. 1991, p. 185, n° 1.

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justement Droit public et droit social11, « juxtaposer ‘droit public’ et ‘droit social’ n’est-ce pas admettre – implicitement mais nécessairement – que le droit social ne relève pas du droit public ? Mais n’est-ce point reconnaître aussi que le droit social s’il ressort majoritairement au droit privé, n’hésite pas à emprunter principes, règles et techniques au droit public ? Ne nous offre-t-il pas une excellente illustration de la vanité d’une opposition dépassée ? » Et l’auteur de poursuivre : « aucune discipline – même pas, le droit civil – ne relève du seul droit privé ; aucune, et surtout pas le droit administratif, ne ressort du seul droit public. Aucun segment du droit n’échappe au jeu croisé des influences ».
C’est sans doute particulièrement vrai du droit du travail, au point que les auteurs d’un ouvrage de droit du travail, particulièrement qualifiés pour observer « ce jeu croisé d’influences », puisque le premier est publiciste12 et le second privatiste13, après diverses observations, n’hésitent pas14 à en conclure que « le droit du travail fait éclater la distinction traditionnelle du droit privé et du droit public et qu’il ne peut s’y insérer, dans la mesure où, tout à la fois, il emprunte à l’un et à l’autre, et présente des traits qui ne relèvent ni de l’un, ni de l’autre ».
Ce qui est sans doute encore plus vrai, c’est que depuis 1946, du fait de la double reconnaissance du droit syndical et du droit de grève aux fonctionnaires, on a assisté à un certain rapprochement entre le droit de la fonction publique et le droit du travail15. De fait, comme l’écrit un spécialiste de droit public16, « les agents de la fonction publique ont ainsi, à partir de 1946, disposé des mêmes possibilités de discussion, de pressions et d’actions de force que les salariés privés dans leurs rapports avec leurs employeurs et, comme les employeurs privés, la puissance publique a dû compter avec les syndicats de fonctionnaires, armés du droit de grève »17. Ils ont ainsi pu exiger et obtenir de l’État certains avantages et droits bénéficiant aux salariés, de sorte que, même s’il n’y a bien sûr pas confusion, « il est certain que l’écart entre fonction publique et salariat privé n’a cessé de décroître »18.
Par ailleurs, s’il n’est pas douteux, en dépit de ce rapprochement, que les fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales et des hôpitaux échappent à
11 Colloque organisé à Montpellier le 14 décembre 1990, dont les actes sont publiés au Droit social de mars 1991, p. 185 à 245. Il est notable que quelques semaines plus tard, en janvier 1991, un autre colloque s’est tenu à l’initiative de l’École nationale de la magistrature et de l’A.F.D.T. sur le thème très voisin Droit du travail et droit public ; les sept contributions sont publiées à l’AJDA, 1991, p. 587 et s. Signe d’une regrettable et persistante ignorance mutuelle entre publicistes et privatistes (même si, dans chacun de ces deux colloques, les uns et les autres étaient associés), selon leur spécialité, ils se réfèrent plutôt à l’AJDA et ignorent Droit social, ou vice-versa.
12J. Rivero, « Droit du travail et droit administratif », Dr. soc. 1960, p. 609.
13J. Rivero et J. Savatier, Droit du travail, 13e éd., PUF, coll. Thémis, 1993, p. 41.
14Même si nous ne partageons pas complètement l’opinion, puisque nous considérons que le droit du travail relève essentiellement du droit privé.
15R. Chapus, Droit administratif général, t. 2, 14e éd., Domat, Montchrestien, 2000, n° 4, p. 10.
16R. Chapus, ibid. ; V. aussi Y. Saint-Jours, « La pénétration du droit du travail dans la fonction publique » in Tendances du droit du travail français contemporain, Études offertes à G. H.
Camerlynck, Dalloz, 1977, p. 231 et s.).
17Le taux de syndicalisation, très faible en France, est néanmoins sensiblement plus élevé dans la fonction publique et le secteur public.
18R. Chapus, op. cit., n° 4, p. 11.

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l’emprise du droit du travail, pour autant « le droit du travail ne se limite pas au secteur privé »19.
Droit public – droit privé, secteur public – secteur privé : il fut sans doute une époque où il y avait coïncidence et où l’on pouvait poser deux équations : secteur public = droit public, secteur privé = droit privé. Ces équations sont aujourd’hui fausses, au moins partiellement. Pour au moins deux raisons.
D’abord, parce que la ligne de partage entre secteur public et secteur privé est souvent floue et, de surcroît, fluctuante au gré des vagues de nationalisations puis de privatisations20. Ce qui peut conduire à des situations étonnantes et aussi à terme peut-être explosives21 : que l’on songe par exemple à France Télécom privatisée, devenue société privée22, qui emploie… 90 % de fonctionnaires.
Ensuite, parce que les agents de nombreux établissements publics sont soumis au droit privé du travail. Sans doute, depuis une décision bienvenue, puisqu’elle évitera tout à la fois des distinctions byzantines et de regrettables dénis de justice23 du Tribunal des conflits du 25 mars 199624, les agents nonstatutaires des services publics administratifs sont tous désormais des agents de droit public25 : tous ou presque, puisque la loi peut exclure la qualification et soumettre ces agents au droit du travail : ainsi la loi du 19 décembre 1989 sur les contrats emploi-solidarité26 ou encore la loi du 16 octobre 1997 relative aux emplois-jeunes27. En revanche, le personnel des entreprises publiques à caractère industriel et commercial, sauf le directeur général et l’agent comptable, est soumis au droit du travail28. Mais, salariés de droit privé, ces agents sont pour la plupart des agents « d’entreprises à statut »29, bénéficiant de « statuts » qui, pour
19A. Mazeaud, Droit du travail, , 2e éd., Domat, Montchrestein, 2000, n° 22, p. 11.
20A. Mazeaud, ibid.
21Les différences de statuts entre personnel effectuant le même travail au sein d’une même entreprise sont toujours porteuses de jalousies et de risques de conflits.
22Loi du 26 juill. 1996.
23 V. B. Stirn, « L’agent public : réflexion sur la jurisprudence », AJDA, 1991, p. 587 ; v. p. 588 : « Certes la complexité du dispositif actuel ne doit pas être exagérée… Force est toutefois de constater que les litiges relatifs à la situation de droit public ou de droit privé, d’un salarié représente aujourd’hui une part significative de l’activité du Tribunal des conflits. Il y a là un signe, d’autant plus inquiétant qu’il s’agit bien souvent de petits litiges de droit du travail, pour lesquels le détour par le Tribunal des conflits est hors de proportion avec les enjeux de l’affaire ».
24 TC 25 mars 1996, Berkani, AJDA, 1996, p. 355, chr. J.-H. Stahl et D. Chauvaux ; D. 1996, p. 598, note Y. Saint-Jours ; Dr. soc. 1996, p. 735, note X. Prétot : « Considérant que les personnels non statutaires travaillant pour le compte d’un service public à caractère administratif sont des agents contractuels de droit public quel que soit leur emploi ».
25Sur cette solution et la jurisprudence antérieure, v. not. R. Chapus, op. cit., n° 18 et s., p. 26 et s.
26V. art. L. 322-4-8 C. trav. « Les contrats emploi-solidarité sont des contrats de travail de droit privé... ».
Pour d’autres exceptions, v. R. Chapus, op. cit., n° 30 et s., p. 42 et s.
27V. art. L. 322-4-20 C. trav. : « Les contrats de travail conclus en vertu des conventions mentionnées à l’article L. 322-4-18 sont des contrats de droit privé... ».
28CE 8 mars 1957, Jalenques de Labeau, Rec. p. 157 ; AJDA, 1957,2, p. 184, chr. J. Fournier et G.
Braibant ; D. 1957, p. 387, concl. C. Mosset, note A. de Laubadère. Diverses dispositions du Code du travail confortent la solution, not. l’article L. 511-1 al. 7 qui donne compétence au conseil de prud’hommes.
29 En particulier, EDF-GDF, AIR-France, RATP, SNCF, Aéroports de Paris…
V. M. Lombard, « L’application du Code du travail aux entreprises à statut », AJDA, 1991, p. 601.

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l’essentiel datent de la Libération. Or, on a pu légitimement s’interroger30 : « Instruments, à une certaine époque, du progrès social, les statuts du personnel des entreprises publiques peuvent-ils, par la suite, demeurer en dehors et à l’abri de l’évolution du droit commun du travail, au risque de se trouver aujourd’hui rattrapés, voire dépassés par une évolution législative d’un demi-siècle ? ». A cet égard, dans leurs réponses, « les approches du Conseil d’État et de la Cour de cassation sont sensiblement différentes »31.
Où l’on retrouve, malheureusement, ce stérile « clivage castrateur »32 entre droit public et droit privé, qui, outre « l’existence d’agrégations distinctes contribuant à doter les facultés de droit de privatistes et de publicistes qui tendent à reproduire une distinction parfois portée au rang de dogme… »33, tient très largement à l’existence de deux ordres de juridictions. Ce « primat de la compétence contentieuse »34, heureusement discuté aujourd’hui par les spécialistes de droit public eux-mêmes35, a parfois, spécialement pendant ces douze années où a existé une autorisation administrative en cas de licenciement pour motif économique36, entraîné le salarié dans un « labyrinthe infernal »37, à la recherche d’un juge.
Yves Gaudemet, dans son rapport de synthèse au colloque de Montpellier sur Droit public et droit social38est on ne peut plus clair : « Soyons brutal. Comment a-t-on pu admettre, pendant tant d’années, dans un État de droit, que des règles de compétence juridictionnelle, venues du fin fond de l’histoire, inconnues à l’étranger... aient pu organiser une sorte de déni de justice en réponse au contentieux, considérable et vital, du licenciement autorisé. C’est pour moi un des plus évidents scandales du droit français de ces dernières années… C’est la pire version de la dualité de droits et de la dualité de juges ».
Pour autant, fort heureusement, il est aussi des raisons d’être plus optimiste. Il existe en particulier certains facteurs de convergence. On a justement souligné39, « l’émergence de principes qui, tels les principes constitutionnels, les règles de droit communautaire ou les stipulations de la Convention européenne des droits de l’homme, transcendent la distinction traditionnelle du droit privé et du droit public en imposant des préceptes communs ». Progressivement, et
30Ibid.
31A. Mazeaud, op. cit., n° 25, p. 13.
32B. Teyssié, op. cit., p. 185, n° 3.
33Ibid.
34D. Truchet, « La structure du droit administratif peut-elle demeurer binaire ? A propos des catégories juridiques en droit administratif », Clés pour le siècle, Université Panthéon-Assas, Dalloz, 2000, p. 450.
35Not. D. Truchet, « Fusionner les juridictions administrative et judiciaire ? », Études offertes à J.-M. Auby, Dalloz, 1992, p. 335 ; « Mauvaises et bonnes raisons de mettre fin au dualisme juridictionnel », Justices, 1996-3, p. 53.
36La loi du 3 janv. 1975 qui avait instauré l’exigence de cette autorisation a été abrogée par une loi du 30 déc. 1986.
37Selon le mot de Ph. Langlois, rappelé par X. Prétot, « Droit administratif et droit social », RD publ.
1998, p. 966.
38Y. Gaudemet, « Droit public et droit social, Rapport de synthèse », Dr. soc., 1991, p. 245, n° 34.
39X. Prétot, op. cit., p. 962. Adde J. Daniel, Contribution à l’étude de la constitutionnalisation, les
principes constitutionnels et le droit du travail, thèse Paris II, 2000.

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notamment en droit – privé ou public – du travail, se constitue ainsi une sorte de « bloc de droit fondamental, socle commun à l’ensemble des disciplines juridiques »40, même si en principe identique, il est parfois lu différemment par le Conseil d’État et la Cour de cassation41.
Au delà, dans cette mise en parallèle du droit public et du droit du travail, s’observent des interactions manifestant « un jeu d’influences croisées »42 ou, si l’on préfère, « un jeu croisé des influences »43. De même que le droit public n’est pas absent en droit du travail, de même le droit du travail ne l’est pas en droit public du travail.
En s’essayant ainsi à visiter successivement le droit public en droit du travail
(I)44 et le droit du travail en droit public (II), il ne s’agit bien sûr pas de faire resurgir les vaines querelles d’après-guerre ou de dénoncer, en reprenant le vocabulaire de guerre subversive45 de l’époque, tentatives d’annexion, de protectorat, d’encerclement, d’infiltration46 pas plus qu’il ne s’agit de nourrir à nouveau « cette arrière-pensée fatale : quel est de nous le plus grand ? »47, heureusement extirpée. Le propos est beaucoup plus serein et retient la leçon d’un « grand ancien » du droit du travail48 : « loin de se replier sur elle-même, fuyant la présence du droit public, c’est souvent aux frontières de ce droit que doit se porter la science du droit privé ».
I. – LE DROIT PUBLIC EN DROIT DU TRAVAIL
Le droit public en droit – privé – du travail exerce une double influence : en quelque sorte tout à la fois de l’extérieur et de l’intérieur.
De l’extérieur, par la médiation d’agents publics qui concourent à l’efficacité et au rayonnement du droit du travail. De l’intérieur, dans la mesure où l’on peut observer une certaine « publicisation » du droit du travail49
40B. Teyssié, op. cit., p. 186.
41Ainsi, le droit constitutionnel de grève ; v. X. Prétot, op. cit., p. 963 : « Toutefois, le rapprochement entre le droit du travail et le droit de la fonction publique s’arrête là, faute pour la Cour de cassation
et le Conseil d’État de s’accorder véritablement sur le régime du droit de grève ».
42Y. Gaudemet, op. cit., p. 244, n° 12.
43B. Teyssié, op. cit., p. 185, n° 1.
44Comp. J. Carbonnier, « Le droit administratif du droit civil », Rev. hist. dr. 1974, p. 758.
45R. Savy, « Sécurité sociale et droit public », Dr. soc. 1966, p. 363.
46J. Rivero, « Droit public et droit privé, conquête ou statu quo ? », D. 1947, p. 69.
47J. Carbonnier,op. cit., p. 759.
48P. Durand, « La connaissance du phénomène juridique et les tâches de la doctrine moderne du droit privé », D. 1956, p. 76. V. aussi deux autres très grands : J. Carbonnier, op. cit., p. 158. « L’invitation
est à se promener sur la lisière des deux droits. Mais ce n’est pas pour observer ou prophétiser, une fois de plus, les déplacements de leurs frontières. Tout a déjà été dit là-dessus de part et d’autre, même si on ne l’a pas toujours dit avec impartialité… Il y a davantage de sérénité dans notre thème » ; P. Hébraud, « Maurice Hauriou et les civilistes », Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, 6e série, t. IV, 1967, p. 20 : « Jamais, il n’a été plus nécessaire qu’aujourd’hui de rétablir entre eux (droit public et droit privé) des liens et des communications par dessus la séparation que l’on semble paradoxalement se plaire à approfondir ».
49 V. Y. Gaudemet, op. cit., p. 244, n° 44.