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Учебный год 22-23 / The Public Law-Private Law Divide

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Droit public et droit privé : l’évolution du droit processuel

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communauté d’inspiration : l’exécution forcée ne réside plus tellement dans l’exercice pur et dur de la contrainte, si tant est que cela ait jamais été le cas24, mais dans l’utilisation intelligente du droit substantiel. Ainsi, la saisie-attribution qui porte des créances de sommes d’argent constitue fondamentalement une cession de créances dans laquelle l’ordre de la loi tient lieu de consentement du cédant ; il en va de même de l’ordonnancement d’office ou de l’inscription d’office au budget, prévus par la loi du 16 juillet 1980.

*

Telles sont les remarques qu’un privatiste – ce qui relativise certainement le propos – peut faire sur les rapports du droit public et du droit privé dans le domaine du droit processuel. Incontestablement, les deux ordres de juridiction se sont rapprochés. L’ordre juridictionnel administratif, glorieuse exception française, poursuit sa lente séparation de l’administration active. Et, si chacun reconnaît que la qualité première du Conseil d’État a toujours été une indépendance parfois ombrageuse qui tenait à la qualité de ses membres, il n’est pas interdit de constater qu’il s’y ajoute aujourd’hui une indépendance en quelque sorte structurelle.

Même si, ça et là, des voix se font entendre qui suggèrent une réunification des deux moitiés de la juridiction, comme s’il s’agissait de réunir ces moitiés d’être qu’évoque Platon dans le Banquet, l’existence de deux ordres de juridictions n’est sans doute pas près de prendre fin. Mais, le mimétisme est bien réel. Le paradoxe serait que cette évolution facilite une réunification qu’elle avait peut-être pour but de conjurer. Car, plus les ordres juridictionnels se ressemblent, plus la dualité devient artificielle.

24 La pratique montre que les mesures perçues comme les plus coercitives (saisie de meubles chez le débiteur, saisie immobilière) fonctionnent comme des procédés de pression qui débouchent très souvent sur des paiements volontaires.

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LA DISTINCTION

DU DROIT PUBLIC ET DU DROIT PRIVÉ DANS LE DROIT ÉCONOMIQUE

Didier Truchet

Il faudrait en commençant définir le droit économique. Il n’en existe aucune définition officielle en France. La doctrine en a peu proposé et les auteurs qui l’ont tenté n’ont pas pu imposer leur vision.

La tâche est trop redoutable pour que je l’entreprenne ici. Je me bornerai à voir dans le droit économique le droit du marché : j’y fais donc entrer l’ensemble des règles qui établissent l’existence d’un marché (ou à l’inverse excluent son existence), en déterminent l’accès et le fonctionnement (sa « régulation »), régissent les relations qui s’établissent entre les acteurs (ou les « opérateurs »), et, bien entendu, sanctionnent les unes et les autres.

Le point essentiel est que le droit économique s’inscrit dans le dualisme juridique fondamental qui détermine l’architecture du droit français : il ne constitue pas un corps de règles qui aurait une existence propre aux côtés du droit privé et du droit public. Parallèlement, le contentieux économique est tributaire du dualisme juridictionnel : en l’absence (heureuse à mes yeux) d’un ordre de juridiction économique, il est tranché, selon les cas, par les juridictions judiciaires ou les juridictions administratives.

On pourrait estimer que la part d’artifice qui écartèle le droit économique entre les deux branches du droit, et, plus encore, les litiges économiques entre nos deux ordres de juridiction révèle les limites de ce double dualisme et suggère qu’il serait partiellement inadapté aux besoins d’une société moderne. Il n’en reste pas moins que le dualisme existe, s’impose comme une donnée essentielle : il traverse donc le droit économique (I).

Mais ce dernier ne le laisse pas intact ! Il y a dans le droit économique une unité que la force actuelle du marché et la relative faiblesse de l’État rendent plus apparente que naguère : elle s’impose, dans une certaine mesure, au dualisme. Droit privé et droit public ne peuvent ignorer qu’ils traitent, de la même matière, dont les sources et les règles les irriguent tous deux, même si leur « philosophie », leurs objectifs et leurs procédés demeurent différents : le droit économique transcende le dualisme (II).

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I. – LE DUALISME JURIDIQUE TRAVERSE

LE DROIT ÉCONOMIQUE

Quoique pensent parfois les entreprises (et souvent leurs avocats), il faut répartir le droit économique entre le droit privé et le droit public. Il y a vingt ans, j’ai suggéré de distinguer le « droit économique privé » et le « droit économique public » pour souligner que la donnée fondamentale était le caractère économique des relations juridiques en cause : ce jeu de mots n’a convaincu personne ; en s’imposant, les expressions « droit privé de l’économie » (ou droit des affaires) et « droit public de l’économie » ont montré la vigueur du dualisme.

Reste à le faire fonctionner ! Il me semble que l’on s’oriente vers une clé de répartition qui repose sur une distinction des activités de prestation et des activités de réglementation. Apparaît ainsi un principe de séparation des opérateurs et des régulateurs, qui, toutes proportions gardées, serait au droit économique ce que le principe de séparation des pouvoirs est au droit constitutionnel et le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables au droit financier.

A. – LE DROIT PRIVÉ, DROIT DE LOPÉRATEUR ÉCONOMIQUE

Que le droit privé soit le droit de l’opérateur privé semble évident ; qu’il soit aussi celui de l’opérateur public peut en revanche surprendre.

1. – LE DROIT PRIVÉ, DROIT DE LOPÉRATEUR PRIVÉ

Il est inutile de développer ce point, tant il va de soi. Le droit privé s’applique aux entreprises privées, ainsi qu’aux relations qu’elles nouent entre elles ou avec leurs actionnaires, leurs employés, les consommateurs, voire avec des tiers auxquels elles causeraient quelque dommage : le droit commercial – ou son avatar moderne, le droit des affaires – le droit du travail, le droit de la consommation, le droit civil relèvent du droit privé. La Cour de cassation, en ses différentes chambres, en est la juridiction suprême.

Tout justifie qu’il en soit ainsi : la logique organique (les relations se nouent entre personnes privées), instrumentale (sauf avec les tiers, les relations sont contractuelles), matérielle (les rapports reposent sur un principe de liberté et d’autonomie de la volonté), fonctionnelle (chacun y cherche son propre intérêt)…

Il va de soi que la libéralisation des échanges et la déréglementation des marchés vont dans le même sens : la disparition quasi-totale du contrôle des prix, la très forte érosion du contrôle administratif des licenciements, par exemple, ont rendu au droit privé un empire presqu’absolu en ces domaines.

2. – LE DROIT PRIVÉ, DROIT DE LOPÉRATEUR PUBLIC

Que le droit privé soit aussi le droit de l’opérateur public apparaît moins évident. Aussi faut-il s’y attarder un peu.

Lorsqu’une personne publique offre des prestations sur un marché, qu’elle se comporte donc comme une entreprise, c’est en principe au droit privé qu’elle est

La distinction du droit public et du droit privé dans le droit économique

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soumise. Au moins implicitement, on considère en effet que le droit privé est le « droit naturel », « commun », des prestations économiques.

Cela n’a rien de récent ! Un très célèbre arrêt du Tribunal des conflits1 a jugé qu’une personne publique (il s’agissait de la Colonie de Côte d’Ivoire) qui offrait moyennant rémunération un service de bac pour traverser une lagune, le faisait en l’espèce « dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire » ; dès lors, cette exploitation était soumise au droit (privé) et au juge (judiciaire) de l’industriel ordinaire. Bien qu’elle ait été absente de l’arrêt, celui-ci a donné naissance à la théorie du service public industriel et commercial. Une évolution lente et difficile a conduit le fonctionnement de ce service à une soumission très large au droit privé et à un « bloc » (comme on dit) de compétence judiciaire : il y a fallu certes quarante ans (le juge administratif ne s’est pas facilement laissé convaincre !), mais la chose n’est plus contestée depuis quarante nouvelles années.

La notion de concurrence était absente de l’arrêt : et pour cause, puisque le bac d’Eloka était seul sur son marché. Elle est en revanche l’un des objets de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence (le texte le plus important du droit économique français contemporain). Son article 53 a été codifié dans l’article L 410-1 du nouveau Code de commerce : « Les règles définies au présent livre [il s’agit du Livre IV : « de la liberté des prix et de la concurrence »] s’appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait des personnes publiques, notamment dans le cadre des conventions de délégation de service public ». Je vois dans cette formule une expression caractéristique de la logique de l’industriel ordinaire et sa confirmation législative.

Il s’en faut de beaucoup que cette logique ait produit tous ses effets ; elle connaît nombre d’exceptions, liées notamment à la personnalité morale de droit public de l’opérateur, à la domanialité publique de ses biens, au caractère administratif des service publics qu’elle gère, limites et exceptions qu’il n’est pas possible de décrire dans les limites du présent article. Mais je ne raisonne ici qu’en tendance.

Or, appuyée sur le réalisme du marché et le souci d’une concurrence équitable, la tendance à la soumission des opérateurs publics aux mêmes règles que les opérateurs privés est forte. Elle s’exprime notamment en droit fiscal : par exemple, l’article 1654 du Code général des impôts dispose que « les établissements publics, les exploitations ou commerciales de l’État ou des collectivités locales […] doivent – sous réserves des articles […] – acquitter dans les conditions de droit commun, les impôts et taxes de toute nature auxquels seraient assujetties des entreprises privées effectuant les mêmes opérations ». Même incomplètement cité, même assorti de réserves nombreuses, ce texte est une belle illustration de la logique de l’industriel ordinaire.

Celle-ci inspire de plus en plus la jurisprudence récente : ainsi de l’affirmation par le Conseil d’État que – comme les personnes privées – les personnes publiques

1 TC 22 janv. 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, plus connu sous le nom d’arrêt du bac d’Eloka.

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ont un droit de propriété intellectuelle sur les informations qu’elles produisent2 ; ou de la compétence reconnue par le Tribunal des conflits au juge judiciaire pour apprécier la responsabilité d’une personne publique, poursuivie en tant que dirigeant de droit d’une entreprise en difficulté, envers les créanciers de celle-ci3, du moins lorsque l’entreprise ne gère pas un service public administratif4. Cet exemple est cohérent avec la tendance que j’ai présentée ; mais il montre aussi la complexité des solutions auxquelles elle peut conduire, surtout si on le compare avec la situation (inverse : droit et juge administratifs) qui s’applique à la personne publique poursuivie comme dirigeant de fait (v. le point 1 suivant). On comprend que les praticiens du droit et les acteurs du marché en soient déconcertés !

On peut donc soutenir que l’opérateur public, lorsqu’il se comporte comme un industriel ordinaire (comme un opérateur privé), doit en principe être soumis aux mêmes règles que ce dernier, c’est à dire au droit privé. Mais les exceptions à ce principe sont nombreuses en faveur du droit public, ce qui d’ailleurs rend la répartition particulièrement complexe et mouvante en pratique.

B. – LE DROIT PUBLIC, DROIT DE LA RÉGULATION PUBLIQUE

L’organisation du marché, sa « régulation », relève en principe du droit public (et son contentieux, du juge administratif), en tant qu’elle met en œuvre la puissance publique. Mais l’application de ce principe ne va pas, aujourd’hui, sans hésitation, ni contradiction.

1. – L’EXERCICE DE LA PUISSANCE PUBLIQUE

L’intervention des pouvoirs publics pour ouvrir ou fermer un marché, l’organiser, notamment en habilitant ou en aidant les opérateurs, veiller à sa discipline, etc. relève logiquement du droit public : elle poursuit en effet des fins d’intérêt général que ne viseraient pas spontanément des entreprises. Elle s’exprime par des procédés de puissance publique, peu important alors qu’ils émanent de personnes publiques ou de personnes privées auxquelles les premières ont attribué les prérogatives nécessaires.

Le Conseil constitutionnel a souligné le poids particulier de la puissance publique comme clé de répartition du dualisme juridictionnel, et il l’a précisément fait à propos du droit économique, dans sa décision dite Conseil de la concurrence du 23 janvier 1987 : « conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », celui selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative, l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales

2CE 10 juill. 1996, Société Direct Mail Production.

3TC 2 juill. 1984, Préfet du Loiret.

4TC 15 nov. 1999, Département de la Dordogne.

La distinction du droit public et du droit privé dans le droit économique

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de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle ». Longue, surprenante à certains égards, la phrase n’en est pas moins parfaitement claire sur l’existence et la portée du principe.

Celui-ci est très largement appliqué : ainsi, les actes réglementaires relatifs au marché sont régis par le droit public. Il en va de même des multiples autorisations qui demeurent pour l’accès à un marché, que ces autorisations soient délivrées par une autorité administrative indépendante spécialement chargée de sa régulation, ou par toute autre autorité administrative ; ou encore des décisions ministérielles prises au titre de la concentration des entreprises ; ou, normalement, des sanctions infligées aux opérateurs, mais ici apparaissent des exceptions qui seront étudiées au point 2 ci-dessous.

Deux exemples assez complexes montreront plus précisément comment agit le principe : lorsque l’État aide une entreprise en difficulté, dont il n’est pas l’actionnaire, il le fait non comme un industriel ordinaire (une banque, par exemple), mais au nom de l’intérêt général et en vertu de ses prérogatives de puissance publique ; si cette aide va jusqu’à faire de lui un « dirigeant de fait » de l’entreprise, c’est selon les règles du droit public que le juge administratif examinera la régularité et les conséquences de son action5. On voit la différence avec le cas, évoqué plus haut, de la personne publique prise en tant que dirigeant de droit d’une entreprise.

L’autre exemple est plus troublant sans doute, mais pas moins cohérent avec le rôle central de la puissance publique pour répartir le droit économique entre le droit privé et le droit public : l’Association française de normalisation (AFNOR) est, comme son nom l’indique, une personne privée chargée par l’État de la normalisation des produits, qui remplit une mission de service public. Lorsqu’elle adopte une norme homologuée et rendue obligatoire par le ministre, elle agit en vertu des prérogatives de puissance publique qu’elle a reçues, et donc selon les règles du droit public. En revanche, lorsqu’elle adoptait, spontanément, une norme simplement enregistrée par elle, elle ne mettait pas en œuvre ces prérogatives et agissait en dehors du service public : dès lors la norme relevait du droit privé et les litiges qu’elle suscitait devaient être tranchés par le juge judiciaire. C’est ce qu’a jugé le Conseil d’État dans un arrêt société Textron du 17 février 1992.

2. – HÉSITATIONS ET CONTRADICTIONS

Si le principe qui vient d’être présenté est incontestable, sa mise en œuvre ne va pas sans quelques difficultés ou exceptions. Elles montrent combien le partage du droit économique entre le droit privé et le droit public peut susciter de trouble dans le droit français actuel.

Hésitations : la jurisprudence éprouve beaucoup de mal à appliquer la distinction opérateur/régulateur en présence des actes d’organisation des services publics et d’utilisation du domaine public. Lorsqu’elle choisit un opérateur, la personne publique exerce-t-elle une activité de régulation en mettant en œuvre la

5 TC 23 janv. 1989, Préfet de la Loire.

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puissance publique ou une activité de prestation destinée à la meilleure exploitation économique d’une de ses activités ou d’un de ses biens ? Agit-elle comme un administration ou comme un entreprise ? Il faut bien avouer qu’aucune réponse claire ne s’est encore imposée et qu’il est très difficile de trancher.

Parmi d’autres, un arrêt du Tribunal des conflits en date du 18 octobre 1999, Préfet de la région Ile de France, a suscité des commentaires très vifs : les décisions d’Aéroport de Paris (lequel est un établissement public, donc une personne publique) de regrouper à Orly-Ouest les activités d’Air France et de refuser à TAT European Airlines d’y ouvrir de nouvelles lignes, « se rattachent à la gestion du domaine public et constituent l’usage de prérogatives de puissance publique » : c’est donc au juge administratif, appliquant le droit public, d’en connaître. Le Tribunal des conflits a manifestement vu Aéroport de Paris comme exerçant une activité de régulation ; mais, dans la même affaire, le Conseil de la concurrence avait auparavant prononcé des sanctions pour entente illicite contre Aéroport de Paris et contre Air France, les considérant donc comme des opérateurs !

Contradictions : en 1987, le législateur a transféré le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence à la Cour d’appel de Paris (et, par la même, à la Cour de cassation en dernier ressort), c’est à dire à la juridiction judiciaire. Le Conseil constitutionnel a admis cette exception au principe sus-évoqué en considérant qu’elle répondait à l’intérêt d’une bonne administration de la justice : unifier le contentieux de la concurrence (déloyale ou illicite).

D’autres lois, par la suite, ont fait de même avec une partie des décision individuelles de la Commission des opérations de bourse, de l’Autorité de régulation des télécommunications, de la Commission de régulation de l’électricité, du Conseil supérieur de l’audiovisuel. Le nombre des décisions concernées n’est pas considérable, mais ces transferts, spectaculaires, ont une grande importance symbolique, d’autant plus qu’ils portent tous sur le droit économique : en cette matière, ils déplacent la frontière du dualisme juridictionnel

– et donc du dualisme juridique – au profit du juge judiciaire – et donc du droit privé.

Nos amis anglais doivent savoir que la grande majorité des juristes français approuve ces transferts. En les critiquant, je ne représente donc qu’une opinion minoritaire. Outre qu’ils sont complexes et délicats à appliquer (comme en témoigne le nombre de cas où il a fallu saisir le Tribunal des conflits pour y voir clair !), ils me semblent profondément illogiques. Ils contredisent en effet la grande distinction régulateur/opérateur autour de laquelle tente de s’ordonner le dualisme en matière économique. Les décisions des autorités de régulation dont le contentieux a été transféré à la Cour d’appel de Paris, sont en effet des décisions de régulation, unilatérales, et prises au nom de l’État en vertu de ses prérogatives de puissance publique. Elles auraient dues, à mon avis, rester dans l’orbite du droit et du juge administratifs.

La distinction du droit public et du droit privé dans le droit économique

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II. – LE DROIT ÉCONOMIQUE TRANSCENDE

LE DUALISME JURIDIQUE

Matière commune aux deux droits, le droit économique impose dans une certaine mesure ses orientations au droit privé et au droit public et dépasse ainsi le dualisme. L’un et l’autre se l’approprient, chacun avec son génie propre. Ce phénomène tient à la nouvelle architecture qui apparaît dans les sources du droit français. Il autorise l’hypothèse de règles de droit commun, qui seraient les mêmes dans les deux droits.

A. – LA NOUVELLE ARCHITECTURE DES SOURCES

DU DROIT FRANÇAIS

Le changement de structure qui affecte ses sources, concerne tout le droit français. Mais il est exacerbé en droit économique par le jeu du droit de la concurrence.

1. – UNE ÉVOLUTION GÉNÉRALE

Comme dans bien d’autres pays européens sans doute, les sources du droit français s’enrichissent depuis une trentaine d’années d’une manière qui amoindrit la substance du dualisme juridique.

Celui-ci s’est historiquement affirmé avec un appareil de sources nationales assez rudimentaire : lois, actes réglementaires, jurisprudence. En pratique, il n’était pas difficile de discerner des lois et des règlements « de droit privé » (destinés à régir les rapports entre personnes privées) et d’autres « de droit public » (en ce sans qu’ils concernaient les relations entre personnes publiques ou entre celles-ci et les personnes privées).

Ce n’est plus aussi simple aujourd’hui. De nouvelles sources sont devenues effectives. Elles ont trois caractéristiques : d’une part, elles irriguent le droit français de normes supérieures à la loi qui s’imposent au législateur et à l’Administration, comme aux deux ordres de juridiction ; d’autre part, elles sont indifférentes au dualisme juridique ; enfin leur respect est assuré par des juridictions, constitutionnelle, européennes, internationales qui échappent à notre dualisme juridictionnel, et même le dominent.

Je songe bien sûr au droit constitutionnel, c’est à dire, non seulement au texte de la constitution, mais à toutes les règles substantielles que le Conseil constitutionnel a rangées dans la « sphère de constitutionnalité » ; nombre d’entre elles sont des principes fondamentaux du droit économique. Je songe encore – voire surtout dans notre matière – au proliférant droit communautaire, et aussi à la Convention européenne des droits de l’homme.

Et l’on pourrait ajouter, en matière économique, les règles et procédures de l’Organisation mondiale du commerce, ou, en dehors d’elle, l’émergence du droit pénal international.

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2. – UNE ÉVOLUTION ACCENTUÉE PAR LE DROIT DE LA CONCURRENCE

Cette évolution générale du droit français est d’autant plus sensible en droit économique que le droit de la concurrence la met particulièrement en lumière.

Il n’est pas excessif d’affirmer que, lors de l’édiction de l’ordonnance de 1986, l’ensemble des juristes français y a vu, au moins implicitement, du droit privé : droit des entreprises, le droit de la concurrence paraissait d’autant plus relever de ce droit que le transfert de 1987 en remettait le contentieux au juge judiciaire, comme on l’a vu. Il ne fait pas de doute que le parlement et le gouvernement de l’époque (orientés à Droite, sous la « première cohabitation »), soucieux de marquer une rupture politique libérale, méfiants, sinon hostiles, envers le service public et l’État lui-même, ne jurant que par l’entreprise privée, ont entendu soustraire le droit de la concurrence au droit public. Et, pendant dix ans, le Conseil d’État lui-même, a refusé de ranger l’ordonnance de 1986 dans sa panoplie.

Il a brusquement changé de cap depuis quelques années. Désormais, il contrôle l’action de l’Administration au regard du droit, tant communautaire que national, de la concurrence. Il faut y insister : ce n’est pas l’action de l’Administration comme opérateur qui est, ici, concernée (on a vu dans la première partie qu’elle a largement échappé au juge administratif), mais bien son action de régulation.

Dans un arrêt très remarqué du 3 novembre 1997, Société Million et Marais, il s’est assuré que le contrat par lequel une commune confiait le service des pompes funèbres à une entreprise privée (et à elle seule) ne plaçait pas cette dernière en situation d’abuser de la position dominante qu’il lui conférait. De manière plus significative encore (car il s’agit de police et non plus de service public, de mesure unilatérale et non plus de contrat), il vient de dire6 : « Dès lors que l’exercice de pouvoirs de police administrative est susceptible d’affecter des activités de production, de distribution ou de services, la circonstance que les mesures de police ont pour objectif la protection de l’ordre public ou, dans certains cas, la sauvegarde des intérêts spécifiques que l’administration a pour mission de protéger ou de garantir n’exonère pas l’autorité investie de ces pouvoirs de police de l’obligation de prendre en compte également la liberté du commerce et de l’industrie et les règles de concurrence. Il appartient au juge de l’excès de pouvoir d’apprécier la légalité des mesures de police administrative en recherchant si elles ont été prises compte tenu de l’ensemble de ces objectifs et de ces règles et si elles en ont fait, en les combinant, une exacte application ». La mesure de police en cause dans cette affaire était une réglementation municipale de l’affichage publicitaire.

L’évolution n’est pas achevée. Il est trop tôt pour en mesurer exactement la portée pratique Mais une évidence s’impose : il existe un contentieux administratif de la concurrence, à côté de son contentieux judiciaire. Passant du dualisme juridictionnel au dualisme juridique, on peut légitimement affirmer qu’il y a un droit public de la concurrence à côté du droit privé de la concurrence, ou, plus justement, que le droit de la concurrence n’est ni public, ni

6 CE avis du 22 nov. 2000, Société L & P Publicité.