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Учебный год 22-23 / The Public Law-Private Law Divide

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La distinction entre droit public et droit privé : un dualisme qui résiste aux critiques 37

simplement se mettre au niveau du droit privé ; ils ne revendiquent pas une primauté de leur discipline par rapport au droit privé, mais l’égalité. Il convient donc de mettre en relation cet article programmatique avec la Préface que le même Larnaude a consacré à la traduction de l’ouvrage de Paul Laband sur Le droit public de l’Empire allemand (1900). Il y commente les positions méthodologiques de l’auteur allemand, son apologie de la dogmatique juridique. Toutefois, il pointe un désaccord sur la portée des emprunts que le droit public doit faire au droit civil car il défend une thèse encore plus « autonomiste » que son collègue allemand, invoquant à titre d’autorité le grand Montesquieu :

« (...) On ne doit jamais oublier le mot profond de Montesquieu (EdL, XXVI, chap. 16) : ‘Il est ridicule de prétendre décider des droits des royaumes, des nations et de l’univers, par les même maximes sur lesquelles on décide entre particuliers d’un droit pour une gouttière, pour me servir de l’expression de Cicéron’ ». Et il ajoute : « Sans doute, le droit privé renferme de nombreux principes qui ne sont pas tant des principes de droit privé que des principes généraux de droit ; mais c’est avec la plus grande circonspection qu’il faut transporter ici ses principes, même en les dépouillant ‘de ce qui les rattache spécifiquement au droit privé’. Les théories juridiques du droit privé visent des rapports dont la substance est d’une autre nature, dans la plupart des circonstances, que celles des rapports de droit public. Et l’on court de graves dangers si l’on veut aveuglément raisonner dans les uns comme dans les autres. Il y a eu une époque où le droit public s’est ainsi trouvé tout imprégné de droit privé, c’est le moyen-age. Croit-on que l’on ferait faire un grand progrès au droit public en le ramenant à cette conception ? Personne ne le croira. (...).

Pour dire toute ma pensée, je crois qu’il est possible d’introduire dans le droit public la dogmatique juridique sans copier servilement le droit privé.

Le droit public a lui aussi ses principes, ses théories juridiques, toute la difficulté consiste à les dégager ou les construire. Mais je ne crois pas qu’il soit impossible de trouver sur des questions qui semblent analogues à celles du droit privé des règles spécifiquement propres au droit public, et très différentes de celles par lesquelles se trouvent dominées ces questions dans le droit privé. C’est des entrailles du droit public qu’il faut faire surgir les grandes théories qui expliquent les décisions du droit constitutionnel ou du droit administratif, sans vouloir de force les expliquer par des considérations de dogmatique juridique privée. »70

C’est le même Larnaude qui invite les profanes à lire les chapitres de Montesquieu pour comprendre la différence d’esprit des lois. Son texte qui est un plaidoyer vigoureux en faveur d’un droit public spécifique par son objet et par ses méthodes, représente l’opinion de la plupart des publicistes de son époque.

*

70 Préface Laband, p. VI-VII.

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The French Vision/Approches françaises

 

Si l’on veut finalement expliquer en dernier ressort cette distinction entre le

droit public et le droit privé, il faut toujours en revenir à ce point nodal qu’est l’association entre l’État et la souveraineté. On l’a déjà vu la place centrale qu’il occupe dans la formule d’Esmein définissant le droit public (qui « repose sur la notion de souveraineté et sur celle de l’État ») Un historien autrichien comme Otto Brunner a expliqué qu’historiquement, la souveraineté est la condition d’apparition de la distinction du droit public et du droit privé71. Il n’est pas surprenant que les juristes qui rejettent la théorie de la souveraineté – Kelsen en tête – nient la distinction du droit public et du droit privé. De ce point de vue, Léon Duguit est, une fois encore, représentatif. Il observe : « Il n’est pas douteux que si l’on admet la notion de souveraineté et celle de personnalité souveraine de l’État, cette distinction du droit public et du droit privé est fondamentale »72. Puisqu’il rejette avec la plus farouche énergie la théorie de la souveraineté, il refuse d’admettre le caractère fondamental de cette distinction.

En revanche, chez un juriste comme Fernand Larnaude, qui nous semble très représentatif de la doctrine publiciste française, la défense de l’autonomie du droit public est fondée sur la conviction d’une certaine altérité de l’État par rapport aux particuliers, et donc d’une reconnaissance de la souveraineté de cet État. S’il faut admettre en matière de responsabilité une théorie du risque étatique (responsabilité sans faute), analogue à celle du risque professionnel, c’est en raison du caractère incommensurable de l’État par rapport aux individus. Il exprime cela de manière particulièrement imagée : « Comment pourrait-on comparer l’État, ce géant, ce Fafner, qui fait trembler le sol quand il marche, cet être colossal et qui grandit toujours, à nous !... à ce pygmée qu’est l’individu ! Comment pourrait-on traiter comme rapports entre individus les rapports qui s’établissent entre nous et Lui ? A chaque pas qu’il fait, l’État peut écraser quelqu’un sans commettre aucune faute. Faut-il que cet écrasement reste sans conséquences ? Oui, si on appliquait l’article 1382. Le bon sens de nos juges administratifs, l’humanité de nos législateurs nous ont préservé de cette extrémité inhumaine (...) Car si l’État est un géant, dont il est quelquefois dangereux d’être le voisin, c’est aussi un bon géant, qu’il serait injuste et dangereux de traiter comme un ennemi ou même comme un égal »73.

L’État, « bon géant » ! On imagine mal cette expression dans la bouche d’un juriste anglais. Mais dans la bouche d’un juriste français, elle exprime parfaitement cette conviction qui anime les publicistes français selon laquelle le droit public – justement – peut à la fois donner à cet État les moyens de l’action, mais aussi le « ligoter » en l’enserrant dans des règles de droit.

71O. Brunner, Land und Herrschaft, 5e éd., Vienne, 1965, p. 124.

72L. Duguit, op. cit., p. 681.

73F. Larnaude, Les méthodes juridiques, op. cit., pp. 41-42.

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DROIT PUBLIC ET DROIT PRIVÉ : L’ÉVOLUTION DU DROIT PROCESSUEL

Philippe Théry

« Dieu dit : que les eaux qui sont sous le ciel s’amassent en une seule masse et qu’apparaisse le continent et il en fut ainsi… ». Comme Dieu, en créant le monde, a séparé la terre et les eaux, le Roi d’abord – l’oint de Dieu sur la terre – la loi ensuite, quasi-divine dans notre mythologie juridique, ont séparé les juridictions administratives et les juridictions judiciaires. Séparation commencée avec l’Édit de Saint Germain de 16411, maintenue par la loi des 16-24 août 17902. La genèse du système français se caractérise par une dualité du droit applicable, des juridictions et, par conséquent, des procédures. La Révolution, comme l’a souligné Tocqueville, chausse les bottes de l’Ancien Régime. Ce n’est même que par une facilité de langage que l’on parle de la séparation des juridictions. En ces temps, l’administration se juge elle-même et le Conseil d’État n’est pas formellement juge : « il se bornait à proposer la décision au chef de l’État »3. Cette « justice retenue », par où l’Ancien Régime survit à la Révolution, ne cesse qu’avec la loi du 24 mai 1872. Désormais, une justice administrative existe à côté d’une justice judiciaire.

1 « Faisons très expresses inhibitions et défenses à notre cour de parlement de Paris et à toutes nos autres cours de prendre à l’avenir connaissance d’aucunes affaires concernant l’État, administration et gouvernement d’icelui que nous réservons à notre personne seule, si ce n’est que nous leur en donnions le pouvoir et commandement spécial par nos lettres patentes, nous réservant de prendre sur les affaires les avis de notre cour et parlement, lorsque nous le jugerons à propos pour le bien de notre service.

Déclarons, dès à présent, toutes délibérations et arrêts qui pourront être faits à l’avenir, contre l’ordonnance de la présente délibération, nulle et de nul effet, comme faites par des personnes qui n’ont aucun pouvoir de nous de s’entremettre du gouvernement de notre royaume.

Voulons qu’il soit procédé contre ceux qui se trouveront à pareilles délibérations comme désobéissant à nos commandements et entreprenant sur notre autorité… ».

2 « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives ; les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs à raison de leur fonction ».

3 Laubadère, Vénézia et Gaudemet, Traité de droit administratif, t. 1, n° 432-2.

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The French Vision/Approches françaises

L’opposition de ces deux justices est presque caricaturale :

Dans l’esprit :

- dans le contentieux judiciaire, seuls des intérêts privés sont en cause. Le procès est « la chose des parties » et l’idée est à ce point ancrée dans les mentalités qu’elle dissimule – aujourd’hui encore – le fait que le juge civil disposait de pouvoirs importants dans l’administration de la preuve dès 1806. L’air du temps voulait sans doute qu’il ne les utilisât pas.

- dans le contentieux administratif, le Conseil d’État était trop occupé à construire le droit administratif pour se préoccuper vraiment des parties. Ce propos est celui d’un spécialiste du droit public, R. Drago : « La justice administrative est très particulière. Elle est très imprégnée d’un sentiment de sa propre vérité, de telle manière que le requérant, les éléments extérieurs, sont des sortes d’occasions de trancher des problèmes de droit »4. Ce « sentiment de sa propre vérité » prend parfois des formes déroutantes. Soucieux d’affirmer l’autonomie conceptuelle du droit administratif, le Conseil d’État refuse d’appliquer le droit privé en tant que tel mais se réfère aux « principes dont s’inspire l’article tant et tant… », formule qui pourrait laisser croire que le droit français, contrairement à une idée fermement ancrée, n’est pas du droit écrit5.

Dans la conception générale du procès : Le procès civil met aux prises deux particuliers, c’est-à-dire, dans la conception assez abstraite que se faisait le droit privé du XIXe, deux personnes placées dans une situation d’égalité. En revanche, dans le procès administratif, l’administration est toujours défenderesse. A travers un certain nombre de règles techniques (privilège du préalable, privilège de l’exécution d’office) se manifeste la vraie nature de l’organisation politique française : État administratif plus qu’État de droit. L’administration existe, comme intemporelle, et le requérant, personne privée, se trouve dans la position inconfortable du flot qui vient battre le rocher. Il faut de la patience pour que la falaise s’effrite sous le ressac et, à vue d’homme, le phénomène n’est guère perceptible.

Le juge administratif a reçu de l’administrateur juge une position éminente. Le Conseil d’État n’est pas seulement une juridiction et ses fonctions proprement administratives le mettent au sommet des institutions6. Le juge administratif a dans le procès un rôle actif qui contraste avec l’idée que le juge civil n’est qu’un arbitre, plutôt d’ailleurs un arbitre de tennis, placé sur une chaise hors du terrain qu’un arbitre de football. La procédure administrative est décrite comme inquisitoire pour souligner le rôle actif du juge, alors que la procédure civile est dite accusatoire. Pour tempérer ce que le propos peut avoir d’excessif, il faut signaler que ces pouvoirs sont exercés par le juge administratif avec toujours plus d’indépendance pour contrebalancer l’inégalité des plaideurs : à situation inégale, traitement inégal.

4La parole et l’écrit en droit judiciaire, XIVe colloque des Instituts d’études judiciaires, p. 151.

5Surtout si l’on se rappelle que pendant une grande partie du XIXe siècle, l’idée était admise que tout

le droit était dans le Code civil.

6 Le Conseil d’État est l’héritier du Conseil du Roi.

Droit public et droit privé : l’évolution du droit processuel

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Dans le recrutement : Les conseillers d’État sortent de l’École nationale d’administration ; les juges judiciaires de l’École nationale de la magistrature. On a voulu, lors de sa création, faire de l’ENM une école aussi prestigieuse que l’ENA. L’idée était mauvaise, car le fonctionnement de la justice civile est trop différent de celui de la justice administrative. En outre, personne n’y a cru…

Dans les règles procédurales applicables : la tendance à l’autonomie, déjà signalée, se manifeste aussi dans ce domaine. Les dispositions du code de procédure civile ne sont pas, en elles-mêmes, applicables7. De plus, depuis 1958, la procédure a été soustraite au législateur pour être confiée au pouvoir réglementaire. On assiste alors à ce singulier paradoxe que la conformité des règles de procédure aux principes généraux est contrôlée par le Conseil d’État. Il a pu ainsi décider que la publicité des débats devant les juridictions judiciaires était un principe général du droit8 et censurer les atteintes qu’y avait portées le pouvoir réglementaire alors même que la règle de publicité était loin d’être d’application générale devant les juridictions administratives : « what is sauce for the english goose is not sauce for the foreign gander… »9.

Dans l’exécution des jugements : les règles d’exécution des jugements témoignent de cet « État administratif » que j’ai évoqué. On peut, certes, condamner l’administration mais l’exécution des jugements, si elle n’est volontaire, a toujours été problématique et très largement dépendante sinon de la seule personne condamnée, de la bonne volonté de l’administration en général. Le juge administratif s’interdit toute injonction à l’administration alors que le juge civil admet largement l’exécution en nature.

*

Tel est le constat, du moins celui que l’on pouvait faire, il y a, mettons, 25 ans. Deux justices coexistent, l’une côté cour, l’autre côté jardin, qui fonctionnent à leur rythme en fonction de leurs convictions profondes10. Ces oppositions permettent de mesurer quel a pu être le rapprochement des deux ordres de juridictions.

Dans ce rapprochement, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme joue un rôle important. La notion de procès équitable transcende évidemment notre dualité interne et les principes substantiels qui en découlent s’appliquent indifféremment au juge administratif et au juge civil. Mais, parce que ces principes sont communs à tous, que la condamnation d’un État sonne comme un avertissement pour les autres, on peut ne pas en parler ici.

7CE 23 mai 1947, Saudemont, Rec. 214.

8Arrêt Dame David, 4 oct. 1974, D. 1975, p. 369, note J.-M. Auby, qui regrette que des règles qui

relèvent matériellement du droit privé soient soumises au Conseil, ce qui n’est pas sans rapport avec notre sujet.

9« La sauce pour l’oie anglaise ne convient pas au jars étranger » (Foster, “Some defects in the english rules of conflict of laws”, British yearbook of international law, 1935, vol. XVI, p. 96).

10Pour n’en citer qu’un exemple, on peut prendre celui de la primauté du droit communautaire, reconnue dès 1975 par la Cour de cassation dans l’arrêt Jacques Vabre alors que la juridiction

administrative attendra 1989 (arrêt Nicolo).

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The French Vision/Approches françaises

Le propos se limitera au droit interne. Il atteste suffisamment du rapprochement qui s’est opéré entre les deux ordres de juridictions par des emprunts réciproques et successifs. Il subsiste certes d’importantes différences et il n’est pas certain que des règles identiques ou voisines recouvrent toujours la même réalité. Mais ce rapprochement existe. Il s’est produit un courant d’échanges dû au fait que toutes les juridictions sont confrontées aux mêmes difficultés, au premier rang desquelles un encombrement chronique. Cet accroissement du nombre de procès, ce « spectre de la société contentieuse » que les États-Unis exporteraient insidieusement chez nous aura certainement été un puissant facteur de réforme. Sans entrer dans tous les détails, ce rapprochement apparaît dans trois domaines : l’organisation judiciaire, la procédure et l’exécution des décisions.

L’organisation judiciaire.

Les juridictions administratives constituent aujourd’hui un ordre de juridictions très semblable à l’ordre judiciaire : juridictions du premier degré (tribunaux administratifs), du second degré (cours administratives d’appel) et, au sommet, le Conseil d’État. Ce dernier conserve, il est vrai, cette irréductible spécificité d’être tout à la fois un juge du premier degré, un juge d’appel et un juge de cassation. Dans une large mesure, cette situation tient au fait que certains procès ont une portée nationale. Elle attire toutefois l’attention sur la manière originale dont l’ordre juridictionnel administratif s’est constitué : depuis 1953, l’organisation administrative s’est constituée par ce qu’il faut bien qualifier de démembrements successifs des attributions du Conseil d’État. En 1953, les tribunaux administratifs deviennent juridictions de droit commun, non sans que le Conseil retienne en premier ressort d’importantes compétences. Il est toujours juge du premier degré, juge d’appel et juge de cassation. En 1987, la loi institue les cours administratives d’appel qui connaissent des appels formés contre les décisions des tribunaux administratifs, portés jusque-là devant le Conseil. Ainsi que le souligne Roland Drago, « le Conseil est et sera essentiellement un juge de cassation »11.

Cette reconstruction de l’ordre administratif a d’ailleurs rendu nécessaire l’organisation d’un régime d’avancement et de discipline qui, s’il diffère à certains égards de celui que connaissent les juridictions judiciaires, n’en a pas moins des points communs, notamment l’existence d’un Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel qui n’est pas sans évoquer le Conseil supérieur de la magistrature.

La nécessité12 a, dans une large mesure, redessiné le paysage juridictionnel. Désormais, on retrouve, dans les deux ordres de juridictions, cette structure à deux degrés, couronnée par une juridiction unique chargée d’assurer cette uniformité dans l’application du droit qui est une forme de l’égalité des justiciables. Faut-il s’étonner que les deux juridictions, Conseil d’État et Cour de cassation, confrontées à des difficultés analogues, soient dotées de pouvoirs assez voisins ? La loi du 31 décembre 1987, pour permettre au Conseil de remplir

11R Drago, Un nouveau juge administratif », Écrits en hommage à Jean Foyer, p. 451.

12Malgré la réforme de 1953, le Conseil d’État est demeuré très encombré (v. J. Waline, Mélanges en l’honneur de J.-M. Auby).

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plus efficacement sa mission, a institué une procédure de demande d’avis qui permet aux tribunaux et aux cours de l’interroger sur « une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges ». Ainsi, même délesté d’une part de ses attributions, le Conseil voit sa primauté affirmée puisqu’il lui revient de « tuer dans l’œuf » des contestations vaines ou dilatoires. Quelques années plus tard, cette procédure de demande d’avis a été introduite devant la Cour de cassation (loi du 15 mai 1991). Certainement pour les raisons que l’on a dites, mais aussi, me semble-t-il, pour lui donner des armes supplémentaires dans son office d’interprétation des lois. En France, l’administration active interprète le droit à travers circulaires et instructions. Cette interprétation administrative, que la Cour de cassation a toujours tenue pour dépourvue de valeur juridique, a cependant une manière d’autorité de fait. Contemporaine de l’entrée en vigueur des textes nouveaux, elle s’impose aux fonctionnaires et, par sa seule existence, exerce une influence non négligeable sur la pratique et même sur les tribunaux. La procédure d’avis permet, dans une certaine mesure, à la Cour de cassation de se ressaisir de l’interprétation.

Dernière preuve, s’il en était besoin, de l’identité des problèmes rencontrés par ces deux juridictions suprêmes : elles ont à faire face à un véritable déferlement de recours sans disposer des moyens de les contenir. Pour y remédier, on peut songer à accroître le personnel des juridictions13. Le remède n’est pas sans inconvénient. Plus nombreux sont les magistrats, plus grands les risques de décisions contradictoires, ce qui serait un effet singulièrement pervers pour des juridictions chargées de l’unification du droit. En 1987, le Conseil d’État a été doté d’une formation chargée de filtrer les recours, en rejetant rapidement les pourvois irrecevables ou fondé sur des moyens dépourvus de sérieux. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la Cour de cassation a souhaité qu’une telle procédure lui soit étendue. Après quelques tentatives avortées pour des raisons que l’on peine à comprendre, la loi du 25 juin 2001 lui a donné satisfaction.

La procédure.

Que les procédures civile et administrative se soient rapprochées n’est sans doute pas tellement étonnant. La justice est un service public. Elle est en butte aux mêmes difficultés matérielles au premier rang desquelles, nous l’avons dit, il faut placer l’accroissement considérable du contentieux.

L’idée que la justice est un service public explique les emprunts que la procédure civile a fait à la procédure administrative pour la conduite du procès et, spécialement, l’instruction des affaires. Alors que le juge administratif était, depuis toujours, un juge actif, le juge civil, parce qu’un procès sur des droits privés était considéré comme la chose des parties, se trouvait fort démuni face aux avocats. Aussi, lorsque par touches successives, les pouvoirs du juge furent renforcés pour assurer une meilleure maîtrise du déroulement de l’instance, on évoqua l’ombre portée de la procédure administrative14. Le jeu d’influence était subtil. Il est décrit par Motulsky à propos d’une institution que la procédure

13O. Gohin, Contentieux administratif.

14Solus et Perrot, Procédure de première instance, t. 3, n° 348.

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administrative devait emprunter à la procédure civile : l’ordonnance de clôture de l’instruction, à partir de laquelle les parties ne peuvent plus déposer de pièces ou de conclusions : « L’ordonnance de clôture trouve son origine dans les textes élaborés pour la procédure civile en Tunisie et au Maroc. L’organisation de l’instance s’était réalisée, dans les deux pays, sous une forte influence de la procédure administrative française, caractérisée, depuis la loi du 22 juillet 1889 sur les conseils de préfecture, par la large initiative laissée au juge ; et les doléances relatives à la procédure civile en France ne manquaient pas de s’accompagner d’un rappel des avantages inhérents à l’accroissement des pouvoirs du juge tel qu’il résultait des dispositions en cause. (…) Par un curieux retour des choses, les innovations de la réforme du 13 octobre 1965 apparaissent, aux yeux de certains magistrats administratifs, comme susceptibles d’être transposés dans leur domaine »15. La création de la procédure de mise en état devant le tribunal de grande instance et devant la cour d’appel venait rappeler clairement que si le procès demeurait la chose des parties, elles n’étaient cependant pas maîtresses de son déroulement.

Cependant, si cette réforme favorisait une meilleure gestion du procès, elle n’était pas de nature à endiguer le flot montant des demandes. Aussi assiste-t-on depuis quelques années à une évolution parallèle des deux procédures pour s’adapter à une justice de masse, face à des justiciables qui, légitimement, attendent une décision rapide.

Dans cet ordre d’idées, le développement, voire l’hypertrophie de la procédure de référé est symptomatique. Non seulement le référé, création de la pratique judiciaire, s’est installé dans la procédure administrative, mais il s’y est aussi diversifié de la même manière, chaque référé devenant une sorte de procédure autonome, soumise à ses propres conditions. Alors qu’à sa création, le référé n’était qu’une procédure d’urgence débouchant sur une décision, certes efficace, mais dotée d’une autorité diminuée, il tend à devenir l’éclaireur avancé des procès en même temps qu’une procédure simplifiée permettant d’évacuer rapidement des affaires dont la solution est évidente. Bien souvent, la décision de référé, rapidement obtenue, mettra fin définitivement au litige.

Il est d’ailleurs possible que cette extension du référé dans les deux ordres juridictionnels finisse par créer des conflits entre eux. Une loi du 30 juin 2000, entièrement consacrée au référé administratif, a créé un référé-liberté, destiné à permettre la sauvegarde des libertés fondamentales méconnues par une personne morale publique. Or, les juridictions judiciaires sont traditionnellement gardiennes des libertés individuelles ; elles ont vocation à intervenir toutes les fois que l’on se trouve en présence d’une voie de fait, c’est-à-dire d’un acte manifestement insusceptible de se rattacher à une prérogative de l’administration. La frontière risque d’être délicate à tracer, comme le montre une récente ordonnance du Conseil d’État16, d’autant que certains commentateurs soulignent que ce nouveau

15Écrits. Études et notes de procédure civile, p. 150, n° 34. Cette ordonnance de clôture a ensuite été introduite devant les tribunaux administratifs

16CE 24 fév. 2001, D. 2001, p. 1748, note Ghévontian. La demande avait été formée par un candidat

à la mairie de Paris qui se plaignait qu’une chaîne privée de télévision ait organisé un débat dont il était exclu alors qu’il était maire sortant. La compétence du Conseil d’État semble un peu artificielle

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référé permettra de mettre fin « aux dévoiements de la pratique judiciaire » qui admettait trop facilement l’existence d’une voie de fait17. Quoi qu’il en soit, le référé constitue aujourd’hui la procédure juridictionnelle de référence pour soulager les juridictions. Mais, on assiste aussi au développement des modes alternatifs de règlement des conflits, censés détourner les litiges en amont. Il n’est pas certain que les rapports de droit public, assez empreints d’ordre public s’y prêtent aisément. Mais le phénomène est, en soi, notable s’il ne se réduit pas seulement à une mode.

D’autres rapprochements peuvent être évoqués, certains mineurs, d’autres plus importants. Un décret de 1976 a étendu aux juridictions administratives les dispositions de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile qui permettent au juge de laisser à la charge de la partie perdante tout ou partie des frais supportés par son adversaire. Le juge unique, de plus en plus fréquent devant les juridictions judiciaires18 en raison du manque de juges, apparaît devant les juridictions administratives en dépit d’une tradition bien établie de collégialité19. Pour terminer, il faut évoquer la question des voies de recours. Traditionnellement, l’appel20 suspendait l’exécution dans la procédure civile, alors qu’il était dépourvu d’effet suspensif dans le contentieux administratif21. Ces principes demeurent, mais les exceptions qui, de part et d’autre, leur sont apportées contribuent sinon à uniformiser, tout au moins à rapprocher les deux contentieux. En droit judiciaire privé, le développement de l’exécution provisoire, qui permet l’exécution de la décision malgré l’appel vide en partie le principe de l’effet suspensif de sa substance. Dans le contentieux administratif, c’est au contraire la possibilité de demander le sursis à l’exécution du jugement qui altère le principe22. Un rapport établi par M. J-M. Coulon a d’ailleurs suggéré l’abandon de l’effet suspensif de l’appel, tempéré par l’introduction du sursis à l’exécution, ce qui eût aligné les solutions dans les deux contentieux23.

L’exécution de la décision.

L’exécution des décisions a été modernisée aussi bien en droit privé qu’en droit public, pour des raisons très différentes. En droit privé, la loi était trop ancienne (1806 pour les textes, mais, au-delà, la substance en remontait, pour une grande partie, à l’ordonnance de Colbert sur la procédure civile qui datait de 1667). En

puisque le requérant lui demandait de faire injonction au Conseil supérieur de l’audiovisuel (personne publique) …de faire injonction à la chaîne privée de respecter l’égalité de traitement.

17R. Vandermeeren, « La réforme des procédures d’urgence devant le juge administratif », Actualité juridique, Droit administratif, 2001, p. 706.

18Avançons ici une proposition sulfureuse : pourquoi ne pas recourir au juge unique en appel plutôt qu’en première instance s’il est vrai, ainsi que le répètent à l’envi les ouvrages de procédure, que le

procès en appel bénéficie de la décantation que constitue le premier degré de juridiction ?

19Loi du 8 févr. 1995.

20On n’évoquera pas ici les autres voies de recours. Soit elles sont dépourvues d’effet suspensif

(pourvoi en cassation), soit la possibilité d’y recourir a été considérablement restreinte dans les textes (l’opposition, par exemple, dotée d’un effet suspensif dans la procédure civile).

21Solution logique puisque l’exécution des actes administratifs n’est pas normalement suspendue par l’introduction d’une demande en justice.

22En même temps d’ailleurs que la possibilité d’un sursis à l’exécution des actes administratifs se développe.

23Réflexions et propositions sur la procédure civile, Rapport au Garde des Sceaux, Doc. fr., 1997.

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droit public, la situation était très différente. Les juridictions administratives étaient trop préoccupées de dire le droit administratif pour s’intéresser à l’exécution de leurs décisions. Qu’une décision contienne un ordre à l’adresse de l’administration active apparaissait en outre comme une immixtion dans son activité. Si le droit privé a toujours admis, au moins lorsqu’elle était praticable, l’exécution forcée contre la partie perdante, l’exécution forcée contre l’administration a été longtemps exclue. Non pas seulement l’exécution dans les formes du droit privé, incompatible avec le statut des biens des personnes morales publiques, mais l’exécution forcée dans son principe même.

L’évolution montre un décalage très marqué entre les deux ordres de juridictions. Les juges civils ont inventé de nouvelles techniques pour assurer l’exécution des obligations, notamment des obligations de faire. La jurisprudence a créé, sans aucun soutien textuel, l’astreinte dont la fortune sera considérable : le débiteur qui ne s’exécute pas doit payer une somme d’argent dont le montant sera à la mesure du retard. Rattachée d’abord aux dommages-intérêts dont elle constitue une forme particulière, l’astreinte en deviendra ensuite indépendante. Elle n’a pas pour objet de réparer le préjudice causé par l’inexécution mais d’assurer le respect de l’ordre du juge, se rapprochant ainsi du contempt of court. Le droit de l’exécution sera réformé en 1991, en partie pour en renforcer l’efficacité.

Pendant ce temps, le droit public tente de concilier la nécessité d’assurer l’exécution des décisions condamnant l’administration avec celle de respecter les prérogatives de l’administration active. On introduit une procédure d’aide à l’exécution devant le Conseil d’État, qui sera progressivement étendue ; le Conseil d’État sanctionne la méconnaissance de la chose jugée en annulant les actes qui ne respectent pas les décisions rendues ; en 1973, le médiateur de la République se voit accorder le droit de rendre des injonctions à l’encontre de l’administration. Nul doute que les liens étroits entre le Conseil d’État et l’administration active permettent souvent de résoudre les difficultés d’exécution. Mais, au bout du compte, une inexécution persistante ne rencontre guère que des sanctions morales : le Médiateur peut en faire état dans son rapport annuel ; les condamnations à dommages-intérêts stigmatisent le comportement du perdant, mais il n’est pas possible de le faire payer.

La révolution vient avec la loi du 16 juillet 1980. Même timide, elle introduit pour la première fois des procédés de coercition à l’encontre de l’administration : astreintes, utilisées par le Conseil d’État de façon parcimonieuse, et, surtout, l’obligation, passé un certain délai, de payer la dette ou de l’inscrire au budget sous peine de sanctions financières contre le fonctionnaire à qui incombe cette démarche. La loi du 8 février 1995 a complété la panoplie en généralisant l’usage de l’astreinte et en permettant, dans certains cas, de faire injonction à l’administration d’agir, éventuellement sous la menace d’une astreinte, au lieu de la laisser face à la chose jugée.

Sans doute l’exécution demeure-t-elle profondément différente en droit privé et en droit public. En droit privé, on frappe les biens du débiteur ce qui ne va pas de soi en droit public. Un point mérite pourtant d’être souligné qui traduit une