- •III. - Colonies
- •Simone Weil (1909-1943) Écrits historiques et politiques
- •2. Deuxième partie : Politique
- •1960, 413 Pages
- •I. Guerre et paix
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- •II. Front populaire
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- •III. Colonies
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III. Colonies
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Fragment
(1938-1939 ?)
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Les considérations qui suivent ne se rapporteront qu'à l'intérêt de la France dans le problème colonial et non à sa responsabilité morale. Ce n'est pas que la seconde considération ne soit à mes yeux infiniment plus importante que la première ; je ne vois pas de raison d'établir à cet égard une autre échelle pour les problèmes nationaux que pour les problèmes individuels. Mais nous nous trouvons à un moment où la considération de l'intérêt, un intérêt clair et urgent, conseille à peu près les mêmes mesures que conseillerait la seule considération de la responsabilité morale. Dès lors les arguments tirés de l'intérêt ont beaucoup plus de chances d'être efficaces. Un homme est parfois sensible à la justice, même quand elle exige qu'il aille contre son propre intérêt ; une collectivité, qu'elle soit nation, classe, parti, groupement, n'y est pour ainsi dire jamais sensible hors les cas où elle est elle-même lésée.
Il est certain en tout cas que la France, tant qu'elle s'est sentie en sécurité dans son territoire et dans son Empire, tant qu'elle a occupé en Europe une position dominante, est restée indifférente à ses propres responsabilités morales en matière coloniale. Quelque jugement qu'on porte sur le régime colonial, et quand même on l'estimerait parfait, nul ne peut nier que tout ce qu'il contient de bon ou de mauvais est dû entièrement à ceux qui vivent dans les colonies ou s'en occupent professionnellement. Les Français de France ont été jusqu'ici complètement indifférents aux colonies ; ils sont presque tous complètement ignorants de ce qui s'y passe, ne cherchent guère à s'en informer, ne discutent presque jamais entre eux de ce qu'il serait possible ou désirable de faire à leur égard. Même ceux qui, avant ou depuis 1936, sont sérieusement préoccupés de la justice en matière sociale pensent bien plus souvent et bien plus longtemps à une différence d'un franc dans le salaire d'un métallurgiste de la région parisienne qu'à la vie et à la mort d'Arabes et d'Annamites. Ces gens sont trop loin, dit-on. Non ! ils ne sont pas loin. Des peuples qui se trouvent sous la domination de la France, dont la misère ou le bien-être, la honte ou la dignité, et parfois la vie même dépendent entièrement de la politique française sont aussi proches de nous que les lieux mêmes où s'élabore cette politique.
Au reste, ces territoires lointains se rapprochent ; ils se rapprocheront plus encore par la suite. Ils se rapprochent, par rapport à l'imagination des Français, dans la mesure où ceux-ci sentent que la sécurité de la France s'y trouve menacée. Encore une fois, ce qui menace la sécurité parle tout autrement à l'imagination, surtout collective, que ce qui menace simplement la pureté de la conscience. L'humanité, en politique, consiste non à invoquer sans cesse des principes moraux, ce qui reste généralement vain, mais à s'efforcer de mettre au premier plan tous les mobiles d'ordre plus bas qui sont susceptibles, dans une situation donnée, d'agir dans le sens des principes moraux. Je suis de ceux qui pensent que tous les problèmes coloniaux doivent être posés avant tout dans leur rapport avec les aspirations, les libertés, le bien-être des populations colonisées, et seulement d'une manière secondaire dans leur rapport avec les intérêts de la nation colonisatrice. Mais comme celle-ci détient la force, lorsque par suite des circonstances les deux points de vue amènent à des conclusions semblables, c'est le second qu'il est utile de mettre en lumière. Un telle coïncidence ne peut se produire que par un jeu particulier de circonstances, du moins si on considère l'intérêt prochain d'une nation ; car la considération de l'intérêt lointain reste malheureusement presque aussi vaine que celle de la justice. Cette coïncidence est un bonheur, quand même elle tiendrait à des circonstances malheureuses. Tel est précisément, sauf erreur, le cas de la France en ce moment.
Simone Weil : Écrits historiques et politiques.
Deuxième partie : Politique
